Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 36

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XXXVI. Meſures priſes par les Anglois pour ſe maintenir dans le Bengale.

Les arrangemens imaginés, pour donner de la ſtabilité à une ſituation ſi favorable, ſont peut-être les plus raiſonnables qu’il fût poſſible de faire. L’Angleterre a aujourd’hui, dans l’Inde, le fonds de neuf mille huit cens hommes de troupes Européennes ; elle y a cinquante-quatre mille Cipayes, bien payés, bien armés, bien diſciplinés. Trois mille de ces Européens, vingt-cinq mille de ces Cipayes ſont diſpersés ſur les bords du Gange.

Le corps le plus conſidérable de ces troupes a été placé à Bénarès, autrefois le berceau des ſciences Indiennes, & encore aujourd’hui la plus fameuſe académie de ces riches contrées, où l’avarice Européenne ne reſpecte rien. On a choiſi cette poſition ; parce qu’elle a paru favorable pour arrêter les peuples belliqueux qui pourroient deſcendre des montagnes du Nord, & qu’en cas d’attaque, il ſeroit moins ruineux de ſoutenir la guerre ſur un territoire étranger, que ſur celui dont on perçoit les revenus. Au Midi, l’on a occupé, autant qu’il étoit poſſible, tous les défilés par leſquels un ennemi actif & entreprenant pourroit chercher à pénétrer dans la province. Daca, qui en eſt le centre, voit ſous ſes murs une force conſidérable, toujours prête à voler par-tout où ſa préſence deviendroit néceſſaire. Tous les nababs, tous les rajas, qui dépendent de la ſoubabie de Bengale, ſont déſarmés, entourés d’eſpions, pour découvrir les conſpirations, & de troupes pour les diſſiper.

En cas d’une révolution malheureuſe, qui réduiroit le conquérant à lever ſes quartiers & à abandonner ſes poſtes, on a conſtruit, près de Calcutta, le fort Williams, qui, au beſoin, ſerviroit d’aſyle à l’armée, forcée de ſe replier, & qui lui donneroit le tems d’attendre les ſecours néceſſaires pour recouvrer ſa ſupériorité.

Malgré la ſageſſe des précautions que les Anglois ont priſes, ils ne ſont, & ils ne ſauroient être ſans inquiétude. La puiſſance Mogole peut s’affermir, & chercher à délivrer d’un joug étranger la plus belle de ſes provinces. On doit craindre que des nations barbares ne ſoient attirées de nouveau dans ce doux climat. Les princes divisés mettront peut-être fin à leurs diſcordes, & ſe réuniront pour leur liberté commune. Il n’eſt pas impoſſible que les ſoldats Indiens qui font actuellement la force de l’Anglois conquérant, tournent un jour contre lui les armes dont il leur a enſeigné l’uſage. Sa grandeur, uniquement fondée ſur l’illuſion, peut même s’écrouler, ſans qu’il ſoit chaſſé de la poſſesſion. Perſonne n’ignore que les Marattes jettent toujours leurs regards ſur ce beau pays, & le menacent continuellement d’une irruption. Si l’on ne réuſſit pas à détourner, par la corruption ou par l’intrigue, ce dangereux orage, le Bengale ſera pillé, ravagé, quelques meſures qu’on puiſſe prendre contre une cavalerie légère, dont la célérité eſt au-deſſus de tout ce qu’on peut dire. Les courſes de ces brigands pourront ſe répéter ; & il y aura alors néceſſairement moins de tributs & plus de dépenſe.