Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre II/Chapitre 12

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XII. Établiſſement Hollandois à Sumatra.

Cette iſle a onze degrés d’étendue du Nord au Sud. L’équateur, qui la coupe obliquement, la diviſe en deux parties preſque égales. Les chaleurs y ſont tempérées par des vents de terre & de mer qui ſe ſuccèdent régulièrement, & par des pluies très-abondantes, très-fréquentes dans une région couverte de forêts, & où la millième partie du ſol n’eſt pas défrichée. Sur ce vaſte eſpace, les volcans ſont infiniment multipliés ; & de-là vient peut-être que les tremblemens de terre ſont plus fréquens que deſtructeurs.

Le Sud de l’iſle eſt occupé par les Malais, dont les ancêtres n’eurent que ſix lieues de mer à traverſer pour changer de patrie. On ignore l’époque de leur arrivée ; & l’on n’eſt pas mieux inſtruit des obſtacles qu’ils eurent à ſurmonter pour former leur établiſſement. Le gouvernement féodal, ſous lequel ils étoient nés, fut celui qu’ils établirent. Chaque capitaine s’appropria un canton, dont il faiſoit hommage à un chef plus accrédité. Cette ſubordination s’eſt ſucceſſivement affoiblie ; mais il en reſte encore quelques traces.

La religion de ce peuple eſt un mahométiſme mêlé de beaucoup d’antres fables. Son idée ſur l’univers eſt ſur-tout bizarre. Il croit que la terre, parfaitement immobile, eſt portée par un bœuf, le bœuf par une pierre, la pierre par un poiſſon, le poiſſon par l’eau, l’eau par l’air, l’air par les ténèbres, les ténèbres par la lumière. C’eſt-là que finit ſon ſyſtème. L’allégorie, qui pouvoit envelopper ces abſurdités, eſt entièrement perdue.

Les Malais ont peu de loix civiles. Leur code criminel eſt plus court encore. Des amendes qui ſe partagent entre la perſonne offensée ou ſes héritiers & le magiſtrat, ſont l’unique punition du meurtre & des autres crimes. Si le délit n’eſt pas démontré, on a recours à ces extravagantes & bizarres épreuves qui firent ſi long-tems l’opprobre de l’Europe.

Une des ſingularités de leurs mœurs, c’eſt de ne jamais faire de viſites ſans apporter avec eux quelque préſent. Ce ſont le plus ſouvent des oiſeaux, des citrons, des noix de coco. Rien ne ſeroit plus malhonnête que de les refuſer : mais c’eſt une impoliteſſe qui n’a point d’exemple.

Comme ces peuples ont peu de beſoins de convention, & que la nature fournit aisément à leurs néceſſités réelles, ils ne travaillent que rarement & avec une répugnance extrême. C’eſt dans des cabanes élevées ſur des piliers de huit pieds de haut, conſtruites de bambou & couvertes de feuilles de palmier, qu’ils logent. Leurs meubles ſe réduiſent à quelques pots de terre. Une pièce de toile, tournée autour des reins, en forme de ceinture, eſt l’habillement ordinaire des deux ſexes.

Au Nord-Oueſt ſe trouve une autre nation, connue ſous le nom de Batta. Elle eſt dans l’uſage de manger les criminels, convaincus de trahiſon ou d’adultère. C’eſt l’eſpoir d’inſpirer de l’horreur pour ces forfaits devenus communs, qui a ſeul, dit-on, donné naiſſance à une coutume ſi barbare.

C’eſt au Nord, & au Nord uniquement, qu’on trouve le benjoin, qui eſt principalement conſommé en Perſe. C’eſt-là auſſi que croît ce précieux camphre, dont l’uſage eſt réſervé aux Chinois, & ſur-tout aux Japonois. Le camphre eſt une huile ou réſine volatile & pénétrante, propre à diſſiper les tumeurs, à arrêter les progrès de l’inflammation, & connue de plus par l’uſage qu’on en fait dans les feux d’artifice.

