Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 31

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XXXI. État actuel de l’iſle de Bourbon.

Bourbon a ſoixante milles de long ſur quarante-cinq de large : mais la nature a rendu inutile la plus grande partie de ce vaſte eſpace. Trois pics inacceſſibles qui ont ſeize cens toiſes d’élévation ; un affreux volcan, dont les environs ſont toujours brûlés ; d’innombrables ravins d’une pente ſi rapide qu’il n’eſt pas poſſible de les défricher ; des montagnes dont le ſommet eſt conſtamment aride ; des côtes généralement couvertes de cailloux : cette organiſation oppoſe des obſtacles inſurmontables à une culture un peu étendue. La plupart des terres qui peuvent être miſes en valeur ſont même en pente ; & il n’eſt pas rare que les torrens y détruiſent les eſpérances les mieux fondées.

Cependant un beau ciel, un air pur, un climat délicieux, des eaux ſalubres, ont raſſemblé dans l’iſle une population de ſix mille trois cens quarante blancs, bien faits, robuſtes, courageux, repartis dans neuf paroiſſes, dont Saint-Denis eſt la principale. C’étoient, il n’y a que peu d’années, des hommes d’une candeur, d’une équité, d’une modération dignes des premiers âges. La guerre de 1756 altéra un peu leur caractère, mais ſans beaucoup changer leurs mœurs.

Ces vertus ſont d’autant plus remarquables, qu’elles ſont nées, qu’elles ſe ſont maintenues au milieu de vingt-ſix mille cent ſoixante-quinze eſclaves, ſelon le dénombrement de 1776.

À la même époque, la colonie comptoit cinquante-ſept mille huit cens cinquante huit animaux, dont aucun n’étoit conſacré à l’agriculture. À l’exception de deux mille huit cens quatre-vingt-onze chevaux qui ſervoient à différens uſages, tout étoit deſtiné à la ſubſiſtance.

Dans cette année, les récoltes s’élevèrent à cinq millions quatre cens quarante-un mille vingt-cinq quintaux de bled ; à trois millions cent quatre-vingt-onze mille quatre cens quarante tonneaux de riz ; à vingt-deux millions quatre cens ſoixante-un mille huit cens tonneaux de mais ; à deux millions cinq cens quinze mille cent quatre-vingt-dix tonneaux de légumes. La plus grande partie de ces produits fut conſommée à Bourbon même. Le reſte alla alimenter l’iſle de France.

Pour la métropole, la colonie exploitoit huit millions quatre cens quatre-vingt-treize mille cinq cens quatre-vingt-trois cafiers, dont le fruit eſt un des meilleurs après celui d’Arabie. Chacun de ces arbres donnoit originairement près de deux livres de café. Ses produits ſont diminués des trois quarts, depuis qu’il eſt cultivé dans un pays découvert ; qu’on eſt réduit à le placer dans un terrein usé, & que les inſectes l’ont attaqué.

La cour de Verſailles ne s’occupera jamais des progrès d’un établiſſement, où des rivages eſcarpés & un mer violemment agitée rendent la navigation toujours dangereuſe & ſouvent impraticable. On déſireroit plutôt pouvoir l’abandonner, parce qu’il attire puiſſamment une partie des hommes & des moyens qu’on voudroit tous concentrer dans l’iſle de France, qui n’en eſt éloignée que de trente-cinq lieues.