Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 1

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I. Anciennes révolutions du Danemarck.

C’eſt une opinion allez généralement reçue, que les Cimbres occupoient dans les tems les plus reculés, à l’extrémité de la Germanie, la Cherſonèſe Cimbrique, connue de nos jours ſous le nom de Holſtein, de Sleſvick, de Juſtand ; & que les Teutons habitoient les iſles voiſines. Que l’origine des deux peuples fût ou ne fût pas commune, ils ſortirent de leurs forêts ou de leurs marais enſemble & en corps de nation, pour aller chercher dans les Gaules du butin, de la gloire & un climat plus doux. Ils ſe diſpoſoient même à paſſer les Alpes ; lorſque Rome jugea qu’il étoit tems d’oppoſer des digues à un torrent qui entraînoit tout. Ces barbares triomphèrent de tous les généraux que leur oppoſa cette fière république, juſqu’à l’époque mémorable où ils furent exterminés par Marius.

Leur pays preſqu’entiérement déſert après cette terrible cataſtrophe, fut de nouveau peuplé par des Scythes, qui, chaſſés par Pompée du vaſte eſpace renfermé entre le pont Euxin & la mer Caſpienne, marchèrent vers le Nord & l’Occident de l’Europe, ſoumettant les nations qui ſe trouvoient ſur leur paſſage. Ils mirent ſous le joug la Ruſſie, la Saxe, la Weſtphalie, la Cherſonèſe Cimbrique & juſqu’à la Fionie, la Norvège & la Suède. On prétend qu’Odin, leur chef, ne parcourut tant de contrées, ne chercha à les aſſervir, qu’afin de ſoulever tous les eſprits contre la puiſſance formidable, odieuſe & tyrannique des Romains. Ce levain, qu’en mourant il laiſſa dans le Nord, y fermenta ſi bien en ſecret, que quelques ſiècles après toutes les nations fondirent, d’un commun accord, ſur cet empire ennemi de toute liberté, & eurent la conſolation de le renverſer, après l’avoir affoibli par pluſieurs ſecouſſes réitérées.

Le Danemarck & la Norvège ſe trouvèrent ſans habitans, après ces expéditions glorieuſes. Ils ſe rétablirent peu-à-peu dans le ſilence, & recommencèrent à faire parler d’eux vers le commencement du huitième ſiècle. Ce ne fut plus la terre qui ſervit de théâtre à leur valeur ; l’Océan leur ouvrit une autre carrière. Entourés de deux mers, on les vit ſe livrer entièrement à la piraterie, qui eſt toujours la première école de la navigation pour des peuples ſans police.

Ils s’eſſayèrent d’abord ſur les états voiſins, & s’emparèrent du petit nombre de bâtimens marchands qui parcouroient la Baltique. Ces premiers ſuccès enhardirent leur inquiétude, & les mirent en état de former des entrepriſes plus conſidérables. Ils infeſtèrent de leurs brigandages, les mers & les côtes d’Écoſſe, d’Irlande, d’Angleterre, de Flandres, de France, même de l’Eſpagne, de l’Italie & de la Grèce. Souvent ils pénétrèrent dans l’intérieur de ces vaſtes contrées, & ils s’élevèrent juſqu’à la conquête de la Normandie & de l’Angleterre. Malgré la confuſion qui règne dans les annales de ces tems barbares, on parvient à démêler quelques-unes des cauſes de tant d’événemens étranges.

D’abord, les Danois & les Norvégiens avoient, pour la piraterie, un penchant violent qu’on a toujours remarqué dans les peuples qui habitent le voiſinage de la mer, lorſqu’ils ne ſont pas contenus par de bonnes mœurs & de bonnes loix. L’habitude dut les familiariſer avec l’Océan, les aguerrir à ſes fureurs. Sans agriculture, élevant peu de troupeaux, ne trouvant qu’une foible reſſource à la chaſſe dans un pays couvert de neiges & de glaces, rien ne les attachoit à leur territoire. La facilité de conſtruire des flottes, qui n’étoient que des radeaux groſſièrement aſſemblés pour naviger le long des côtes, leur donnoit les moyens d’aller par-tout, de deſcendre, de piller & de ſe rembarquer. Le métier de pirate étoit pour eux ce qu’il avoit été pour les premiers héros de la Grèce, la carrière de la gloire & de la fortune, la profeſſion de l’honneur, qui conſiſtoit dans le mépris de tous les dangers. Ce préjugé leur inſpiroit un courage invincible dans leurs expéditions, tantôt combinées entre différens chefs, & tantôt ſéparées en autant d’armemens que de nations. Ces irruptions ſubites, faites en cent endroits à la fois, ne laiſſoient aux habitans des côtes mal défendues, parce qu’elles étoiemt mal gouvernées, que la triſte alternative d’être maſſacrés, ou de racheter leur vie en livrant tout ce qu’ils avoient.

