Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 15

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XV. Quel a été, quel eſt au Bréſil le ſort des Indiens ſoumis au Portugal.

L’état des Indiens n’a pas été toujours le même. Dans l’origine, on ſe ſaſſiſſoit d’eux ; on les vendoit dans les marchés ; on les faiſoit travailler comme eſclaves dans les plantations.

Sébaſtien défendit, en 1570, de mettre dans les fers d’autres Bréſiliens que ceux qui auroient été faits priſonniers dans une guerre juſte : mais cette loi n’eut aucune ſuite, parce que les Portugais auroient cru s’avilir en remuant les terres, & qu’on n’avoit encore demandé que très-peu de cultivateurs à l’Afrique.

L’édit de Philippe II, qui, en 1595, confirma les diſpoſitions de Sébaſtien, qui même réduiſoit à dix ans la ſervitude de ceux que ce prince avoit permis de retenir toujours dans les chaînes, ne fut pas mieux exécuté. Deux réglemens de 1605 & de 1609 déclarèrent de nouveau les Indiens, tous les Indiens ſans exception, parfaitement libres. Philippe III, inſtruit qu’on ſe jouoit de ſes ordres, porta, en 1611, une troiſième loi qui décernoit des peines graves contre les infracteurs. Mais, à cette époque, la colonie étoit encore ſous un gouvernement municipal, la plupart de ſes adminiſtrateurs étoient nés en Amérique même ; de ſorte que les nouvelles diſpoſitions ne furent guère plus reſpectées que ne l’avoient été les anciennes.

Cependant les miſſionnaires s’élevoient tous les jours avec plus de force contre la tyrannie qui opprimoit leurs néophytes. La nouvelle cour de Liſbonne céda, en 1647, à leurs prenantes ſollicitations, & renouvela très-formellement la défenſe de retenir aucun Bréſilien dans la ſervitude. L’eſprit d’indépendance qui ſe manifeſta d’une extrémité de la colonie à l’autre, fit ſentir à une domination mal affermie qu’il ne lui étoit pas permis de vouloir tout ce qui étoit juſte ; & elle modifia ſes ordres huit ans après, en permettant l’eſclavage des individus nés d’une mère négreſſe & d’un père Indien.

Alors, les Hollandois venoient d’être chaſſés de cette partie du Nouveau-Monde. Les liaiſons avec les côtes d’Afrique, qui avoient été interrompues par les guerres ſanglantes qu’il avoit fallu ſoutenir contre ces républicains, reprirent leur cours. Les nègres ſe multiplièrent dans le Bréſil. Leur ſervice dégoûta des naturels du pays, plus foibles & moins laborieux. On ne remplaça pas ceux qui périſſoient ; & ce genre de ſervitude tomba peu-à-peu par-tout, excepté à Saint-Paul, au Maragnan & ſur l’Amazone, où l’on n’avoit pas encore établi de riches cultures, & où les Portugais n’étoient pas en état d’acheter des eſclaves. Les loix portées en 1680, 1713 & 1741, pour extirper ce reſte de barbarie, furent impuiſſantes. Ce ne fut qu’en 1755, que tous les Bréſiliens furent réellement libres.

Le gouvernement les déclara citoyens, à cette époque. Ils dûrent jouir de ce titre de la même manière que les conquérans. La même carrière fut ouverte à leurs talens ; & ils purent aſpirer aux mêmes honneurs. Un événement ſi propre à attendrir les cœurs ſenſibles fut à peine remarqué. On s’occupe de plaiſir, de fortune, de guerre, de politique. Une révolution favorable à l’humanité échappe preſque généralement, même au milieu du dix-huitième ſiècle, de ce ſiècle de lumières, de philoſophie. On parle du bonheur des nations. On ne le voit pas, on ne le ſent pas.