L’arbre qui donne le camphre est une espèce de laurier, commun au Japon, & dans quelques cantons de la Chine. Son tronc s’élève à la hauteur du chêne. Ses feuilles, disposées alternativement sur les rameaux, sont minces, luisantes, ovales, terminées en pointe, & exhalent, lorsqu’on les froisse, une odeur de camphre. Les fleurs, ramassées en bouquets, sont blanches, composées chacune de six pétales courts, au milieu desquels est un pistil entouré de neuf étamines. Il devient, en mûrissant, une petite baie noirâtre de la grosseur d’un pois, & remplie d’une amande huileuse. Toutes les parties de la plante contiennent du camphre : mais on en retire une plus grande quantité du tronc, & sur-tout des racines. Pour cet effet, on les coupe par tranches, & on les met avec de l’eau dans un vase de fer couvert de son chapiteau. La chaleur du feu allumé au-dessous fait élever le camphre, qui s’attache au chapiteau. Il est ramassé avec soin, & ensuite envoyé en Hollande, où on le purifie par une nouvelle distillation, avant de l’exposer en vente.

Le camphre que l’on tire de Sumatra est de beaucoup le plus parfait. Sa supériorité eſt ſi bien reconnue, que les Japonois & les Chinois eux-mêmes, donnent pluſieurs quintaux du leur pour une livre de celui-là. L’arbre qui le produit n’eſt pas encore bien connu des botaniſtes. On ſait ſeulement qu’il s’élève moins que le premier ; ſes pétales ſont plus allongés, ſon fruit plus gros, ſes feuilles plus épaiſſes & moins odorantes, ainſi que le bois. Pour en extraire le camphre, on n’a point recours au feu ; mais, après avoir fendu le tronc en éclats, on sépare cette ſubſtance toute formée & logée dans les interfaces des fibres, tantôt grumelée, & tantôt figurée en lames ou en grains, plus recherchés, à raiſon de leur volume & de leur pureté. Chaque arbre donne environ trois livres d’un camphre léger, friable & très-ſoluble, qui ſe diſſipe à l’air, mais beaucoup plus lentement que celui du Japon.

Le camphre commun n’eſt guère employé intérieurement, parce qu’il excite des nausées & porte à la tête. Il en eſt tout autrement de celui de Sumatra, qui fortifie l’eſtomac, diſſipe les obſtructions, & augmente l’activité des autres remèdes auxquels il eſt joint. L’un & l’autre paroiſſent la production d’un même arbre, qui probablement eſt un laurier. On eſt porté à le croire, parce que le vrai cannelier de Ceylan & le faux cannelier de Malabar, autres eſpèces du même genre, donnent, par la diſtillation, un véritable camphre, mais moins parfait & en moindre quantité.

Les terres du Nord-Eſt ſont preſque généralement ſubmergées. Auſſi n’y a-t-il preſque pas de population. Le peu même qu’on y voit d’habitans ſont corſaires. On les détruiſit preſque tous en 1760 : mais il eſt ſorti, pour ainſi dire, de leurs cendres de nouveaux brigands, qui ont recommencé à infeſter le détroit de Malaca & d’autres parages moins célèbres.

Les montagnes de l’intérieur du pays ſont remplies de mines. On en remue la ſuperficie dans la ſaiſon sèche. Les pluies qui durent depuis novembre juſqu’en mars, & qui tombent en torrens, détachent de la terre l’or qui a pour matrice un ſpath très-blanc, & l’entraînent dans des circonvallations d’oſier, deſtinées à le recevoir, & très-multipliées, afin que ce qui auroit pu échapper à la première, ſoit retenu dans quelqu’une de celles qui la ſuivent. Lorſque le ciel eſt redevenu ſerein, chaque propriétaire va, avec ſes eſclaves, recueillir les richeſſes, plus ou moins conſidérables, que le ſort lui a données. Il les échange contre des toiles ou d’autres marchandiſes que lui fourniſſent les Anglois & les Hollandois.

Ces derniers ont tenté d’exploiter les mines de Sumatra, ſelon la méthode généralement pratiquée dans l’ancien & le nouvel hémiſphère. Soit ignorance, ſoit infidélité, ſoit quelque autre cauſe, les deux expériences n’ont pas réuſſi ; & la compagnie a vu enfin, après de trop grandes dépenſes, qu’il ne lui convenoit pas de ſuivre plus long-tems une route de fortune ſi incertaine.

