Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 11

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XI. Manière dont l’Europe commerçoit avec l’Inde, avant que les Portugais euſſent doublé le cap de Bonne-Eſpérance.

L’Égypte, que nous regardons comme la mère de toutes les antiquités hiſtoriques, la première ſource de la police, le berceau des ſciences & des arts ; l’Égypte, après avoir reſté durant des ſiècles iſolée du reſte de la terre, que ſa ſageſſe dédaignoit, connut & pratiqua la navigation. Ses habitans négligèrent long-tems la Méditerranée, où, ſans doute, ils n’appercevoient pas de grands avantages, pour tourner leurs voiles vers la mer des Indes, qui étoit le vrai canal des richeſſes.

À l’aſpect d’une région ſituée entre deux mers, dont l’une eſt la porte de l’Orient, & l’autre eſt la porte de l’Occident, Alexandre forma le projet de placer le ſiège de ſon empire en Égypte, & d’en faire le centre du commerce de l’univers. Ce prince, le plus éclairé des conquérans, comprit que s’il y avoit un moyen de cimenter l’union des conquêtes qu’il avoit faites, & de celles qu’il ſe propoſoit, c’étoit dans un pays que la nature ſemble avoir attaché, pour ainſi dire, à la jonction de l’Afrique & de l’Aſie, pour les lier avec l’Europe. La mort prématurée du plus grand capitaine que l’hiſtoire & la fable aient tranſmis à l’admiration des hommes, auroit à jamais enſeveli ces grandes vues, ſi elles n’euſſent été ſuivies en partie par Ptolomée, celui de ſes lieutenans qui, dans le partage de la plus magnifique dépouille que l’on connoiſſe, s’appropria l’Égypte.

Sous le règne de ce nouveau ſouverain & de ſes premiers ſucceſſeurs, le commerce prit des accroiſſemens immenſes. Alexandrie ſervoit au débouché des marchandiſes qui venoient de l’Inde. On mit, ſur la mer Rouge, le port de Bérénice en état de les recevoir. Pour faciliter la communication des deux villes, on creuſa un canal qui partoit d’un des bras du Nil, & qui alloit ſe décharger dans le golfe Arabique. Par le moyen des eaux réunies avec intelligence & d’un grand nombre d’écluſes ingénieuſement conſtruites, on parvint à donner à ce canal cinquante lieues de longueur, vingt-cinq toiſes de large, & la profondeur dont pouvoient avoir beſoin les bâtimens deſtinés à le parcourir. Ce ſuperbe ouvrage, par des raiſons phyſiques qu’il ſeroit trop long de développer, ne produiſit pas les avantages qu’on en attendoit ; & on le vit ſe ruiner inſenſiblement.

On y ſuppléa, autant qu’il étoit poſſible. Le gouvernement fit conſtruire ; dans les déſerts arides & ſans eau qu’il falloit traverſer, des hôtelleries & des citernes où les voyageurs & les caravanes ſe repoſoient avec leurs chameaux.

Un écrivain, qui s’eſt profondément occupé de cet objet, & qui nous ſert de guide, dit, que quelques-uns des nombreux vaiſſeaux que ces liaiſons avoient fait conſtruire, ſe bornoient à traiter dans le golfe avec les Arabes & les Abyſſins. Parmi ceux qui tentoient la grande mer, les uns deſcendoient à droite vers le Midi, le long des côtes orientales de l’Afrique, juſqu’à l’iſle de Madagaſcar ; les autres montoient à gauche vers le ſein Perſique, entroient même dans l’Euphrate, pour négocier avec les habitans de ſes bords, & ſur-tout avec les Grecs, qu’Alexandre y avoit entraînés dans ſes expéditions. D’autres, plus enhardis encore par la cupidité, reconnoiſſoient les bouches de l’Indus, parcouroient la côte de Malabar, & s’arrêtoient à l’iſle de Ceylan, connue des anciens ſous le nom de Taprobane. Enfin, un très-petit nombre franchiſſoient le Coromandel, pour remonter le Gange, juſqu’à Palybotra, la plus célèbre ville de l’Inde par ſes richeſſes. Ainſi l’induſtrie alla pas à pas, de fleuve en fleuve, & d’une côte à l’autre, s’approprier les tréſors de la terre la plus fertile en fruits, en fleurs, en aromates, en pierreries, en alimens de luxe & de volupté.

