Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 30

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XXX. Production, manufactures, exportations du Bengale.

Quoique le reſte du Bengale ſoit bien éloigné de la félicité réelle ou fabuleuſe du Biſnapore, il ne laiſſe pas d’être la province la plus riche & la plus peuplée de l’empire Mogol. Indépendamment de ſes conſommations, qui néceſſairement ſont conſidérables, il ſe fait des exportations immenſes. Une partie des marchandiſes va dans l’intérieur des terres. Il paſſe dans le Thibet des toiles auxquelles on joint du fer & des draps apportés d’Europe. Les habitans de ces montagnes viennent les chercher eux-mêmes à Patna, & les paient avec du muſc & de la rhubarbe.

Le muſc eſt une production particulière au Thibet. Il ſe forme dans un petit ſac de la groſſeur d’un œuf de poule, qui croit en forme de veſſie ſous le ventre d’une eſpèce de chevreuil, entre le nombril & les parties naturelles. Ce n’eſt, dans ſon origine, qu’un ſang putride qui ſe coagule dans le ſac de l’animal. La plus groſſe veſſie, ne produit qu’une demi-once de muſe. Son odeur eſt naturellement ſi forte, que dans l’uſage ordinaire il faut néceſſairement la tempérer, en y mêlant des parfums plus doux. Pour groſſir leurs profits, les chaſſeurs avoient imaginé d’ôter des veſſies une partie du muſc, & de remplir ce vuide avec du foie & du ſang coagulé de l’animal, hachés enſemble. Le gouvernement, qui vouloit arrêter ces mélanges frauduleux, ordonna que toutes les veſſies, avant que d’être couſues, ſeroient viſitées par des inſpecteurs qui les fermeroient eux-mêmes, & les ſcelleroient du ſceau royal. Cette précaution a empêché les ſupercheries qui altéroient la qualité du muſc, mais non celles qui en augmentoient le poids. On ouvre ſubtilement les veſſies, pour y faire couler quelques particules de plomb.

Le commerce du Thibet n’eſt rien en comparaiſon de celui que le Bengale fait avec Agra, Delhy, les provinces voiſines de ces ſuperbes capitales. On leur porte du ſel, du ſucre, de l’opium, de la ſoie, des ſoieries, une infinité de toiles, des mouſſelines en particulier. Ces objets réunis, montoient autrefois à plus de quarante millions par an.

Une ſomme ſi conſidérable ne paſſoit pas ſur les bords du Gange : mais elle y faiſoit reſter une ſomme à-peu-près égale qui en ſeroit ſortie pour payer les tributs, ou pour d’autres uſages. Depuis que les lieutenans du Mogol ſe ſont rendus comme indépendans ; depuis qu’ils ne lui envoient de ſes revenus que ce qu’ils veulent bien lui accorder, le luxe de la cour eſt fort diminué, & la branche d’exportation dont on vient de parler, n’eſt plu$ ſi forte.

Le commerce maritime du Bengale exercé par les naturels du pays, n’a pas éprouvé la même diminution, mais auſſi n’avoit-il pas autant d’étendue. On peut le diviſer en deux branches, dont le Catek fait la meilleure partie.

Le Catek eſt un diſtrict aſſez étendu, un peu au-deſſous de l’embouchure la plus occidentale du Gange. Balaſſor, ſitué ſur une rivière navigable, lui ſert de port. La navigation pour les Maldives, que l’intempérie du climat a forcé les Anglois & les François d’abandonner, s’eſt concentrée dans cette rade. On y charge pour ces iſles du riz, de groſſes toiles, quelques ſoieries ; & l’on y reçoit en échange des cauris qui ſervent de monnoie dans le Bengale, & qui ſont vendus aux Européens.

Les habitans du Catek, & quelques autres peuples du bas Gange, ont des liaiſons plus conſidérables avec le pays d’Aſham. Ce royaume, qu’on croit avoir fait autrefois partie du Bengale, & qui n’en eſt séparé que par une rivière qui ſe jette dans le Gange, devroit être plus connu, s’il étoit vrai, comme on l’aſſure, que l’invention de la poudre à canon lui eſt due ; qu’elle a paſſé d’Aſham au Pégu, & du Pégu à la Chine. Ses mines d’or, d’argent, de fer, de plomb, auroient ajouté à ſa célébrité, ſi elles euſſent été bien exploitées. Au milieu de ces richeſſes dont il faiſoit peu d’uſage, le ſel, dont il ſentoit un beſoin très-vif, lui manquoit. On étoit réduit à ce qu’on pouvoit s’en procurer par la décoction de quelques plantes.

