Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 3

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III. Démêlés des Anglois avec les Hollandois.

Les Hollandois n’avoient pas chaſſé les Portugais des iſles où croiſſent les épiceries, pour y laiſſer établir une nation dont la puiſſance maritime, le caractère & le gouvernement, rendoient la concurrence plus redoutable. Ils avoient des avantages ſans nombre ſur leurs rivaux : de puiſſantes colonies ; une marine exercée ; des alliances bien cimentées ; un grand fonds de richeſſes ; la connoiſſance du pays, & celle des principes & des détails du commerce : tout cela manquoit aux Anglois, qui furent attaqués de toutes les manières.

Leur rival commença par les écarter des lieux fertiles où il avoit formé des établiſſemens. Dans les iſles où ſon autorité n’étoit pas encore établie, il chercha à les rendre odieux aux naturels du pays, par des accu- ſations où la vérité n’étoit pas moins bleſſée que la bienséance. Ces honteux moyens n’ayant pas eu tout le ſuccès que les Hollandois s’en étoient promis, ces marchands avides ſe décidèrent pour des actes de violence. Une occaſion extraordinaire fit commencer les hoſtilités plutôt qu’on ne l’avoit prévu.

C’eſt un uſage à Java, que les épouſes diſputent à leurs époux les premières faveurs de l’amour. Cette eſpèce de guerre, que les hommes ſe font honneur de terminer au plutôt, & les femmes de prolonger le plus qu’il leur eſt poſſible, dure quelquefois des ſemaines entières. D’où vient ce bizarre raffinement de coquetterie, qui n’eſt ni dans la nature de l’homme, ni dans celle de l’animal ? La Javanoiſe ſe propoſeroit-elle d’inſpirer à ſon époux de la confiance ſur ſes mœurs, avant & après le mariage ; d’irriter la paſſion toujours plus violente dans un raviſſeur que dans un amant ; ou d’accroître le prix qu’elle met à ſes charmes, à ſes faveurs, & au ſacrifice de ſa liberté ? Le roi de Bantam venoit de vaincre la réſiſtance d’une nouvelle épouſe, & il donnoit des fêtes publiques pour célébrer ſa victoire. Les étrangers qui étoient dans le port, furent invités à ces réjouiſſances. Ce fut un malheur pour les Anglois, d’y être traités avec trop de diſtinction. Les Hollandois les rendirent reſponſables de ces préférences, & ne différèrent pas d’un inſtant leur vengeance. Ils fondirent ſur eux de toutes parts.

L’Océan Indien devint, à cette époque, le théâtre des plus ſanglans combats entre les navigateurs des deux nations. Ils ſe cherchoient, ils s’attaquoient, ils ſe combattoient en gens qui vouloient vaincre ou mourir. Le courage étoit égal des deux côtés ; mais les forces étoient différentes. Les Anglois ſuccomboient ; lorſque quelques eſprits modérés cherchèrent en Europe, où le feu de la guerre ne s’étoit pas communiqué, des moyens de conciliation. Le plus bizarre fut adopté, par un aveuglement dont il ne ſeroit pas aisé de trouver la cauſe.

Les deux compagnies ſignèrent, en 1619, un traité, qui portoit que les Moluques, Amboine & Banda, appartiendroient en commun aux deux nations ; que les Anglois auroient un tiers, & les Hollandois les deux tiers des productions dont on fixeroit le prix : que chacun contribueroit, à proportion de ſon intérêt, à la défenſe de ces iſles ; qu’un conſeil, composé de gens expérimentés de chaque côté, régleroit à Batavia toutes les affaires du commerce : que cet accord, garanti par les ſouverains reſpectifs, dureroit vingt ans ; & que, s’il s’élevoit dans cet intervalle des différends qui ne puſſent être accommodés par les deux compagnies, ils ſeroient décidés par le roi de la Grande-Bretagne & les états-généraux des Provinces-Unies. Entre toutes les conventions politiques dont l’hiſtoire a conſervé le ſouvenir, on en trouveroit difficilement une plus extraordinaire. Elle eut le ſort qu’elle devoit avoir.

Les Hollandois n’en furent pas plutôt inſtruits aux Indes, qu’ils s’occupèrent des moyens de la rendre nulle. La ſituation des choſes favoriſoit leurs vues. Les Eſpagnols & les Portugais avoient profité de la diviſion de leurs ennemis, pour s’établir de nouveau dans les Moluques. Ils pouvoient s’y affermir ; & il y avoit du danger à leur en laiſſer le tems. Les commiſſaires Anglois convinrent de l’avantage qu’il y auroit de les attaquer ſans délai, mais ils ajoutèrent, qu’ils n’avoient rien de ce qu’il falloit pour y concourir. Leur déclaration, qu’on avoit prévu, fut enregiſtrée & leurs aſſociés entreprirent ſeuls une expédition, dont ils ſe réſervèrent tout le fruit. Il ne reſtoit aux agens de la compagnie de Hollande qu’un pas à faire, pour mettre toutes les épiceries entre les mains de leurs maîtres ; c’étoit de chaſſer leurs rivaux de l’iſle d’Amboine. On y réuſſit par une voie bien extraordinaire.

Un Japonois, qui étoit au ſervice des Hollandois dans Amboine, ſe rendit ſuſpect par une curioſité indiſcrète. On l’arrêta, & il confeſſa qu’il s’étoit engagé, avec les ſoldats de ſa nation, à livrer la fortereſſe aux Anglois. Son aveu fut confirmé par celui de ſes camarades. Sur ces dépoſitions unanimes, on mit aux fers les auteurs de la conſpiration, qui ne la déſavouèrent pas, & qui même la confirmèrent. Une mort honteuſe étouffa le complot dans le ſang de tous les coupables. Tel eſt le récit des Hollandois.

Les Anglois n’ont jamais vu dans cette accuſation, que l’effet d’une avidité ſans bornes. Ils ont ſoutenu, qu’il étoit abſurde de ſuppoſer que dix facteurs & onze ſoldats étrangers, aient pu former le projet de s’emparer d’une place où il y avoit une garniſon de deux cens hommes. Quand même ces malheureux auroient vu la poſſibilité de faire réuſſir un plan ſi extravagant, n’en auroient-ils pas été détournés par l’impoſſibilité d’être ſecourus contre les forces ennemies qui les auroient aſſiégés de toutes parts ? Il faudroit, pour rendre vraiſemblable une pareille trahiſon, d’autres preuves qu’un aveu des accusés arraché à la force des tortures. Les tourmens de la Queſtion n’ont jamais donné de lumières, que ſur le courage ou la foibleſſe de ceux qu’un préjugé barbare y condamnoit. Ces conſidérations, appuyées de pluſieurs autres à-peu-près auſſi preſſantes, ont rendu le récit de la conſpiration d’Amboine ſi ſuſpect, qu’elle n’a été regardée communément que comme un voile, dont s’étoit enveloppée une avarice atroce.

Le miniſtère de Jacques I, & la nation entière, occupés alors de ſubtilités eccléſiaſtiques & de la diſcuſſion des droits du roi & du peuple, ne s’apperçurent point des outrages que le nom Anglois recevoit dans l’Orient. Cette indifférence produiſit une circonfpection qui dégénéra bientôt en foibleſſe. Cependant le courage de ces inſulaires ſe ſoutint mieux au Coromandel & au Malabar.