Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre IX/Chapitre 301

La bibliothèque libre.

XXX. Peut-on raiſonnablement eſpérer que le Portugal améliorera ſon ſort & celui de ſes colonies ?

On ne ſauroit ſe diſſimuler que le Portugal a laiſſé échapper l’occaſion la plus favorable qu’il pût jamais trouver, de reprendre ſon ancien éclat. La politique ne prépare pas ſeule les révolutions. Des phénomènes deſtructeurs, peuvent renouveler la face des empires. Le tremblement de terre du premier novembre 1755, qui renverſa la capitale du Portugal, devoit faire renaître le royaume. La ruine de ces ſuperbes cités eſt ſouvent le ſalut des états, comme la richeſſe d’un ſeul homme, peut être la ruine d’un peuple. Des pierres entaſſées les unes ſur les autres pouvoient s’écrouler ; des marchandiſes, qui la plupart appartenoient à des étrangers, pouvoient s’anéantir ; des hommes oiſifs, débauchés & corrompus, pouvoient être enſevelis ſous des décombres, ſans que la félicité publique en fût altérée. La terre n’avoit repris dans un accès de fureur paſſagère, que des matériaux qu’elle pouvoit rendre ; & les abîmes qu’elle creuſoit dans une ville, étoient des fondemens ouverts pour une autre.

Comment ſe bercer de l’eſpoir d’un meilleur avenir, lorſqu’on ne voit point ſortir des ruines de Liſbonne un meilleur ordre de choſes, un nouvel état, un peuple nouveau ? La nation à laquelle une grande cataſtrophe n’apprend rien, eſt perdue ſans reſſource, ou ſa reſtauration eſt renvoyée à des ſiècles ſi reculés, qu’il eſt vraiſemblable qu’elle ſera plutôt anéantie que régénérée. Que le ciel écarte ce terme fatal du Portugal ! qu’il en éloigne le préſage de ma pensée où il ne pourroit ſe fixer ou rentrer ſans me plonger dans une profonde affliction. Mais, dans ce moment, je ne puis me diſſimuler qu’autant les grands écarts de la nature donnent de reſſort aux eſprits éclairés, autant ils accablent les âmes flétries par l’habitude de l’ignorance & de la ſuperſtition. Le gouvernement, qui ſe joue par-tout de la crédulité du peuple, & que rien ne ſauroit diſtraire de ſon empreſſement à reculer les limites de l’autorité, devint plus entreprenant au moment que la nation devint plus timide. Des conſciences hardies opprimèrent les conſciences foibles ; & l’époque de ce grand phénomène, fut celle d’une grande ſervitude. Triſte & commun effet des cataſtrophes de la nature. Elles livrent preſque toujours les hommes, à l’artifice de ceux qui ont l’ambition de les dominer. C’eſt alors qu’on cherche à multiplier ſans fin les actes d’une autorité arbitraire ; ſoit que ceux qui gouvernent, étoient réellement les peuples nés pour leur obéir ; ſoit qu’ils penſent qu’en étendant le pouvoir de leur perſonne, ils augmentent la force publique. Ces faux politiques ne voient pus qu’avec de tels principes, un état eſt comme un reſſort qu’on force à réagir ſur lui-même, & qui, parvenu au point où finit ſon élaſticité, ſe briſe tout-à-coup, & déchire la main qui le comprime.

La ſituation où ſe trouve le continent de l’Amérique Méridionale, démontre malheureuſement la juſteſſe de cette comparaiſon.

On va voir ce qu’une conduite différente a opéré dans les iſles de ce Nouveau-Monde.

Fin du neuvième Livre.