Au commencement du ſiècle, quelques brames de Bengale allèrent porter leurs ſuperſtitions à Aſham, où on avoit le bonheur de ne ſuivre que la religion naturelle. Ils perſuadèrent à ce peuple, qu’il ſeroit plus agréable à Brama, s’il ſubſtituoit le ſel pur & ſain de la mer, à ce qui lui en tenoit lieu. Le ſouverain conſentit à le recevoir ; à condition que le commerce excluſif en ſeroit dans ſes mains ; qu’il ne pourroit être porté que par des Bengalis ; & que les bateaux qui le conduiroient, s’arrêteroient à la frontière du royaume. C’eſt ainſi que ſe ſont introduites toutes ces religions factices, par l’intérêt & pour l’intérêt des prêtres qui les prêchoient, & des rois qui les recevoient. Depuis cet arrangement, il va tous les ans du Gange à Aſham, une quarantaine de petite bâtimens, dont les cargaiſons de ſel donnent près de deux cens pour cent de bénéfice. On reçoit en paiement un peu d’or & un peu d’argent, de l’ivoire, du muſc, du bois d’aigle, de la gomme-lacque, & ſur-tout de la ſoie.

Cette ſoie, unique en ſon eſpèce, n’exige aucun ſoin. Elle vient ſur des arbres où les vers naiſſent, ſe nourriſſent, font toutes leurs métamorphoſes. L’habitant n’a que la peine de la ramaſſer. Les cocons oubliés, renouvellent la ſemence. Pendant qu’elle ſe développe, l’arbre pouſſe de nouvelles feuilles, qui ſervent ſucceſſivement à la nourriture des nouveaux vers. Ces révolutions ſe répètent douze fois dans l’année ; mais moins utilement dans les tems de pluie que dans les tems ſecs. Les étoffes fabriquées avec cette ſoie, ont beaucoup de luſtre & peu de durée.

À la réſerve de ces deux branches de navigation, que des raiſons particulières ont conſervées aux naturels du pays, les Bengalis ſe ſont vus ravir toutes les autres par les Européens, & il étoit impoſſible que ce fût autrement. Comment un peuple foible, circonſpect, opprimé, ne voguant que lentement, le long des côtes, avec de très-petits bâtimens, auroit-il pu lutter avec ſuccès contre ces étrangers, d’un caractère entreprenant, jouiſſant des prérogatives particulières dans le Gange même & ſur toutes les autres plages, bravant l’élément des tempêtes ſur de grands vaiſſeaux ? Mais, dans une région qui refuſe généralement ce qu’exige la conſtruction des navires, quelles reſſources a-t-on imaginées ? les chantiers du Pégu.

Le Pégu eſt ſitué ſur le golfe de Bengale, entre les royaumes d’Aracan & de Siam. Les révolutions, ſi fréquentes dans tous les empires deſpotiques de l’Aſie, s’y ſont répétées plus ſouvent qu’ailleurs. On l’a vu alternativement le centre d’une grande puiſſance & la province de pluſieurs états qui ne l’égaloient pas en étendue. Il eſt aujourd’hui dans la dépendance d’Ava, où les Arméniens ſeuls achètent tout ce que le Pégu fournit de topazes, de ſaphirs, d’amétiſtes & de rubis.

Le ſeul port du Pégu où il ſoit permis d’aborder, s’appelle Syriam. Les Portugais en furent allez long-tems les maîtres. Il avoit alors un éclat qui diſparut avec les proſpérités de cette nation brillante. On le vit ſe ranimer, lorſque les Européens établis dans le Bengale imaginèrent d’y faire conſtruire les nombreux bâtimens qu’exigeoit l’étendue de leurs liaiſons maritimes : mais les matériaux qui y étoient employés s’étant trouvés de mauvaiſe qualité, il fallut y renoncer ; & la rade retomba encore dans l’obſcurité. Tout s’y réduit aujourd’hui à l’échange de quelques toiles communes des rives du Gange ou de la côte de Coromandel, contre de la cire, du bois, de l’étain & de l’ivoire.

