Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 22

La bibliothèque libre.

XXII. Deſcription de l’iſle de Bombay. Son état actuel & ſon importance.

Cette iſle, qui n’a guère que vingt ou vingt-cinq milles de circonférence, fut aſſez long-tems un objet d’horreur. Perſonne ne vouloit ſe fixer ſur un terrein ſi mal-ſain, qu’il étoit paſſé en proverbe, que deux mouſſons a Bombay étoient la vie d’un homme. Les campagnes étoient alors remplies de bambous & de cocotiers ; c’étoit avec du poiſſon pourri qu’on fumoit les arbres ; des marais infects corrompoient les côtes. Ces principes de deſtruction auroient ſans doute dégoûté les Anglois de leurs colonies, s’ils n’y avoient été retenus par le meilleur port de l’Indoſtan, & le ſeul qui, avec celui de Goa, puiſſe recevoir des vaiſſeaux de ligne. Un avantage ſi particulier leur fit déſirer de pouvoir donner de la ſalubrité à l’air & l’on y réuſſit aſſez aisément, en ouvrant le pays, & en procurant de l’écoulement aux eaux. Alors ſe portèrent en foule dans cet établiſſement, les habitans des contrées voiſines, attirés par la douceur du gouvernement.

Jettez un coup-d’œil ſur le globe depuis l’origine des tems hiſtoriques, & vous verrez les hommes pourſuivis par le malheur, s’arrêtant où il leur eſt permis de reſpirer. N’eſt-il pas ſurprenant que la généralité & la conſtance de ce phénomène n’aient pas encore appris aux maîtres de la terre, que l’unique moyen de prévenir les émigrations, c’eſt de faire jouir leurs ſujets d’une ſituation aſſez douce pour les fixer dans la région qui les a vu naître ?

On compte actuellement à Bombay près de cent mille habitans, dont ſept à huit mille ſont matelots. Quelques manufactures de ſoie & de coton en occupent un petit nombre. Comme les grandes productions ne pouvoient pas proſpérer ſur un roc vif, où le ſol a peu de profondeur, la multitude a tourné ſes ſoins vers la culture d’un excellent oignon qui, avec le poiſſon qu’on fait sécher, eſt avantageuſement vendu dans les marchés les plus éloignés. Ces travaux ne s’exécutent pas avec l’indolence ſi générale ſous un ciel ardent. L’Indien s’eſt montré ſuſceptible d’émulation ; & ſon caractère a été changé, en quelque ſorte, par l’exemple des infatigables Parſis, Ces derniers ne ſont pas uniquement pêcheurs & agriculteurs. La conſtruction, l’équipement, l’expédition des navires : tout ce qui concerne la rade ou la navigation, eſt confié à leur activité, à leur induſtrie.

Avant 1759, les bâtimens expédiés d’Europe pour la mer Rouge, le golfe Perſique & le Malabar, abordoient généralement aux côtes où ils devoient dépoſer leur argent & leurs marchandiſes, où ils devoient trouver leur chargement. À cette époque, tous ſe ſont rendus, tous ſe ſont arrêtés à Bombay, où l’on réunit, ſans frais, les productions des contrées voiſines, depuis que la compagnie Angloiſe, revêtue de la dignité d’amiral du Grand-Mogol eſt obligée d’avoir une marine & une marine aſſez nombreuſe dans ces parages.

C’étoit une néceſſité que, dans un pareil entrepôt, les chantiers, les navires & les négocians ſe multipliâſſent. Auſſi l’iſle s’eſt-elle aſſez rapidement emparée de toute la navigation & d’une grande partie du commerce que Surate, que les autres marchés voiſins avoient fait juſqu’alors dans les mers d’Aſie.

Il falloit donner de la fiabilité à ces avantages. Pour y parvenir, on a entouré de fortifications le port qui eſt le mobile de tant d’opérations, & où doivent ſe radouber les eſcadres envoyées par la Grande-Bretagne, ſur l’Océan Indien. Ces ouvrages ſont ſolidement conſtruits, & n’ont, dit-on, d’autre défaut que d’être trop étendus. Ils ont pour défenſeurs douze cens Européens & un beaucoup plus grand nombre de troupes Aſiatiques.

En 1773, le revenu de toutes les dépendances du Bombay montoit à 13 607 212 liv. 10 ſ. & leurs dépenſes à 12 711 150 liv. La ſituation de ces trop nombreuſes colonies a été sûrement améliorée depuis cette époque ; mais nous ne ſaurions aſſigner le terme de ces économies.

Les poſſeſſions des Anglois & des Marattes dans le Malabar, ſont trop mêlées ; leurs intérêts trop oppoſés, & leurs prétentions trop vaſtes, pour qu’un peu plutôt, un peu plus tard, les deux nations ne meſurent leurs forces. On ne peut pas dire à laquelle des deux puiſſances la victoire reſtera. Cet événement dépendra des circonſtances où elles ſe trouveront, des alliances qu’elles auront formées, & principalement des hommes d’état qui dirigeront leur politique, des généraux qui commanderont leurs armées. Voyons ſi la tranquilité eſt mieux établie ſur les cotes de Coromandel & d’Orixa, qui s’étendent depuis le cap Comorin, juſqu’au Gange.