Avant l’arrivée des Européens aux Indes, le peu que Sumatra faiſoit de commerce, étoit tout concentré dans le port d’Achem. C’eſt-là que les Arabes & les autres navigateurs achetoient l’or, le camphre, le benjoin, les nids d’oiſeau, le poivre, tout ce que les Inſulaires avoient à vendre. Les Portugais & les nations qui s’élevoient ſur leurs ruines, fréquentoient auſſi ce marché, lorſque des révolutions, trop ordinaires dans ces contrées, le bouleversèrent.

À cette époque, les Hollandois imaginèrent de placer ſix comptoirs dans d’autres parties de l’iſle qui jouiſſoient de plus de tranquilité. Les avantages que, dans l’origine, on put retirer de ces foibles établiſſemens, ſe ſont évanouis preſque entièrement avec le tems.

Le plus utile, doit être celui de Palimban, ſitué à l’Eſt. Pour 66 000 liv. la compagnie y entretient un fort & une garniſon de quatre-vingts hommes. On lui livre tous les ans deux millions peſant de poivre à 23 livres 2 ſols le cent, & un million & demi d’étain à 61 livres 12 fols le cent. Ce dernier article eſt tiré tout entier de l’iſle de Banka, qui n’eſt éloignée du continent que d’un mille & demi, & qui donne ſon nom au détroit fameux par où parlent communément les vaiſſeaux qui ſe rendent directement des ports d’Europe à ceux de la Chine.

Quoique les Hollandois aient à très-bon marché les denrées qu’ils prennent à Palimban, ce prix eſt avantageux au ſouverain du canton, qui force les ſujets à les lui fournir à un moindre prix encore. Ce petit deſpote tire de Batavia une partie de la nourriture & du vêtement de ſes états ; & cependant on eſt obligé de ſolder avec lui en piaſtres. De cet argent, de l’or qu’on ramaſſe dans ſes rivières, il a formé un tréſor qu’on ſait être immenſe. Un ſeul vaiſſeau Européen pourroit s’emparer de tant de richeſſes ; & s’il avoit quelques troupes de débarquement, ſe maintenir dans un poſte qu’il auroit pris ſans peine. Il paroît bien extraordinaire qu’une entrepriſe ſi utile & ſi facile, n’ait pas tenté la cupidité de quelque aventurier.

Une injuſtice, une cruauté de plus, ne doivent rien coûter à des peuples policés, qui ont foulé aux pieds tous les droits, tous les ſentimens de la nature, pour s’approprier l’Univers. Il n’y a pas une ſeule nation en Europe, qui ne penſe avoir les plus légitimes raiſons pour s’emparer des richeſſes de l’Inde. Au défaut de la religion, qu’il n’eſt plus honnête d’invoquer, depuis que ſes miniſtres l’ont eux-mêmes décréditée par une cupidité & une ambition ſans bornes, combien ne reſte-t-il pas encore de prétextes à la fureur d’envahir ? Un peuple monarchiſte veut étendre au-delà des mers, la gloire & l’empire de ſon maître. Ce peuple, ſi heureux, veut bien aller expoſer ſa vie au bout d’un autre monde, pour tâcher d’augmenter le nombre des fortunés ſujets qui vivent ſous les loix du meilleur des princes. Un peuple libre, & maître de lui-même, eſt né ſur l’Océan pour y régner. Il ne peut s’aſſurer l’empire de la mer, qu’en s’emparant de la terre : elle eſt au premier occupant, c’eſt-à-dire, à celui qui peut en chaſſer les plus anciens habitans ; il faut les ſubjuguer par la force ou par la ruſe, & les exterminer pour avoir leurs biens. L’intérêt du commerce, la dette nationale, la majeſté du peuple, l’exigent ainſi. Des républicains ont heureuſement ſecoué le joug d’une tyrannie étrangère ; il faut qu’ils l’impoſent à leur tour. S’ils ont brisé des fers, c’eſt pour en forger. Ils haïſſent la monarchie ; mais ils ont beſoin d’efclaves. Ils n’ont point de terres chez eux ; il faut qu’ils en prennent chez les autres ?