Une branche plus conſidérable de commerce que les Européens de Bengale font avec le reſte de l’Inde, c’eſt celui de l’opium. L’opium eſt le produit du pavot blanc des jardins, dont toutes les parties rendent un ſuc laiteux. Cette plante qui périt tous les ans, a des feuilles oblongues, ſinuées, de couleur de vert de mer, diſposées alternativement ſur une tige liſſe, peu rameuſe, & de trois pieds de hauteur. Chaque rameau eſt preſque nu, terminé par une ſeule fleur aſſez grande, composée d’un calice à deux feuilles, quatre pétales blancs ou roſes, & beaucoup d’étamines attachées ſous le piſtil qu’elles entourent. Celui-ci devient une coque ou tête ſphérique, garnie d’un chapiteau rayonné & rempli d’un nombre prodigieux de ſemences arrondies, blanches & huileuſes. Lorſque le pavot eſt dans la force de ſa fève & que la tête commence à groſſir, on lui fait une ou pluſieurs inciſions d’où découlent quelques larmes de la liqueur laiteuſe qu’elle contient, & que l’on recueille lorſqu’elle eſt figée. L’opération ſe répète juſqu’à trois fois ; mais le produit va toujours en diminuant, pour la quantité & pour la qualité. Après que l’opium a été recueilli, on l’humecte & on le pétrit avec de l’eau ou du miel, juſqu’à ce qu’il ait acquis la conſiſtance, la viſcoſité, & l’éclat de la poix bien préparée. On le réduit en petits pains. On eſtime celui qui eſt un peu mou, qui obéit ſous le doigt, qui eſt inflammable, d’une couleur brune & noirâtre, d’une odeur forte & puante. Celui qui eſt ſec, friable, brûlé, mêlé de terre & de ſable, doit être rejetté. Selon les différentes préparations qu’on lui donne, & les doſes qu’on en prend, il aſſoupit, il procure des idées agréables, ou il rend furieux.

Le méconium, ou opium commun, ſe prépare en exprimant les têtes déjà incitées. Le ſuc qui en fort, mêlé avec les larmes les moins belles, eſt pétri, arrosé d’eau & figuré en pain que l’on apporte en Europe. Comme il eſt ſouvent mélangé, on le purifie avant de l’employer.

La province de Bahar, eſt le pays de l’univers où le pavot eſt le plus cultivé. Ses campagnes en ſont couvertes. Indépendamment de l’opium qui va dans les terres, il en ſort tous les ans par mer, ſix cens mille livres peſant. Cet opium n’eſt pas raffiné, comme celui de Syrie & de Perſe, dont nous nous ſervons en Europe. Ce n’eſt qu’une pâte ſans préparation, qui fait dix fois moins d’effet que l’autre.

Les peuples, qui ſont à l’Eſt de l’Inde, ont tous le goût le plus vif pour l’opium. Vainement les loix de la Chine ont condamné au feu, les vaiſſeaux qui en porteroient dans l’empire, les maiſons qui le recevroient ; la conſommation n’en a pas été moins forte. Elle eſt encore plus conſidérable à Malaca, à Bornéo, dans les Moluques, à Java, à Macaſſar, à Sumatra, dans toutes les iſles de cet archipel immenſe. Ces Inſulaires le fument avec le tabac. Ceux d’entre eux qui veulent tenter quelque action déſeſpérée, s’enivrent de cette fumée. Dans leur ivreſſe, ils ſe jettent ſur le premier objet qui ſe préſente, ſur un homme qu’ils n’ont jamais vu, comme ſur l’ennemi le plus implacable. Ces atrocités n’ont pas convaincu les Hollandois, maîtres des lieux où l’opium à de plus dangereuſes influences, de l’obligation d’en arrêter ou même d’en borner l’uſage. Plutôt que de ſe priver du bénéfice très-conſidérable que ſa vente leur procuroit, ils ont autorisé tous les citoyens à maſſacrer ceux de ces furieux qui courroient les rues avec des armes. Ainſi certaines légiſlations introduiſent ou nourriſſent des paſſions ou des opinions dangereuſes ; & quand on a donné ces maladies aux peuples, on ne fait, d’autre remède que la mort ou les ſupplices.

