Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 25

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XXV. Meſures que l’on prend en France pour le rétabliſſement des affaires dans l’Inde.

Le poids des malheurs qui accablaient la compagnie dans l’Orient, étoit augmenté par la ſituation non moins fâcheuſe où elle ſe trouvoit en Europe. Il fallut tracer ce double tableau aux actionnaires. Cette vérité amena le déſeſpoir, & ce déſeſpoir enfanta cent ſyſtèmes, la plupart abſurdes. On paſſoit rapidement de l’un à l’autre, ſans qu’aucun put fixer des eſprits pleins d’incertitude & de défiance. Des momens précieux ſe paſſoient en reproches & en invectives. L’aigreur nuiſoit aux délibétations. Perſonne ne pouvoit prévoir où tant de convulſions aboutiroient. Les orages ſe calment enfin, les cœurs s’ouvrent à l’eſpérance. La compagnie, que les ennemis de tout privilège excluſif déſiroient de voir abolie, & dont tant d’intérêts particuliers avoient juré la ruine, eſt maintenue ; & ce qui étoit indiſpenſable, on la reforme.

Parmi les cauſes qui avoient précipité la compagnie dans l’abîme où elle ſe trouvoit, il y en avoit une regardée depuis long-tems comme la ſource de toutes les autres : c’étoit la dépendance, ou plutôt la ſervitude où le gouvernement tenoit ce grand corps depuis près d’un demi-ſiècle.

Des 1723, la cour avait elle-même choiſi les directeurs. En 1730, un commiſſaire du roi fut introduit dans l’adminiſtration de la compagnie. Dès-lors, plus de liberté dans les délibérations ; plus de relation entre les adminiſtrateurs & les propriétaires ; aucun rapport immédiat entre les adminiſtrateurs & le gouvernement. Tout ſe dirigea par l’influence & ſuivant les vues de l’homme de la cour. Le myſtère, ce voile dangereux d’une adminiſtration arbitraire, couvrit toutes les opérations ; & ce ne fut qu’en 1744 qu’on aſſembla les actionnaires. Ils furent autoriſés à nommer des ſyndics, & à faire tous les ans une aſſemblée générale : mais ils n’en furent pas mieux inſtruits de leurs affaires, ni plus maîtres de les diriger. Le prince continua à nommer les directeurs ; & au lieu d’un commiſſaire qu’il avoit eu juſqu’alors dans la compagnie, il voulut en avoir deux.

Dès ce moment, il y eut deux partis. Chacun des commiſſaires forma des projets différens, adopta des protégés, chercha à faire prévaloir ſes vues. De-là, les diviſions, les intrigues, les délations, les haines dont le foyer étoit à Paris, mais qui s’étendirent juſqu’aux Indes, & qui y éclatèrent d’une manière ſi funeſte pour la nation.

Le miniſtère frappé de tant d’abus, & fatigué de ces guerres interminables, y chercha un remède. Il crut l’avoir trouvé en nommant un troiſième commiſſaire. Cet expédient ne fit qu’augmenter le mal. Le deſpotiſme avoit régné lorſqu’il n’y en avoit qu’un ; la diviſion, lorſqu’il y en eut deux ; mais dès l’inſtant qu’il y en eut trois, tout tomba dans l’anarchie. On revint à n’en avoir que deux, qu’on tâcha de concilier le mieux qu’on put ; & il n’y en avoit même qu’un en 1764 ; lorſque les actionnaires demandèrent qu’on rappellât la compagnie à ſon eſſence, en lui rendant ſa liberté.

Ils osèrent dire au gouvernement que c’étoit à lui à s’imputer les malheurs & les fautes de la compagnie, puiſque les actionnaires n’avoient pris aucune part à la conduite de leurs affaires ; qu’elles ne pouvoient être dirigées vers le but le plus utile pour eux & pour l’état, qu’autant qu’elles le ſeroient librement, & qu’on établiroit des relations immédiates entre les propriétaires & les adminiſtrateurs, entre les adminiſtrateurs & le ministère : que toutes les fois qu’il y auroit un intermédiaire, les ordres donnés d’une part, & les représentations faites de l’autre, recevroient nécessairement en passant par les mains, l’impression de ſes vues particulières & de sa volonté personnelle ; en ſorte qu’il seroit toujours le véritable & l’unique administrateur de la compagnie : qu’un adminiſtrateur de cette nature, toujours sans intérêt, souvent sans lumières, sacrifieroit perpétuellement à l’éclat passager de son administration, & à la faveur des gens en place, le bien & l’avantage réel du commerce : qu’on devoit tout attendre au contraire d’une administration libre, choisie par les propriétaires, éclairée par eux, agissant avec eux, & loin de laquelle on écarteroit constamment toute idée de gêne & de contrainte.

Ces raiſons furent senties par le gouvernement. Il assura à la compagnie la liberté par un édit ſolemnel ; & l’on fit quelques réglemens pour donner une nouvelle forme à son administration.

