Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 20

La bibliothèque libre.

XX. Révolutions arrivées à Surate. Suite de l’influence qu’y acquièrent les Anglois.

Surate fut long-tems le ſeul port par lequel l’empire Mogol exportoit ſes manufactures, & recevoit ce qui étoit néceſſaire à la conſommation. Pour le contenir & pour le défendre, on imagina de conſtruire une citadelle, dont le commandant n’avoit aucune autorité ſur celui de la ville : on avoit même l’attention de choiſir deux gouverneurs, qui ne fuſſent pas de caractère à ſe réunir pour l’oppreſſion du commerce. Des circonſtances fâcheuſes donnèrent naiſſance à un troiſième pouvoir. Les mers des Indes étoient inſeſtées de pirates qui interceptoient la navigation, & qui empêchoient les dévots Muſulmans de faire le voyage de la Mecque. Le Mogol crut que le chef d’une colonie de Cafres, qui s’étoit établie à Rajapour, ſeroit propre à arrêter le cours de ces brigandages, & il le choiſit pour ſon amiral. On lui aſſigna pour ſa ſolde annuelle, trois lacks de roupies, ou 720 000 livres. Cette ſomme n’ayant pas été exactement payée, l’amiral s’empara du château ; & de ce fort, il opprimoit la ville. Tout alors tomba dans la confuſion ; & l’avarice des Marattes toujours inquiète, devint plus vive que jamais. Depuis long-tems ces barbares, qui avoient étendu leurs uſurpations juſques aux portes de la place, recevoient le tiers des impoſitions, à condition qu’ils ne troubleroient pas le commerce qui ſe faiſoit dans l’intérieur des terres. Ils s’étoient contentés de cette contribution, tout le tems que la fortune ne leur avoit pas préſenté des faveurs plus conſidérables. Lorſqu’ils virent la fermentation des eſprits, ils ne doutèrent pas que, dans ſa fureur, quelqu’un des partis ne leur ouvrit les portes, & ils s’approchèrent en force des murailles. Des négocians qui ſe voyoient tous les jours à la veille d’être dépouillés de leur fortune, appelèrent les Anglois à leur ſecours en 1759, & les aidèrent à s’emparer de la citadelle. L’avantage de la tenir ſous leur garde ainſi que l’exercice de l’amirauté, furent aſſurés aux conquérans par la cour de Delhy, avec le revenu attaché aux deux poſtes. Cette révolution rendit quelque calme à Surate & à ſon Nabab, mais en les mettant dans une dépendance abſolue de la force qu’on avoit invoquée.

Ce ſuccès étendit l’ambition des agens de la compagnie Angloiſe. Ceux d’entre eux qui conduiſoient les affaires au Malabar étoient rongés d’un dépit ſecret de n’avoir eu aucune part aux fortunes immenſes qui s’étoient faites au Coromandel & dans le Bengale. Leurs avides regards qui, depuis long-tems, ſe portoient de tous les côtés, s’arrêtèrent enfin en 1771 ſur Barokia, grande ville ſituée à trente-cinq milles de l’embouchure de la rivière de Nerbedals qui ſe jette dans le golfe de Cambaie, & très-anciennement célèbre par la richeſſe de ſon ſol & par l’abondance de ſes manufactures. Les navires, même marchands, n’y peuvent monter qu’avec le ſecours de la marée, ni en deſcendre qu’au tems du reflux.

Cinq cens blancs & mille noirs partirent de Bombay, pour s’emparer de la place, ſous les prétextes les plus frivoles. L’expédition échoua par l’incapacité du chef qui en étoit chargé. Elle fut repriſe l’année ſuivante. Les aſſiégés, enhardis par un premier ſuccès, & peut-être encore plus par une ancienne tradition qui leur promettoit que leur ville ne ſeroit jamais priſe, ſe défendirent aſſez longtems ; mais à la fin leurs murailles furent emportées d’aſſaut.

Durant tout le ſiège, la mère du Nabal n’avoit pas quitté ſon fils, bravant comme lui le ravage du canon & des bombes. Ils ſortirent enſemble de la place, lorſqu’elle ne fut plus tenable. On les pourſuivoit. Allez, dit cette héroïque femme au compagnon de ſa fuite, allez chercher un aſyle & des ſecours chez vos alliés ; je retarderai la marche de nos ennemis & leur échapperai peut-être. Se voyant ſerrée de trop près, on lui vit prendre le parti ſi ordinaire dans l’Indoſtan aux perſonnes de ſon ſexe qui ont conſervé leur poignard : elle ſe perça le cœur pour éviter de porter des fers. Son fils ne lui ſurvécut que peu.

Avant ſon déſaſtre, ce prince étoit obligé de donner aux Marattes les ſix dixièmes de ſon revenu qui ne paſſoit pas 1 680 000 liv, C’étoit comme poſſeſſeurs d’Amed-Abad, capitale du Guzurate, que ces barbares exigoient un ſi grand tribut. Les Anglois ne ſe refusèrent pas ſeulement, à cette humiliation : ils voulurent auſſi exercer des droits ſur la province entière. Des prétentions ſi opposées furent une ſemence de diſcorde. Tout fut pacifié en 1776 par un traité qui régla que les anciens uſurpateurs conſerveſoient leurs conquêtes, mais que les nouveaux auroient la jouiſſance libre de Barokia, & qu’on ajouteroit à ſon territoire un territoire dont les impoſitions rendroient 720 000 livres.

Les Marattes paroiſſoient alors dans une ſituation qui ne leur permettoit pas d’eſpérer un arrangement ſi favorable. L’union de ces brigands n’avoit jamais été altérée. Cette concorde leur avoit aſſuré une ſupériorité décidée ſur les autres puiſſances de l’Indoſtan, perpétuellement agitées par des troubles domeſtiques. Leurs premières diviſions éclatèrent en 1773. Le frère & le fils de leur dernier chef ſe diſputèrent l’empire, & les ſujets divisés prirent tous parti, ſuivant leurs inclinations ou leurs intérêts.

Durant le cours de cette guerre civile, le Souba du Décan ſe remit en poſſeſſion des provinces que le malheur des tems l’avoit forcé d’abandonner à ces barbares. Hayder-Alikan, s’appropria la partie de leur territoire qui étoit le plus à ſa bienséance. Les Anglois jugèrent la circonſtance favorable pour s’emparer de Salſete dont les Marattes avoient chaſſé les Portugais en 1740.