Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 39

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XXXIX. Meſures priſes par le gouvernement & par la compagnie elle-même, pour faire finir les déprédations de tous les genres.

Ces eſpérances, fondées ſur la haute opinion que devoit inſpirer la légiftation Britannique, furent-elles enfin réaliſéés ? On en jugera.

D’abord, pour prévenir une banqueroute inévitable, & dont le contre-coup ſe ſeroit étendu au loin, le gouvernement permit que la compagnie empruntât 31 500 000 livres, à un intérêt de quatre pour cent. Cette ſomme a été ſucceſſivement rembourſée, & le dernier paiement a été fait au mois de décembre 1776.

Le parlement déchargea enſuite la compagnie du tribut annuel de 9 000 000 liv. que, depuis 1769, elle payoit au fiſc. L’époque du renouvellement de cette contribution ne fut pas fixée. On arrêta ſeulement que les intéreſſés ne pourroient pas toucher un dividende de plus de huit pour cent, ſans partager le ſurplus avec le gouvernement.

Le ſort des intéreſſés occupa auſſi l’autorité. Le commerce des Indes étoit mal connu, & conduit ſur des principes très-variables dans le dernier ſiècle. Il arrivoit de-là que, dans quelques circonſtances, on y faiſoit d’énormes bénéfices, & d’autres fois d’aſſez grandes pertes. Les répartitions que recevoient les actionnaires, ſuivoient le cours de ces irrégularités. Avec le tems, elles le rapprochèrent davantage, mais ſans être jamais égales. En 1708, le dividende n’étoit que de cinq pour cent. On le porta à huit en 1709, & à neuf en 1710. Il fut de dix les onze années ſuivantes, & de huit ſeulement depuis 1721 juſqu’en 1731. De 1731 à 1743, il ne paſſa pas ſept pour cent. De 1743 à 1756, il s’éleva à huit, mais pour retomber à ſix depuis 1756 juſqu’en 1766. En 1767, il monta à dix & augmenta de deux ſucceſſivement les années ſuivantes. En 1771, on le pouſſa juſqu’à douze & demi : mais dix-huit mois après, le parlement le réduiſit à ſix, pied ſur lequel il devoit reſter juſqu’au paiement de l’emprunt de 31 500 000 livres. La compagnie ayant rempli cet engagement, hauſſa ſon dividende à ſept ; & enſuite à huit, lorſqu’elle eut éteint la moitié de ſa dette, connue ſous le titre de billets d’engagement, & qui étoit de 67 500 000 livres.

Depuis l’origine de la compagnie, les intéreſſés avoient toujours choiſi chaque année vingt-quatre d’entre eux, pour conduire leurs affaires. Quoique ces agens puſſent être réélus juſqu’à trois fois de ſuite, & que les plus accrédités réuſſiſſent aſſez ſouvent à ſe procurer cet avantage, ils étoient dans une trop grande dépendance de leurs commettans, pour former des plans bien ſuivis, & avoir une conduite courageuſe. Le parlement ordonna que, dans la ſuite, tout directeur le ſeroit quatre ans, & que le quart de la direction ſeroit renouvellé chaque année.

La confuſion qui régnoit dans les délibérations, donna l’idée d’un autre règlement. Juſqu’alors les aſſemblées publiques avoient été tumultueuſes, parce que le droit d’opiner appartenoit à tout poſſeſſeur de 11 250 liv. On arrêta que, dans la ſuite, le ſuffrage ne ſeroit accordé qu’à ceux qui auroient le double de cette ſomme. Ils furent même aſtreints à affirmer, ſous ſerment, qu’ils étoient véritablement propriétaires de ce capital, & qu’ils l’étoient depuis un an entier.

Le gouvernement avoit, diſoit-on, des vues ultérieures. Il ſe propoſoit de réduire le nombre des directeurs à quinze, de porter leurs appointemens de 22 500 liv. à 45 000 liv. & de les affranchir de la ſurveillance des actionnaires. Si ce plan, qui devoit donner une ſi grande influence au miniſtère, a été réellement formé, il faut que des circonſtances imprévues en aient empêché l’exécution.