Le but de ces institutions étoit, que la compagnie ne fût plus conduite par des hommes, qui souvent n’étoient pas dignes d’en être les facteurs : que le gouvernement ne s’en mêlât que pour la protéger : qu’elle fût également préſervée & de la ſervitude, ſous laquelle elle avoit conſtamment gémi, & de l’eſprit de myſtère qui avoit perpétué la corruption : qu’il y eût des relations continuelles entre les adminiſtrateurs & les actionnaires : que Paris, privé de l’avantage dont jouiſſent les capitales des autres nations commerçantes, celui d’être un port de mer, pût s’inſtruire du commerce dans des aſſemblées libres & paiſibles : que le citoyen s’y formât enfin des idées juſtes de ce lien puiſſant de toutes les nations, & qu’il apprit, en s’éclairant ſur les ſources de la proſpérité publique, à reſpecter le négociant dont les opérations y contribuent, ainſi qu’à mépriſer les profeſſions qui la détruiſent.

Les événemens qui ſuivirent ces ſages inſtitutions, eurent quelque éclat. On remarqua de tous côtés une grande activité. Durant les cinq années que dura La nouvelle adminiſtration, les ventes s’élevèrent annuellement à près de 18 000 000 livres. Elles n’avoient pas été ſi conſidérables, dans les tems qu’on avoit regardés comme les plus brillans ; puisque depuis 1726, juſques & y compris 1756, elles n’étoient montées qu’à 437 376 284 liv. ce qui faiſoit année commune, paix & guerre, 14 108 912 livres.

Cependant cette apparente proſpérité couvrait des abîmes. Lorſqu’on en ſoupçonna l’exiſtence & qu’on voulut les approfondir, il ſe trouva que la compagnie, à la repriſe de ſon commerce, étoit plus endettée qu’on ne l’avoit cru. C’eſt un événement ordinaire à tous les corps marchands qui ont des affaires compliquées, étendues, éloignées. Preſque jamais ils n’ont une idée juſte de leur ſituation. On attribuera, ſi l’on veut, ce vice à l’infidélité, à la négligence, à l’incapacité de ſes agens : toujours ſera-t-il vrai qu’il exiſte preſque généralement. Le malheur des guerres augmente encore la confuſion. Celle que les François venoient de ſoutenir dans l’Inde, avoit été longue & malheureuſe. Les dépenſes & les déprédations n’en étoient qu’imparfaitement connues ; & la compagnie recommença ſes opérations en comptant ſur un plus grand capital qu’elle ne l’avoit.

Cette erreur, ruineuſe en elle-même, fut ſuivie d’autres erreurs funeſtes, où l’on tomba peut-être pour n’avoir pas aſſez réfléchi ſur les révolutions arrivées depuis peu dans l’Inde. On eſpéra que les ventes de la compagnie s’éleveroient à 25 000 000 liv. & elles reſtèrent au-deſſous de 18 000 000 liv. On eſpéra que les marchandiſes d’Europe ſeroient vendues cinquante pour cent de plus qu’elles n’avoient coûté, & à peine rendirent-elles leur prix originaire. On eſpéra un bénéfice de cent pour cent ſur les productions qu’on rapportoit dans nos climats, & il ne fut pas de ſoixante-douze.

Tous ces mécomptes avoient leur ſource dans la ruine de la conſidération françoiſe dans l’Inde, & dans le pouvoir exorbitant de la nation conquérante, qui venoit d’aſſervir ces régions éloignées : dans la néceſſité où l’on étoit réduit de recevoir ſouvent à crédit de mauvaiſes marchandiſes des négocians Anglois, qui cherchoient à faire paſſer en Europe les fortunes immenſes qu’ils avoient faites en Aſie : dans l’impoſſibilité de ſe procurer les fonds néceſſaires au commerce, ſans en donner un intérêt exorbitant : dans l’obligation d’approviſionner les iſles de France & de Bourbon, avances dont la compagnie fut tard & mal payée par le gouvernement, ainſi que de la gratification qu’on lui avoit accordée pour ſes exportations & ſes importations.

Enfin, dans le plan des adminiſtrateurs, les dépenſes néceſſaires pour l’exploitation du commerce & celles de ſouveraineté, ne devoient pas excéder, chaque année, 4 000 000 livres ; & elles en coûtèrent plus de huit. Les dernières même pouvoient aller plus loin dans la ſuite, étant ſuſceptibles par leur nature de s’étendre & de s’accroître ſuivant les vues politiques du monarque, unique juge de leur importance & de leur néceſſité.

Il étoit impoſſible que, dans cet état de choſes, la compagnie ne dérangeât de plus en plus ſes affaires. Sa ruine & celle de ſes créanciers allait être conſommée, lorſque le gouvernement, averti par des emprunts qui ſe renouvelloient ſans ceſſe, voulut être inſtruit de ſa ſituation. Il ne l’eut pas plutôt connue, qu’il jugea devoir ſuſpendre le privilège excluſif du commerce des Indes. Il faut voir quel étoit alors l’état de la compagnie.