On fronde avec amertume les fauſſes opérations du gouvernement ; & lorſqu’il lui arrive, par haſard, d’en faire une bonne, on garde le ſilence. Peuples, dites-moi, eſt-ce donc la reconnoiſſance que vous devez à ceux qui s’occupent de votre bonheur ? Cette eſpèce d’ingratitude eſt-elle bien propre à les attacher à leurs pénibles devoirs ? Eſt-ce ainſi que vous les engagerez à les remplir avec diſtinction ? Si vous voulez qu’ils ſoient attentifs au murmure de votre mécontentement lorſqu’ils vous vexent ; que les cris de votre joie frappent leurs oreilles avec éclat, lorſque vous en êtes ſoulagés. A-t-on allégé le fardeau de l’impôt, illuminez vos maiſons ; ſortez en tumulte ; rempliſſez vos temples & vos rues ; allumez des bûchers ; chantez & danſez à l’entour ; prononcez avec allégreſſe, béniſſez le nom de votre bienfaiteur. Quel eſt celui d’entre les adminiſtrateurs de l’empire qui ne ſoit flatté de cet hommage ? Quel eſt celui qui ſe réſoudra, ſoit à ſortir de place, ſoit à mourir, ſans l’avoir reçu ? Quel eſt celui qui ne déſirera pas d’augmenter le nombre de ces eſpèces de triomphes ? Quel eſt celui dont les petits-fils n’entendront pas dire avec un noble orgueil : ſon aïeul fit allumer quatre fois, cinq fois les feux pendant la durée de ſon adminiſtration ? Quel eſt celui qui n’ambitionnera pas de laiſſer à ſes deſcendans cette ſorte d’illuſtration ? Quel eſt celui ſur le marbre funéraire duquel on oſeroit annoncer le poſte qu’il occupa pendant ſa vie, ſans faire mention des fêtes publiques que vous célébrâtes en ſon honneur ? Cette réticence tranſformeroit l’inſcription en une ſatyre. Peuples, vous êtes également vils, & dans la misère, & dans la félicité : vous ne ſavez ni vous plaindre ni vous réjouir.

Quelques eſprits plus attentifs aux ſcènes intéreſſantes qu’offre de loin en loin le globe, augurèrent bien du nouveau ſyſtême. Ils ſe flattèrent que les Indiens s’attacheroient à la culture & en multiplieroient les productions : que leur travail les mettroit en état de ſe procurer des commodités ſans nombre dont ils n’avoient pas joui : que le ſpectacle de leur bonheur dégouteroit les ſauvages de leurs forêts & les fixeroit à un genre de vie plus paiſible : qu’une confiance entière s’établiroit inſenſiblement entre les Américains, les Européens ; & qu’avec le tems ils ne formeroient qu’un peuple : que la cour de Liſbonne auroit la ſageſſe de ne pas troubler par des partialités une harmonie ſi intéreſſante, & qu’elle chercheroit, par tous les moyens poſſibles, à faire oublier les maux qu’elle avoit faits au nouvel hémiſphère.

Mais combien les réalités ſont éloignées de ces douces eſpérances ! Dans les provinces de Fernambuc, de Bahia, de Rio-Janeiro, de Minas-Geraes, les Bréſiliens ſont reſtés mêlés avec les Portugais, avec les nègres & n’ont pas changé de caractère, parce qu’on n’a pas travaillé à les éclairer ; parce qu’on n’a rien tenté pour vaincre leur pareſſe naturelle ; parce qu’on ne leur a pas diſtribué des terres ; parce qu’on ne leur a pas fait les avances qui auroient pu exciter leur émulation. À Para, à Maragnan, à Matto-Groſſo, à Goyas & à Saint-Paul, les Indiens ont été réunis dans cent dix-ſept bourgades. Chacune eſt préſidée par un blanc. C’eſt lui qui règle les occupations, qui dirige les cultures, qui vend & achète pour la communauté, qui punit & qui récompenſe. C’eſt lui qui livre aux agens du fiſc le dixième des productions territoriales. C’eſt lui qui nomme ceux d’entre eux qui doivent aller remplir les corvées dont on les accable. Un chef revêtu d’une grande autorité ſurveille les opérations des préposés ſubalternes répandus dans les différentes peuplades.

Ces combinaiſons ont partagé les eſprits. Un écrivain, qui n’eſt jamais ſorti de l’Europe, ſeroit regardé comme bien hardi, s’il oſoit prononcer entre deux partis, qu’une expérience de trois ſiècles n’a pu retrait : mais qu’il me ſoit permis au-moins de dire qu’un des hommes les plus éclairés qui aient jamais vécu dans le Bréſil, m’a répété cent fois que les Indiens qu’on laiſſe maîtres de leurs actions dans la colonie Portugaiſe, ſont fort ſupérieurs en intelligence & en induſtrie à ceux qui ſont tenus dans une tutelle perpétuelle.