Les Anglois, qui prennent à cet odieux commerce autant de part qu’il leur eſt poſſible, ont d’autres branches qui leur ſont plus particulières. Ils portent à la côte de Coromandel du riz & du ſucre, qui leur ſont payés avec des métaux. Ils portent au Malabar des toiles qu’ils échangent contre des épiceries, & à Surate des ſoies qu’ils échangent contre du coton. Ils portent du riz, de la gomme-lacque, des toileries dans le golfe Perſique, d’où ils retirent des fruits ſecs, de l’eau roſe & ſurtout de l’or. Ils portent des cargaiſons riches & variées à la mer Rouge qui ne fournit guère que de l’argent. Toutes ces liaiſons avec les différentes échelles de l’Inde font entrer chaque année vingt-cinq à trente millions dans le Bengale.

Quoique ce commerce paſſe par les mains des Européens & ſe faſſe ſous leur pavillon, il n’eſt pas tout entier pour leur compte. À la vérité les Mogols, communément bornés aux places du gouvernement, prennent rarement intérêt dans ces armemens : mais les Arméniens qui, depuis les révolutions de Perſe, ſe ſont fixés ſur les bords du Gange où ils ne faiſoient autrefois que des voyages, y placent volontiers leurs capitaux. Les fonds des Indiens y ſont encore plus conſidérables. L’impoſſibilité où ſont les naturels du pays de jouir de leurs richeſſes, ſous un gouvernement oppreſſeur, ne les empêche pas de travailler continuellement à les augmenter. Comme ils courroient trop de riſque à faire le négoce à découvert, ils ſont réduits à chercher des voies détournées. Dès qu’il arrive un Européen, les Gentils qui ſe connoiſſent mieux en hommes qu’on ne penſe, l’étudient ; & s’ils lui trouvent de l’économie, de l’activité, de l’intelligence, ils s’offrent à lui pour courtiers & pour caiſſiers ; ils lui prêtent ou lui font trouver de l’argent à la groſſe ou à intérêt. Cet intérêt, qui eſt ordinairement de neuf pour cent au moins, devient plus fort, lorſqu’on eſt réduit à emprunter des Chetz.

C’eſt une famille d’Indiens, puiſſante de tems immémorial ſur le Gange. Ses richeſſes ont mis long-tems dans ſes mains la banque de la cour, la ferme générale du pays & la direction des monnoies, qu’elle frappe tous les ans d’un nouveau coin, pour renouveler tous les ans les bénéfices de cette opération. Tant de moyens réunis, l’ont miſe en état de prêter à la fois au gouvernement, quarante, ſoixante, & juſqu’à cent millions. Lorſqu’on n’a pas pu ou voulu les lui rendre, il lui a été permis de ſe dédommager en opprimant les peuples. Une fortune ſi prodigieuſe & ſi ſoutenue dans le centre de la tyrannie, au milieu des révolutions, paroit incroyable. Il n’eſt pas poſſible de comprendre, comment cet édifice a pu s’élever, comment ſur-tout il a pu durer. Pour débrouiller ce myſtère, il faut ſavoir que cette famille a toujours eu une influence décidée à la cour de Delhy, que les nababs, les rajas de Bengale ſe ſont mis dans ſa dépendance ; que ce qui entoure le ſouba, lui a été conſtamment vendu ; que le ſouba lui-même s’eſt soutenu, ou a été précipité par les intrigues de cette famille. Ajoutons que ses membres, ses trésors étant dispersés, il n’a jamais été possible de lui faire qu’un demi-mal, qui lui auroit laissé plus de ressources qu’il n’en falloit pour pousser sa vengeance aux derniers excès. Son despotisme s’étendit jusque sur les Européens qui avoient formé des comptoirs dans cette région. Ils se présentèrent d’eux-mêmes au joug, en empruntant de ces avides financiers des sommes immenses à un intérêt apparent de dix pour cent, mais en effet de plus de douze, par la différence des monnoies qu’on en recevoit, & de celles qu’il leur falloit rendre.