On n’employoit, à cette navigation, que des bateaux longs & plats, tels à-peu-près qu’on les voyoit flotter ſur le Nil. Avant que la bouſſole eût agrandi les vaiſſeaux, & les eût pouſſés en haute mer à pluſieurs voiles ; ils étoient réduits à raſer les côtes à la rame, à ſuivre terre à terre toutes les ſinuoſités du rivage, à ne prêter que peu de bord & de flanc aux vents, peu de profondeur aux vagues, de peur d’échouer contre les écueils, ou ſur les ſables & les bas-fonds. Auſſi les voyages, dont la traverſée n’égaloit pas le tiers de ceux que nous faiſons en moins de ſix mois, duroient-ils quelquefois cinq ans & plus. On ſuppléoit alors à la petiteſſe des navires, par le nombre, & à la lenteur de leur marche, par la multiplication des eſcadres.

Les Égyptiens portoient aux Indes ce qu’on y a toujours porté depuis, des étoffes de laine, du fer, du plomb, du cuivre, quelques petits ouvrages de verrerie, & de l’argent. En échange, ils recevoient de l’ivoire, de l’ébène, de l’écaille, des toiles blanches & peintes, des ſoieries, des perles, des pierres précieuſes, de la canelle, des aromates, & ſur-tout de l’encens. C’étoit le parfum le plus recherché. Il ſervoit au culte des dieux, aux délices des rois. Son prix étoit ſi cher, que les négocians le falſifioient, ſous prétexte de le perfectionner. Les ouvriers employés à le préparer étoient nuds ; tant l’avarice craint les larcins de la pauvreté. On leur laiſſoit ſeulement autour des reins une ceinture, dont le maître de l’attelier ſcelloit l’ouverture avec ſon cachet.

Toutes les nations maritimes & commerçantes de la Méditerranée, alloient dans les ports de l’Égypte, acheter les productions de l’Inde. Lorſque Carthage & Corinthe eurent ſuccombé ſous les vices de leur opulence ; les Égyptiens ſe virent obligés d’exporter eux-mêmes les richeſſes dont ces villes chargeoient autrefois leurs propres vaiſſeaux.

Dans les progrès de leur marine, ils pouſſèrent leurs voyages juſqu’à Cadix. À peine pouvoient-ils ſuffire aux conſommations des peuples. Eux-mêmes ſe livroient à des profuſions, dont les détails nous paroiſſent romaneſques. Cléopatre, avec qui finit leur empire & leur hiſtoire, étoit auſſi prodigue que voluptueuſe. Mais malgré ces dépenſes incroyables, tel étoit le bénéfice qu’ils retiroient du commerce des Indes, que lorſqu’ils eurent été ſubjugués & dépouillés, les terres, les denrées, les marchandiſes ; tout doubla de prix à Rome. Le vainqueur remplaçant le vaincu dans cette ſource d’opulence, qui devoit l’enfler ſans l’agrandir, gagna cent pour un, ſi l’on s’en rapporte à Pline. À travers l’exagération, qu’il eſt facile de voir dans ce calcul, on doit préſumer quels avoient pu être les profits dans des tems reculés, où les Indiens étoient moins éclairés ſur leurs intérêts.

Tant que les Romains eurent aſſez de vertu pour conſerver la puiſſance que leurs ancêtres avoient acquiſe, l’Égypte contribua beaucoup à ſoutenir la majeſté de l’empire, par les richeſſes des Indes qu’elle y faiſoit couler. Mais, l’embonpoint du luxe eſt une maladie qui annonce la décadence des forces. Ce grand empire tomba par ſa propre peſanteur ; ſemblable aux leviers de bois ou de métal, dont l’extrême longueur fait la foibleſſe. Il ſe rompit, & il en réſulta deux grands débris.

L’Égypte fut annexée à l’empire d’Orient, qui ſe ſoutint plus long-tems que celui d’Occident, parce qu’il fut attaqué plus tard ou moins fortement. Sa poſition & ſes reſſources l’euſſent rendu même inébranlable, ſi les richeſſes pouvoient tenir lieu de courage. Mais on ne ſut oppoſer que des ruſes à un ennemi, qui joignoit l’enthouſiaſme d’une nouvelle religion, à toute la force de ſes mœurs encore barbares. Une ſi foible barrière ne pouvoit pas arrêter un torrent qui devoit s’accroître de ſes ravages. Dès le ſeptième ſiècle, il engloutit pluſieurs provinces, entre autres l’Égypte, qui, après avoir été l’un des premiers empires de l’antiquité, le modèle de toutes les monarchies modernes, étoit deſtinée à languir dans le néant juſqu’à nos jours.

Les Grecs ſe conſolèrent de ce malheur, quand ils virent que les guerres des Sarraſins avoient fait paſſer la plus grande partie du commerce des Indes, d’Alexandrie à Conſtantinople, par deux canaux déjà très-connus.

