Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre I/Chapitre 29

La bibliothèque libre.

XXIX. Quelles font les autres cauſes qui amènent la ruine des Portugais dans l’Inde.

On peut dire que dans le tems des découvertes que fit le Portugal, les principes politiques ſur le commerce, ſur la puiſſance réelle des états, ſur les avantages des conquêtes, ſur la manière d’établir & de conſerver des colonies, & ſur l’utilité qu’en peut tirer la métropole, n’étoient point encore connus. Le projet de trouver un chemin autour de l’Afrique, pour ſe rendre aux Indes & en rapporter des marchandiſes, étoit ſage. Les bénéfices que faiſoient les Vénitiens par des voies plus détournées, avoient excité une juſte émulation dans les Portugais ; mais une ſi louable ambition devoit avoir des bornes.

Cette petite nation ſe trouvant tout-à-coup maîtreſſe du commerce le plus riche & le plus étendu de la terre, ne fut bientôt composée que de marchands, de facteurs & de matelots, que détruiſoient de longues navigations. Elle perdit auſſi le fondement de toute puiſſance réelle, l’agriculture, l’induſtrie nationale & la population. Il n’y eut pas de proportion entre ſon commerce & les moyens de le continuer.

Elle fit plus mal encore : elle voulut être conquérante, & embraſſa une étendue de terrein, qu’aucune nation de l’Europe ne pourrait conſerver ſans s’affoiblir.

Ce petit pays, médiocrement peuplé, s’épuiſoit ſans ceſſe en ſoldats, en matelots, en colons.

Son intolérance religieuſe ne lui permit pas d’admettre au rang de ſes citoyens, les peuples de l’Orient & de l’Afrique ; & il lui falloit par-tout, & à tout moment, combattre ſes nouveaux ſujets.

Comme le gouvernement changea bientôt ſes projets de commerce en projets de conquêtes, la nation qui n’avoit jamais eu l’eſprit de commerce, prit celui de brigandage.

L’horlogerie, les armes à feu, les fins draps, & quelques autres marchandiſes qu’on a apportées depuis aux Indes, n’étant pas à ce degré de perfection où elles ſont parvenues, les Portugais n’y pouvoient porter que de l’argent. Bientôt ils s’en laſſèrent ; & ils ravirent de force, aux Indiens, ce qu’ils avoient commencé par acheter de ces peuples, C’eſt alors qu’on vit en Portugal, à côté de la plus exceſſive richeſſe, la plus exceſſive pauvreté. Il n’y eut de riches, que ceux qui avoient poſſédé quelque emploi dans les Indes ; & le laboureur, qui ne trouvoit pas des bras pour l’aider dans ſon travail, les artiſans, qui manquoient d’ouvriers, abandonnant bientôt leurs métiers, furent réduits à la plus extrême misère.

Toutes ces calamités avoient été prévues. Lorſque la cour de Liſbonne s’étoit occupée de la découverte des Indes, elle s’étoit flattée qu’il n’y auroit qu’à ſe montrer dans ce doux climat, pour y dominer ; que le commerce de ces contrées feroit une ſource inépuiſable de richeſſes pour la nation, comme il l’avoit été pour les peuples qui, juſqu’alors, en avoient été les maîtres ; que les tréſors qu’on y puiſeroit éleveroient l’état, malgré les étroites limites de ſon territoire, à la force, à la ſplendeur des puiſſances les plus redoutables. Ces séduiſantes eſpérances ne ſubjuguèrent pas tous les eſprits. Les plus éclairés, les plus modérés des miniſtres osèrent dire que pour courir après des métaux, après des objets brillans, on négligeroit les biens réels, l’exploitation des terres, des manufactures ; que les guerres, les naufrages, les épidémies, les accidens de tous les genres, énerveroient, pour jamais, le royaume entier ; que le gouvernement, entraîné loin de ſon centre par une ambition démeſurée, attireroit, par violence ou par séduction, les citoyens aux extrémités de l’Aſie ; que le ſuccès même de l’entrepriſe, ſuſciteroit à la couronne des ennemis puiſſans, qu’il lui ſeroit impoſſible de repouſſer, Inutilement on enentreprittreprit, quelque tems après, de détromper des hommes ſages, en leur montrant les Indiens ſoumis, les Maures réprimés, les Turcs humiliés, l’or & l’argent répandus abondamment dans le Portugal. Leurs principes & leur expérience les ſoutinrent contre l’éclat impoſant des proſpérités. Ils ne demandèrent que peu d’années encore pour voir la corruption, la dévaſtation, la confuſion de toutes choſes, pouſſées au dernier période. Le tems, ce juge ſuprême de la politique, ne tarda pas à juſtifier leurs prédictions.