Les Portugais qui abordèrent au Bengale long-tems avant les autres navigateurs de l’Europe, s’établirent à Chatigan, port situé sur la frontière d’Aracan, non loin de la branche la plus orientale du Gange. Les Hollandois qui, sans se commettre avec des ennemis alors redoutables, vouloient avoir part à leur fortune, cherchèrent la rade qui, sans nuire à leur projet, les exposoit le moins aux hostilités. En 1603, ils jetèrent les yeux sur Balassor ; & tous leurs rivaux, plutôt par imitation que par des combinaiſons bien raiſonnées, ſuivirent cet exemple. L’expérience apprit à ces négocians qu’il leur convenoit de ſe rapprocher des différens marchés d’où ſortoient leurs riches cargaiſons ; & ils remontèrent le bras du Gange qui, après s’être séparé du corps du fleuve à Morchia, ſe perd dans l’Océan ſous le nom de rivière d’Ougly. Le gouvernement du pays leur permit de placer des loges dans tous les lieux abondans en manufactures ; il leur accorda même très-imprudemment la liberté d’élever des fortifications ſur les bords de cette rivière.

En la remontant, on trouva d’abord l’établiſſement Anglois de Calcutta, où l’air eſt mal ſain & l’ancrage très-peu sûr. Malgré ces inconvéniens, cette ville où la liberté & la sûreté avoient ſucceſſivement attiré beaucoup de riches négocians, Arméniens, Maures & Indiens, a vu ſa population s’élever à ſix cens mille âmes dans les derniers tems. Du côté de terre elle ſeroit abſolument ouverte aux ennemis, s’il en exiſtoit ou s’ils étoient à craindre : mais le fort Williams, qui n’en eſt éloigné que d’un demi-mille, la défendroit contre des forces arrivées d’Europe pour l’attaquer ou pour la bombarder. C’eſt un octogone régulier, avec huit baſtions, pluſieurs contre-gardes & quelques demi-lunes, ſans glacis ni chemin couvert. Le foſſé de cette place, dont la conſtruction a coûté plus de vingt millions, peut avoir cent ſoixante pieds de large ſur dix-huit de profondeur.

Six lieues au-deſſus, ſe voit Frédéric Nagor, fondé en 1756 par les Danois, pour remplacer une colonie ancienne, où ils n’avoient pu ſe ſoutenir. Cet établiſſement n’a encore acquis aucune conſiſtance, & tout porte à croire qu’il ne ſera jamais grand choſe.

Chandernagor, ſitué deux lieues & demie plus haut, appartient aux François. Il a l’inconvénient d’être un peu dominé du côté de l’Oueſt : mais ſon port eſt excellent, & l’air y eſt auſſi pur qu’il puiſſe l’être ſur les bords du Gange. Toutes les fois qu’on veut élever des édifices qui doivent avoir de la ſolidité, il faut, comme dans tout le reſte du Bengale, bâtir ſur pilotis, parce qu’il eſt impoſſible de creuſer la terre, ſans trouver l’eau à trois ou quatre pieds. On voit ſur ſon territoire, qui n’a guère qu’une lieue de circonférence, quelques manufactures, que la persécution y a pouſſées comme dans les autres comptoirs Européens.

À un mille de Chandernagor, eſt Chinchura, plus connu ſous le nom d’Ougly, parce qu’il eſt ſitué près des fauxbourgs de cette ville, autrefois célèbre. Les Hollandois n’y ont de propriété que celle de leur fort. Les habitations dont il eſt environné, dépendent du gouvernement du pays, qui ſouvent s’y fait ſentir par ſes extorſions. Un autre inconvénient de cet établiſſement ; c’eſt qu’un banc de ſable empêche que les vaiſſeaux ne puiſſent y arriver : ils s’arrêtent vingt milles au-deſſous de Calcutta, à Fulta, ce qui multiplie les frais d’adminiſtration.

Les Portugais avoient autrefois établi leur commerce à Bandel, à quatre-vingts lieues de l’embouchure du Gange, & à un quart de lieue au-deſſus d’Ougly. On y voit encore leur pavillon avec un petit nombre de misérables, qui ont oublié leur patrie, après en avoir été oubliés.