L’un étoit le Pont-Euxin ou la mer Noire. C’eſt-là qu’on s’embarquoit pour remonter le Phaſe, d’abord ſur de grands bâtimens, enſuite ſur de plus petits juſqu’à Serapana. De-là partoient des voitures qui conduiſoient par terre, en quatre ou cinq jours, les marchands avec leurs marchandiſes au fleuve Cyrus, qui ſe jette dans la mer Caſpienne. À travers cette mer orageuſe, on gagnoit l’embouchure de l’Oxus, qu’on remontoit juſqu’auprès des ſources de l’Indus, d’où l’on revenoit par le même chemin, chargé des tréſors de l’Aſie. Telle étoit une des routes de communication entre ce grand continent, toujours riche de ſa nature, & celui de l’Europe, alors pauvre & ravagé par ſes propres habitans.

L’autre voie étoit moins compliquée. Des bâtimens Indiens, partis de différentes côtes, traverſoient le golfe Perſique, & dépoſoient leur cargaiſon ſur les bords de l’Euphrate, d’où elle étoit portée en un ou deux jours à Palmyre, qui faiſoit paſſer ces marchandiſes aux côtes de Syrie. L’idée d’un pareil entrepôt avoit, ſans doute, donné naiſſance à cette ville, placée dans un de ces très-peu nombreux cantons d’Arabie, où l’on trouve des arbres, de l’eau & des terres ſuſceptibles de culture. Quoique ſituée entre deux grands empires, celui des Romains & celui des Parthes, il lui fut long-tems permis d’être neutre. À la fin, Trajan la ſoumit, mais ſans lui rien faire perdre de ſon opulence. Ce fut même pendant les cent-cinquante ans qu’elle fut colonie Romaine, que s’élevèrent dans ſes murs, ſur le modèle de l’architecture grecque, ces temples, ces portiques, ces palais, dont les ruines, fidèlement décrites, nous ont récemment causé tant de ſurpriſe & d’admiration. Ces proſpérités lui devinrent fatales, ſi elles déterminèrent ſa ſouveraine à vouloir ſortir d’une dépendance qui n’avoit rien de bien onéreux. Aurelien ruina de fond en comble cette cité célèbre. Ce prince, il eſt vrai, permit depuis de la rétablir & de l’habiter au petit nombre de citoyens qui avoient échappé aux calamités de leur patrie : mais il eſt plus aisé de détruire que de réparer. Le ſiège du commerce, des arts, de la grandeur de Zénobie, devint ſucceſſivement un lieu obſcur, une fortereſſe peu importante, & enfin un misérable village composé de trente ou quarante cabanes, conſtruites dans l’enceinte ſpacieuſe d’un édifice public autrefois très-magnifique.

Palmyre détruite, les caravanes, après quelques variations, ſe fixèrent à la route d’Alep, qui, par le port d’Alexandrette, pouſſa le cours & la pente des richeſſes juſqu’à Conſtantinople, devenu enfin le marché général des productions de l’Inde.

Cet avantage ſeul auroit pu ſoutenir l’empire dans le penchant de ſa décadence, & peut-être lui rendre ſon ancienne gloire : mais il l’avoit due à ſes armes, à des vertus, à des mœurs frugales ; & tout ce qui conſerve la proſpérité, lui manquoit. Corrompus par les richeſſes prodigieuſes qu’un commerce excluſif leur aſſuroit preſque ſans efforts & ſans vigilance, les Grecs s’abandonnèrent à cette vie oiſive & molle qu’amène le luxe ; aux frivoles jouiſſances des arts brillans & voluptueux, aux vaines diſcuſſions d’un jargon ſophiſtique ſur les matières de goût, de ſentiment, & même de religion & de politique. Ils ne ſavoient que ſe laiſſer opprimer, & non ſe faire gouverner ; careſſer tour-à-tour la tyrannie par une lâche adulation, ou l’irriter par une molle réſiſtance. Quand les empereurs eurent acheté ce peuple, ils le vendirent à tous les monopoleurs qui voulurent s’enrichir des ruines de l’état. Le gouvernement, toujours plutôt corrompu que les citoyens, laiſſa tomber ſa marine, & ne compta plus, pour ſa défenſe, que ſur les traités qu’il faiſoit avec les étrangers, dont les vaiſſeaux rempliſſoient ſes ports. Les Italiens s’étoient inſenſiblement emparés de la navigation de tranſport, que les Grecs avoient long-tems retenue dans leurs mains. Cette branche d’induſtrie, plus active encore que lucrative, étoit doublement utile à une nation commerçante, dont la principale richeſſe eſt celle qui entretient la vigueur par le travail. L’inaction précipita la perte de Conſtantinople, preſſée, inveſtie de tous cotés par les conquêtes des Turcs. Les Génois furent engloutis dans le précipice que leur perfidie & leur avidité leur avoient creusé. Mahomet II les chaſſa de Caſſa, où, dans les derniers tems, ils avoient attiré la plus grande partie du commerce de l’Aſie.

