Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre III/Chapitre 41

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XLI. Le privilège de la compagnie ſera-t-il renouvellé ?

En 1780, doit expirer le privilège excluſif de la compagnie Sera-t-il renouvelé ? Tout paroît l’annoncer. Après s’être aſſuré de la majeure partie du produit des conquêtes, le gouvernement livrera de nouveau ces régions au génie oppreſſeur du monopole.

« Malheureux Indiens ! tâchez de vous accoutumer à vos fers. En vain on avoit porté vos ſupplications au miniſtère, au sénat, au peuple. Le miniſtère ne penſe qu’à lui ; le sénat eſt en délire ; la portion ſage du peuple eſt muette, ou parle en vain. L’avide & féroce aſſociation de commerçans, qui a causé vos malheurs, les aggrave & en jouit tranquillement. Brigands privilégiés, vous qui tenez depuis ſi long-tems une grande partie du globe ſous les chaînes de la prohibition, & qui l’avez condamné à une éternelle pauvreté, cette tyrannie ne vous ſuffiſoit-elle pas ? falloit-il l’aggraver par des forfaits qui rendirent exécrable le nom de votre patrie ?

» Qu’ai-je dit, votre patrie ! Eſt-ce que vous en avez une ? Mais ſi la voix de l’intérêt particulier eſt la ſeule à laquelle votre oreille puiſſe s’ouvrir, écoutez-la donc. C’eſt elle qui vous crie par ma bouche : Vous vous perdez, vous vous perdez, vous dis-je. Votre tyrannie touche à ſa fin. Après l’uſage monſtrueux que vous avez fait de votre autorité, renouvelée ou non, elle finira. Croyez-vous que la nation, dont il faudra que la démence & l’ivreſſe finiſſent, ne vous demandera pas compte de vos vexations ? que la perte de vos criminelles richeſſes, & peut-être l’effuſion de votre ſang impur, n’expieront pas vos forfaits ? Si vous vous en promettez l’oubli, vous vous trompez. Le ſpectacle de tant de vaſtes contrées pillées, ravagées réduites à la plus cruelle ſervitude, reparoîtra. La terre couvre les cadavres de trois millions d’hommes que vous avez laiſſé ou fait périr : mais ils ſeront exhumés ; ils demanderont vengeance au ciel & à la terre ; & ils l’obtiendront. Le tems & les circonſtances n’auront que ſuſpendu votre châtiment. Oui, je vois arriver le tems de votre rappel & de votre terreur. Je vous vois traîner dans les cachots que vous méritez. Je vous en vois ſortir. Je vous vois pâles & tremblans devant vos Juges, J’entends les cris d’un peuple furieux raſſemblé autour de leurs tribunaux. Le diſcours de l’orateur intimidé eſt interrompu. La pudeur & la crainte l’ont ſaiſi ; il a abandonné votre défenſe ; la confiſcation de vos biens, l’arrêt de votre mort ſont prononcés. Peut-être vous ſouriez de mépris à ma menace. Vous vous êtes perſuadés que celui qui peut jeter des maſſes d’or dans la balance de la juſtice, la fait pencher à ſon gré. Peut-être même vous promettez-vous que la nation corrompue, en prorogeant votre ocroi, s’avouera coupable des crimes que vous avez commis, & complice de ceux que vous commettriez encore ».

Non, non ; il faut que, tôt ou tard, la juſtice ſoit faite. S’il en arrivoit autrement, je m’adreſſerois à la populace. Je lui dirois : Peuples, dont les rugiſſemens ont fait trembler tant de fois vos maîtres, qu’attendez-vous ? pour quel moment réſervez-vous vos flambeaux & les pierres qui pavent vos rues ? Arrachez-les… Mais les citoyens honnêtes, s’il en reſte quelques-uns, s’élèveront enfin. On verra que l’eſprit du monopole eſt petit & cruel. On verra qu’il eſt inſenſible au bien public. On verra qu’il n’eſt contenu, ni par le blâme préſent, ni par le blâme à venir. On verra qu’il n’aperçoit rien au-delà du moment. On verra que dans ſon délire il a prononcé cet arrêt, & qu’il l’a prononcé dans tous les tems & chez toutes les nations.

« Périſſe mon pays, périſſe la contrée où je commande. Périſſe le citoyen & l’étranger. Périſſe mon aſſocié, pourvu que je m’enrichiſſe de ſa dépouille. Tous les lieux de l’univers me ſont égaux. Lorſque j’aurai dévaſté, ſucé, exténué une région, il en reſtera toujours une autre, où je pourrai porter mon or & en jouir en paix ».

Fin du troiſième Livre.