Si l’on en excepte les mois d’octobre, de novembre & de décembre, où des ouragans fréquens, preſque continuels, rendent le golfe de Bengale impraticable, les vaiſſeaux Européens peuvent entrer le reſte de l’année dans le Gange. Ceux qui veulent remonter ce fleuve, reconnoiſſent auparavant la Pointe des Palmiers. Ils y ſont reçus par des pilotes de leur nation, fixés à Balaſſor. L’argent qu’ils portent eſt mis dans des chaloupes nommées bots, du port de ſoixante à cent tonneaux, qui vont toujours devant les navires. Ils arrivent par un canal étroit, entre deux bancs de ſable, dans la rivière d’Ougly. Ils s’arrêtoient autrefois à Coulpy : mais avec le tems ils ont osé braver les courans, les bancs mouvans & élevés qui ſembloient fermer la navigation du fleuve ; & ils ſe ſont rendus à leur deſtination reſpective. Cette audace a été ſuivie de pluſieurs naufrages, dont le nombre a diminué à meſure qu’on a acquis de l’expérience, & que l’eſprit d’obſervation s’eſt étendu. Il faut eſpérer que l’exemple de l’amiral Watſon, qui, avec un vaiſſeau de ſoixante-dix canons, eſt remonté juſqu’à Chandernagor, ne ſera pas perdu. Si l’on en ſait profiter, on épargnera beaucoup de tems, de ſoins & de dépenſes.

Outre cette grande navigation, il y en a une autre pour faire arriver les marchandiſes, des lieux mêmes qui les produiſent, au chef-lieu de chaque compagnie. De petites flottes, composées de quatre-vingt, cent bateaux, ou même davantage, ſervent à cet uſage. Juſqu’à ces derniers tems on y plaçoit des ſoldats noirs ou blancs, néceſſaires pour réprimer l’avidité inſatiable des nababs & des rajas, qu’on trouvoit ſur la route. Ce qu’on tire du haut Gange, de Patna, de Caſſimbazar, deſcend par la rivière d’Ougly. Les marchandiſes des autres branches du fleuve, toutes navigables dans l’intérieur des terres, & communiquant les unes aux autres, ſurtout vers le bas du Gange, entrent dans la rivière d’Ougly par Rangafoula & Baratola, à quinze ou vingt lieues de la mer. Elles remontent de-là, au principal établiſſement de chaque nation.

Il ſort du Bengale pour l’Europe du muſc, de la lacque, du bois rouge, du poivre, des cauris, quelques autres articles peu conſidérables, qui y ont été portés d’ailleurs. Ceux qui lui ſont propres, ſont le borax, le ſalpêtre, la ſoie & les ſoieries, les mouſſelines, & cent eſpèces de toiles différentes.

Le borax, qui ſe trouve dans la province de Patna, eſt une ſubſtance ſaline, que les chymiſtes Européens ont vainement tenté de contrefaire. Quelques-uns d’entre eux le regardent comme un ſel alkali, qui ſe trouve tout formé dans cette riche partie de l’Indoſtan ; d’autres veulent qu’il ſoit le produit des volcans ou des incendies ſouterreins.

Quoi qu’il en ſoit, le borax ſert très-utilement dans le travail des métaux, dont il facilité la fuſion & la purification. Convertie promptement en verre par l’action du feu, cette ſubſtance ſe charge des parties étrangères avec leſquelles ces métaux ſont combinés, & les réduit en ſcories. Le borax eſt même d’une néceſſité indiſpenſable pour les eſſais des mines, & pour la ſoudure des métaux. Il n’y a que les Hollandois qui ſachent le purifier. Ce ſecret leur fut apporté, dit-on, par quelques familles Vénitiennes, qui allèrent chercher dans les Provinces-Unies une liberté qu’elles ne trouvoient pas ſous le joug de leur ariſtocratie.

Le ſalpêtre vient auſſi de Patna. Il eſt tiré d’une argile tantôt noire, tantôt blanchâtre, & quelquefois rouſſe. On la raffine en creuſant une grande foſſe, dans laquelle on met cette terre nitreuſe, qu’on détrempe de beaucoup d’eau, & qu’on remue, juſqu’à ce qu’elle ſoit devenue une bouillie liquide. L’eau en ayant tiré tous les ſels, & la matière la plus épaiſſe s’étant précipitée au fond, on prend les parties les plus fluides, qu’on verſe dans une autre foſſe plus petite que la première. Cette matière s’étant de nouveau purifiée, on enlève le plus clair qui ſurnage, & qui forme une eau toute nitreuſe. On la fait bouillir dans des chaudières ; on l’écume à meſure qu’elle cuit, & l’on en tire au bout de quelques heures, un ſel de nitre infiniment ſupérieur à celui qu’on trouve ailleurs. Les Européens en exportent pour les beſoins de leurs colonies d’Aſie, ou de leurs métropoles, environ dix millions peſant. La livre s’achète ſur les lieux trois ſols au plus, & nous eſt revendue dix ſols, au moins.

