Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IV/Chapitre 6

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VI. Les François font de Surate le centre de leur commerce. Idée du Guzurate, où cette ville eſt ſituée.

Surate avoit été choiſie pour être le centre de toutes les affaires que la compagnie devoit faire dans ces régions. C’étoit de cette ville principale du Guzurate que devoient partir les ordres pour les établiſſemens ſubalternes ; c’étoit-là que devoient ſe réunir les différentes marchandiſes deſtinées pour l’Europe.

Le Guzurate forme une preſqu’iſle entre l’Indus & le Malabar. Il a ſoixante milles de long ſur une largeur preſque égale. Les montagnes d’Arva le séparent du royaume d’Agra. L’Indoſtan n’a pas de province où le ſol ſoit auſſi fertile, mieux arrosé, & coupé par un plus grand nombre de rivières. On déſireroit qu’un vent du Sud, des plus violens, n’en embraſât pas le climat trois mois chaque année. Cette contrée jouiſſoit déjà de grands avantages, lorſqu’une colonie étrangère vint encore augmenter ſes proſpérités.

Dans le ſeptième ſiècle, le dernier roi de Perſe, de la dynaſtie des Sanaſides, fut détrôné par les Mahométans. Pluſieurs de ſes ſujets, mécontens du peuple vainqueur, ſe réfugièrent dans le Koheſtan, d’où, cent ans après, ils deſcendirent à l’iſle d’Ormuz. Bientôt ils firent voile pour l’Inde, & abordèrent heureuſement à Diu. Peu ſatiſfaits encore de cet aſyle, ils ſe rembarquèrent ; & les flots les pouſſèrent ſur une plage riante, entre Daman & Baçaim. Le prince qui donnoit des loix à ce canton, ne conſentit à les recevoir qu’a condition qu’ils dévoileroient les myſtères de leur croyance, qu’ils quitteroient leurs armes, qu’ils parleroient l’idiôme du pays, qu’ils feroient paroître leurs femmes en public ſans voile, & qu’ils célébreroient leurs mariages à l’entrée de la nuit, ſelon la pratique généralement reçue. Comme ces ſtipulations n’avoient rien de contraire au culte qu’ils profeſſoient, les réfugiés les acceptèrent ſans difficulté.

L’habitude du travail, contractée & perpétuée par une heureuſe néceſſité, les fit proſpérer. Aſſez ſages pour ne ſe mêler, ni du gouvernement, ni de la guerre, ils jouirent d’une paix profonde au milieu des révolutions. Cette circonſpection & une grande aiſance augmentèrent beaucoup leur nombre. Ils formèrent toujours, ſous le nom de Parſis, un peuple séparé, par l’attention qu’ils eurent de ne point ſe mêler avec les Indiens, & par l’attachement aux principes religieux qui leur avoient fait quitter leur patrie. Ce ſont ceux de Zoroaſtre : mais un peu altérés par le tems, par l’ignorance & par l’avidité des prêtres.

L’induſtrie, l’activité de ces nouveaux habitans, ſe communiquèrent à la nation hoſpitalière qui les avoit ſi ſagement accueillis. Le ſucre, le bled, l’indigo, d’autres productions furent naturalisées ſur un ſol que des rizières avoient juſqu’alors principalement couvert. On multiplia, on varia, on perfectionna les fruits & les troupeaux. Les campagnes de l’Inde offrirent, pour la première fois, ces haies, ces enclos, ces autres agrémens utiles & champêtres qui embelliſſent ou enrichiſſent quelques-unes de nos contrées. Les ateliers firent les mêmes progrès que les cultures. Le coton prit de plus belles formes, & la ſoie fut enfin miſe en œuvre dans la province. L’accroiſſement des ſubſiſtances, des travaux & de la population, étendit, avec le tems, les relations extérieures.

L’éclat que jettoit le Guzurate excita l’ambition de deux puiſſances redoutables. Tandis que les Portugais le preſſoient du côté de la mer par les ravages qu’ils faiſoient, par les victoires qu’ils remportoient, par la conquête de Diu, regardé avec raiſon comme le boulevart du royaume ; les Mogols, déjà maîtres du Nord de l’Inde, & qui brûloient d’avancer vers les contrées méridionales où étoient le commerce & les richeſſes, le menaçoient dans le continent.

Badur, Patane de nation, qui gouvernoit alors le Guzurate, ſentit l’impoſſibilité de réſiſter à la fois à deux ennemis ſi acharnés. Il crut avoir moins à craindre d’un peuple dont les forces étoient séparées de ſes états, par des mers immenſes, que d’une nation puiſſamment établie aux frontières de ſes provinces. Cette conſidération le réconcilia avec les Portugais. Les ſacrifices qu’il leur fit, les déterminèrent même à joindre leurs troupes aux ſiennes contre Akebar, dont ils ne redoutoient guère moins que lui l’activité & le courage.

Cette alliance déconcerta des hommes qui avoient compté n’avoir affaire qu’à des Indiens. Ils ne pouvoient ſe réſoudre à combattre des Européens qui paſſoient pour invincibles. Les naturels du pays, encore pleins de l’effroi que ces conquérans leur avoient cauſé, les peignoient aux ſoldats Mogols comme des hommes deſcendus du ciel ou ſortis des eaux, d’une eſpèce infiniment ſupérieure aux Aſiatiques en valeur, en génie & en connoiſſances. Déjà l’armée ſaiſie de frayeur, preſſoit ſes généraux de la ramener à Delhy, lorſqu’Akebar, convaincu qu’un prince qui entreprend une grande conquête, doit lui-même commander ſes troupes, vole à ſon camp. Il ne craint pas d’aſſurer ſes troupes qu’elles battront un peuple amolli par le luxe, les richeſſes, les délices, les chaleurs des Indes ; & que la gloire de purger l’Aſie de cette poignée de brigands leur eſt réſervée. L’armée raſſurée, applaudit à l’empereur & marche avec confiance. La bataille s’engage. Les Portugais mal ſecondés par leurs alliés, ſont enveloppés & taillés en pièces. Badur s’enfuit & diſparoit pour toujours. Toutes les villes du Guzurate s’empreſſent d’ouvrir leurs portes au vainqueur. Ce beau royaume devient, en 1565, une province du vaſte empire, qui doit bientôt envahir tout l’Indoſtan.

Le gouvernement Mogol, qui étoit alors dans la force, fit jouir le Guzurate de plus de tranquilité qu’il n’en avoit eu. Cette ſécurité donna une nouvelle impulſion à tous les eſprits. Toutes les facultés ſe développèrent ; & l’on vit tous les genres d’induſtrie acquérir une perfection juſqu’alors inconnue. Il falloit un entrepôt où ſe réuniſſent tant de richeſſes ; & ce fut Surate qui ſe mit en poſſeſſion de cette utile prérogative.