Indépendamment des changemens ordonnés par le parlement, la compagnie fit elle-même un arrangement d’une utilité ſenſible.

Ce grand corps conçut, dès ſon origine, l’ambition d’avoir une marine. Elle n’exiſtoit plus, lorſqu’il reprit ſon commerce, au tems du protectorat. Preſſé alors de jouir, il ſe détermina à ſe ſervir des bâtimens particuliers ; & ce qu’il avoit fait par néceſſité, il le continua depuis par économie. Des négocians lui frétoient des vaiſſeaux, tout équipés, tout avitaillés, pour porter dans l’Inde & pour en reporter le nombre des tonneaux dont on étoit convenu. Le tems qu’ils devoient s’arrêter dans le lieu de leur deſtination, étoit toujours fixé. Ceux auxquels on n’y pouvoit pas donner de cargaiſon, étoient communément occupés par quelque marchand libre, qui ſe chargeoit volontiers du dédommagement dû à l’armateur. Ils devoient être expédiés, les premiers, l’année ſuivante, afin que leurs agrès ne s’usâſſent pas trop. Dans un cas de néceſſité, la compagnie leur en fourniſſoit de ſes magaſins ; mais elle ſe les faiſoit payer au prix ſtipulé, de cinquante pour cent de bénéfice.

Les bâtimens, employés à cette navigation, portoient depuis ſix cens juſqu’à huit cens tonneaux. La compagnie n’y prenoit, à leur départ, que la place dont elle avoit beſoin pour ſon fer, ſon plomb, ſon cuivre, ſes étoffes de laine & des vins de Madère, les ſeules marchandiſes qu’elle envoyât aux Indes. Les propriétaires pouvoient remplir ce qui reſtoit d’eſpace dans le navire des vivres néceſſaires pour un ſi grand voyage, & de tous les objets dont le corps qu’ils ſervoient ne faiſoit pas commerce. Au retour, ils avoient auſſi le droit de diſpoſer de l’eſpace de trente tonneaux que, par leur contrat, ils n’avoient pas cédé. Ils étoient même autorisés à y placer les mêmes choſes que recevoit la compagnie : mais avec l’obligation de lui payer trente pour cent de la valeur de ces marchandiſes.

Ce droit, en 1773 fut réduit à la moitié, dans l’eſpérance que cette faveur engageroit les armateurs & leurs agens à mieux remplir leurs obligations, & qu’elle feroit ceſſer les importations frauduleuſes. Le nouvel arrangement n’ayant pas produit l’effet qu’on en attendoit, la compagnie a pris enfin le parti de s’approprier toute la capacité des bâtimens. Depuis cette réſolution, elle importe la même quantité de marchandiſes ſur un plus petit nombre de vaiſſeaux, & fait annuellement une économie de 2 250 000 liv. En 1777, elle n’a expédié que quarante-cinq navires, formant trente-trois mille cent ſoixante & un tonneau, & montée par quatre mille cinq cens hommes d’équipage.

Le chirurgien de chaque bâtiment arrivé des Indes, reçoit, outre ſes appointemens, vingt-quatre livres de gratification pour chacun des individus qu’il ramène en Europe. On a pensé avec raiſon que ce chirurgien, mieux récompensé, prendroit plus de ſoin de ceux qu’on lui confioit, & que la vie d’un matelot valoit mieux qu’une guinée. Si le même uſage ne s’eſt pas établi ailleurs, c’eſt qu’on y eſtime plus le chirurgien, ou qu’on y fait moins de cas de l’homme.

La réforme, introduite en Europe dans le régime de la compagnie, étoit ſage & néceſſaire : mais c’étoit ſur-tout aux Indes que l’humanité, que la juſtice, que la politique étoient outragées. Ces terribles vérités n’échappèrent pas au gouvernement ; & l’on va voir quels moyens il imagina pour rétablir l’ordre.

Les membres les plus hardis ou les plus ambitieux de l’adminiſtration, penſoient qu’il falloit engager le corps légiſlatif à décider que les acquiſitions territoriales faites en Aſie n’appartenoient pas à la compagnie, mais à la nation qui s’en mettroit en poſſeſſion ſans retardement. Ce ſyſtême, de quelques raiſonnemens qu’on l’eût étayé, auroit été sûrement rejeté. Les citoyens les moins éclairés auroient vu que cet ordre de choſes devoit donner trop d’influence à la couronne ; il auroit alarmé juſqu’à ces âmes vénales qui, juſqu’alors avoient été les plus favorables à l’autorité royale.