Caſſimbazar, qui s’eſt enrichi de la ruine de Malde, & de Rajamohol, eſt le marché général de la ſoie de Bengale, & c’eſt ſon territoire qui en fournit la plus grande partie. Les vers y ſont élevés & nourris comme ailleurs : mais la chaleur du climat les y fait éclore & proſpérer tous les mois de l’année. On y fabrique une grande quantité d’étoffes de ſoie pure, de coton & de ſoie. Les premières ſe conſomment la plupart à Delhy, ou dans nos régions ſeptentrionales ; les autres habillent pluſieurs contrées de l’Aſie. À l’égard de la ſoie en nature, on pouvoit évaluer autrefois à trois ou quatre cens milliers ce que l’Europe en employoit dans ſes manufactures : mais depuis quelques années, les Anglois en portent une grande quantité pour leur uſage & pour celui des autres nations. En général, elle eſt très-commune, mal filée, & ne prend nul éclat dans la teinture. On ne peut guère l’employer que pour la trame, dans les étoffes brochées.

Le coton a plus de perfection. Il eſt propre à tout. On l’emploie utilement dans cent eſpèces de toiles, qui ſont conſommées ſur le globe entier. Celle qui eſt d’un uſage plus univerſel, & qui eſt plus particulière au Bengale, c’eſt la mouſſeline unie, rayée ou brodée. La fabrication en eſt facile dans la ſaiſon pluvieuſe, parce qu’alors les matières prêtent plus & caſſent moins. Durant le reſte de l’année, les tiſſerands, remplacent, autant qu’il eſt poſſible, cette humidité de l’air, par des vaſes d’eau qu’ils ne manquent jamais de mettre ſous leurs métiers.

Quoique les ateliers d’où ſortent les toiles, ſoient répandus dans la majeure partie du Bengale, Daca peut en être regardé comme le marché général. Juſqu’à ces derniers tems, Delhy & Moxudabad en tiroient les toiles néceſſaires à leur conſommation. Chacune des deux cours y entretenoit un agent, chargé de les faire fabriquer. Il avoit une autorité indépendante du magiſtrat ſur tous les ouvriers dont l’induſtrie avoit quelque rapport à l’objet de ſa commiſſion. C’étoit un malheur pour eux de paroître trop habiles, parce qu’on les forçoit à ne travailler que pour le gouvernement, qui les payoit mal, & les tenoit dans une ſorte de captivité. Lorſque les caprices de la tyrannie étoient ſatiſfaits, il étoit permis aux Européens, aux autres étrangers, aux régnicoles, de commencer leurs achats : encore étoient-ils obligés d’employer des courtiers établis par le miniſtère, & auſſi corrompus que lui. Ces gênes & ces rigueurs étouffoient l’induſtrie, fille de la néceſſité, mais compagne de la liberté.

Les révolutions qui ont donné de nouveaux ſouverains au Bengale, ont dû introduire d’autres maximes. Cependant, nous ne voyons pas que les ouvrages qui en arrivent, ſoient moins imparfaits qu’ils l’étoient avant cette époque. Ne ſe pourroit-il pas que ceux qui les fabriquent n’euſſent pas réellement changé de condition ? En ceſſant d’être les eſclaves de leurs nababs, peut-être ont-ils reçu des chaînes tout auſſi peſantes.

Vingt millions payoient, il n’y a que peu d’années, tous les achats faits dans le Bengale par les nations Européennes. Leur fer, leur plomb, leur cuivre, leurs étoffes de laine, les épiceries des Hollandois, couvroient à-peu-près le tiers de ces valeurs : on ſoldoit le reſte avec de l’argent. Depuis que les Anglois ſe ſont rendus maîtres de cette riche contrée, elle a vu augmenter ſes exportations, & diminuer ſa recette ; parce que les conquérans ont enlevé une plus grande quantité de marchandiſes, & qu’ils ont trouvé dans les revenus du pays de quoi les payer. On peut préſumer que cette révolution dans le commerce de Bengale n’eſt pas à ſon terme, & qu’elle aura tôt ou tard des ſuites & des effets plus conſidérables.