Quoique ce caractère deſtructeur fût une ſuite de la vie ſauvage que menoient les Danois & les Norvégiens, de l’éducation groſſière & toute militaire qu’ils recevoient ; il étoit plus particulièrement l’ouvrage de la religion d’Odin. Ce conquérant impoſteur exalta, ſi l’on peut s’exprimer ainſi, par ſes dogmes ſanguinaires, la férocité naturelle de ces peuples. Il voulut que tout ce qui ſervoit à la guerre, les épées, les haches, les piques, fût déifié. On cimentoit les engagemens les plus ſacrés par ces inſtrumens ſi chers. Une lance plantée au milieu de la campagne attiroit à la prière & aux ſactifices. Odin lui-même, mis par ſa mort au rang des immortels, fut la première divinité de ces affreuſes contrées, où les rochers & les bois étoient teints & conſacrés par le ſang humain. Ses ſectateurs croyoient l’honorer, en l’appellant le dieu des armées, le père du carnage, le dépopulateur, l’incendiaire. Les guerriers, qui alloient ſe battre, faiſoient vœu de lui envoyer un certain nombre d’âmes qu’ils lui conſacroient. Ces âmes étoient le droit d’Odin, La croyance univerſelle étoit, que ce Dieu ſe montroit dans les batailles, tantôt pour protéger ceux qui ſe défendoient avec courage, & tantôt pour frapper les heureuſes victimes qu’il deſtinoit à périr. Elles le ſuivoient au séjour du ciel, qui n’étoit ouvert qu’aux guerriers. On couroit à la mort, au martyre, pour mériter cette récompenſe. Elle achevoit d’élever juſqu’à l’enthouſiaſme, juſqu’à une ſainte ivreſſe du ſang, le penchant de ces peuples pour la guerre.

Le chriſtianiſme renverſa toutes les idées qui formoient la chaîne d’un pareil ſyſtême. Les miſſionnaires avoient beſoin de rendre leurs prosélytes sédentaires, pour travailler utilement à leur inſtruction ; & ils réuſſirent à les dégoûter de la vie vagabonde, en leur ſuggérant d’autres moyens de ſubſiſter. Ils furent aſſez heureux pour leur faire aimer la culture & ſur-tout la pêche. L’abondance du hareng, que la mer amenoit alors ſur les côtes, y procuroit un moyen de ſubſiſtance très-facile. Le ſuperflu de ce poiſſon fut bientôt échangé contre le ſel néceſſaire pour conſerver le reſte. Une même foi, de nouveaux rapports, des beſoins mutuels, une grande sûreté, encouragèrent ces liaiſons naiſſantes. La révolution fut ſi entière, que, depuis la converſion des Danois & des Norvégiens, on ne trouve pas dans l’hiſtoire la moindre trace de leurs expéditions, de leurs brigandages.

Le nouvel eſprit qui paroiſſoit animer la Norvège & le Danemarck, devoit étendre de jour en jour leur communication avec les autres peuples de l’Europe. Malheureuſement, elle fut interceptée par l’aſcendant que prenoient les villes anséatiques. Lors même que cette grande & ſingulière confédération fut déchue, Hambourg maintint la ſupériorité qu’il avoit acquiſe ſur tous les ſujets de la domination Danoiſe. Ils commençoient à rompre les liens qui les avoient aſſervis à cette eſpèce de monopole ; lorſqu’ils furent décidés à la navigation des Indes, par une circonſtance aſſez particulière pour être remarquée.