Le parlement crut donc devoir ſe borner à établir pour le Bengale un conſeil ſuprême composé de cinq membres dont les places, à meſure qu’elles deviendront vacantes, ſeront remplies par la compagnie, mais avec l’approbation du monarque. L’adminiſtration abſolue de toutes les provinces conquiſes dans cette région, fut déférée à ce conſeil. Sa juriſdiction s’étend même ſur toutes les autres contrées de l’Inde où les Anglois ont des poſſeſſions. Ceux qui y exercent l’autorité ne peuvent faire, ſans ſon aveu, ni la guerre, ni la paix, ni aucun traité avec les princes du pays. Il doit obéir aux ordres qui lui viennent de la direction, qui de ſon côté eſt obligée de remettre au miniſtre toutes les informations qu’elle reçoit. Quoique les opérations du commerce ne ſoient pas aſſujetties à ſon inſpection, il en eſt réellement l’arbitre ; parce qu’ayant ſeul la diſpoſition des revenus publics, il peut, à ſon gré, accorder ou refuſer des avances.

Après avoir mis les rives du Gange ſous une forme de gouvernement plus ſupportable, il fallut s’occuper du ſoin de punir ou même de prévenir les atrocités qui ſouilloient de plus en plus cette riche partie de l’Aſie. On permit que dans les autres établiſſemens la juſtice civile & criminelle continuât à être rendue par les principaux agens de la compagnie : mais il fut créé par le parlement, pour le Bengale, un tribunal composé de quatre magiſtrats, dont la nomination appartient au trône, & dont les arrêts ne peuvent être caſſés que par le roi en ſon conſeil privé. Tout commerce eſt interdit à ces juges, ainſi qu’aux membres du conſeil ſuprême. Pour les conſoler de cette privation, on leur a aſſigné des honoraires trop conſidérables, au gré des actionnaires obligés de les payer, ſans les avoir, ni réglés, ni accordés.

Un abus & un grand abus, s’étoit introduit aux Indes. On y élevoit de tous côtés des fortifications ſans néceſſité, quelquefois même ſans une utilité apparente. C’étoit la cupidité ſeule des agens de la compagnie qui décidoit de ces conſtructions. Elles avoient coûté plus de cent millions en très-peu d’années. La direction arrêta ce déſordre affreux, en réglant ſagement la ſomme qu’on pourroit employer dans la ſuite à ce genre de défenſe.

L’eſprit d’ordre s’étendit au recouvrement des revenus publics, à la ſolde des troupes, à la marine militaire, aux opérations du commerce, à tous les objets d’adminiſtration.

Le Grand-Mogol s’étoit réfugié dans le Bengale. On lui avoit aſſigné une penſion de 6 240 000 livres pour ſa ſubſiſtance. Il fut replacé ſur le trône par les Marattes, & les Anglois ſe virent déchargés d’une eſpèce de tribut qu’ils ne ſupportoient pas ſans impatience, depuis qu’ils n’avoient plus beſoin de ce foible appui. Le haſard ne les ſervit pas ſi heureuſement pour dépouiller le ſouba de cette contrée ; & cependant ils réduiſirent à 7 680 000 livres le revenu de 12 720 000 livres, que par le traité de 1765 ils s’étoient obligés de lui faire. Son ſucceſſeur fut même borné, en 1771, à 3 840 000 livres, ſous prétexte qu’il étoit mineur. Il doit s’attendre encore à une nouvelle diminution, parce qu’on n’emploie plus ſon nom dont, juſqu’en 1772, on avoit cru devoir ſe ſervir dans tous les actes de ſouveraineté.

Il étoit impoſſible que toutes ces réformes ne comblâſſent le précipice que la préſomption, la négligence, les factions, le brigandage, les délires de tous les genres avoient creuſé à la compagnie. On jugera à quel point ſa ſituation s’eſt améliorée.