Les Vénitiens n’avoient pas attendu cette cataſtrophe pour chercher les moyens de ſe rouvrir la route d’Égypte. Ils avoient trouvé plus de facilité qu’ils n’en eſpéroient d’un gouvernement formé depuis les dernières croiſades, & à-peu-près ſemblable à celui d’Alger. Les Mammelus, qui, à l’époque de ces guerres, s’étoient emparés d’un trône dont ils avoient été juſqu’alors l’appui, étoient des eſclaves tirés la plupart de la Circaſſie dès leur enfance, & formés de bonne heure aux combats. Un chef, & un conſeil composé de vingt-quatre des principaux d’entre eux, exerçaient l’autorité. Ce corps militaire, que la molleſſe auroit néceſſairement énervé, étoit renouvellé tous les ans par une foule de braves aventuriers que l’eſpérance de la fortune attirent de toutes parts. Ces hommes avides conſentirent, pour l’argent qu’on leur donna, pour les promeſſes qu’on leur fit, que leur pays devint l’entrepôt des marchandiſes des Indes. Ils ſouffrirent par corruption, ce que l’intérêt politique de leur état auroit toujours exigé. Les Piſans, les Florentins, les Catalans, les Génois tirèrent quelque utilité de cette révolution ; mais elle tourna ſingulièrement à l’avantage des Vénitiens qui l’avoient conduite. Telle étoit la ſituation des choſes, lorſque les Portugais parurent aux Indes.

Ce grand événement, & les ſuites rapides qu’il eut, causèrent de vives inquiétudes à Veniſe. La ſageſſe de cette république venoit d’être déconcertée par une ligue à laquelle elle ne put réſiſter, & qu’aſſurément elle n’avoit pas dû prévoir. Pluſieurs princes divisés d’intérêt, rivaux de puiſſance, & qui avoient des prétentions opposées, venoient de s’unir contre toutes les règles de la juſtice & de la politique, pour détruire un état qui ne faiſoit ombrage à aucun d’eux ; & Louis XII lui-même, qui de tous ces princes, avoit le plus d’intérêt à la conſervation de Veniſe, Louis XII, par la victoire d’Aignadel, la mît ſur les bords de ſa ruine. La diviſion qui devoit néceſſairement ſe mettre entre de ſemblables alliés, & la prudence de la république, l’avoient ſauvée de ce danger, le plus éminent en apparence ; mais en effet moins grand, moins réel que celui où la jettoit la découverte du paſſage aux Indes, par le cap de Bonne-Eſpérance.

Elle vit auſſi-tôt que le commerce des Portugais alloit ruiner le ſien, & par conséquent ſa puiſſance. Elle fit jouer tous les reſſorts que put lui fournir l’habileté de ſes adminiſtrateurs. Quelques-uns de ces émiſſaires intelligens, qu’elle ſavoit par-tout acheter & employer à propos, perſuadèrent aux Arabes fixés dans leur pays, & à ceux qui étoient répandus dans l’Inde ou ſur les côtes orientales de l’Afrique, que leur cauſe étant la même que celle de Veniſe, ils devoient s’unir avec elle, contre une nation qui venoit s’emparer de la ſource commune de leurs richeſſes.

Les cris de cette ligue arrivèrent au ſoudan d’Egypte, déjà réveillé par les malheurs qu’il éprouvoit, par ceux qu’il prévoyoit. Ses douanes, qui formoient la principale branche de ſes revenus, par le droit de cinq pour cent, que les marchandiſes des Indes payoient à leur entrée ; & par celui de dix, qu’elles payoient à leur ſortie, commençoient à ne plus rien rendre. Les banqueroutes, que l’interruption des affaires rendoit fréquentes & inévitables, aigriſſoient les eſprits contre le gouvernement ; toujours reſponſable aux peuples des malheurs qui leur arrivent. La milice mal payée, craignant de l’être encore plus mal, ſe permettoit des mutineries plus redoutables dans le déclin de la puiſſance, que dans des tems de proſpérité. L’Égypte étoit également malheureuſe, & par le commerce que faiſoient les Portugais, & par celui que leurs violences l’empêchoient de faire.

Elle pouvoit ſe relever de cette décadence avec une flotte, mais la mer Rouge n’offroit rien de ce qu’il falloit pour la conſtruire. Les Vénitiens levèrent cet obſtacle. Ils envoyèrent à Alexandrie des bois, & d’autres matériaux. On les conduiſit, par le Nil, au Caire, d’où ils furent portés ſur des chameaux à Suez. C’eſt de ce port célèbre, qu’on fit partir pour l’Inde, en 1508 quatre grands vaiſſeaux, un galion, deux galères & trois galiottes.