Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 13

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XIII. L’Eſpagne forme des établiſſements aux philippines. Raiſons qui en ont empêché le ſuccès.

Philippe II reprit, en 1564, le projet de ſoumettre les Manilles. L’Eſpagne étoit trop affoiblie par ſes conquêtes d’Amérique, pour imaginer de fonder à l’extrémité des Indes Orientales, un nouvel empire par la violence. Les voies douces de la perſuaſion entrèrent pour la première fois dans ſon plan d’agrandiſſement. Elle chargea quelques miſſionnaires de lui acquérir des ſujets, & ils ne trompèrent pas entièrement ſon attente.

Les hommes, autrefois idolâtres ou Mahométans, que la religion chrétienne ſoumit à l’Eſpagne, ſur les côtes, n’étoient pas tout-à-fait ſauvages, comme ceux de l’intérieur des terres. Ils avoient des chefs, des loix, des maiſons, quelques arts imparfaits. Pluſieurs connoiſſoient un peu de culture. La propriété des champs qu’ils avoient ſemés leur fut aſſurée ; & le bonheur dont ils jouiſſoient fit déſirer des poſſeſſions à d’autres. Les moines, chargés d’en faire la diſtribution, réſervèrent pour eux les portions les plus étendues, les mieux ſituées, les plus fertiles de ce ſol immenſe ; & le gouvernement leur en fit une ceſſion formelle.

On ſe promettoit beaucoup de ces arrangemens, tout imparfaits qu’ils étoient. Pluſieurs cauſes ſe ſont réunies pour en empêcher le ſuccès.

D’abord, la plupart des miſſionnaires élevés dans l’ignorance & l’oiſiveté des cloîtres, n’ont pas, comme il le falloit, excité au travail les Indiens qu’ils avoient ſous leur direction. On peut même dire qu’ils les en ont détournés, pour les occuper ſans ceſſe de cérémonies, d’aſſemblées, de ſolemnités religieuſes. Un ſyſtême auſſi contraire à tout culte raiſonnable qu’à la ſaine politique, a laiſſé dans le néant les terres diſtribuées aux peuples aſſujettis. Celles même de leurs aveugles conducteurs ont été peu & mal cultivées, peut-être parce que le gouvernement fait diſtribuer tous les ans à ces religieux 525 000 livres.

La conduite des Eſpagnols a toujours encouragé cette inaction funeſte. Le penchant à l’oiſiveté, que ces hommes orgueilleux avoient apporté de leur patrie, fut encore fortifié par la permiſſion que leur accorda la cour d’envoyer tous les ans en Amérique un vaiſſeau chargé des productions, des manufactures de l’Aſie. Les tréſors que rapportoit cet immenſe bâtiment, leur fit enviſager comme honteuſes & intolérables, même les occupations les plus honnêtes & les moins pénibles. Jamais leur molleſſe ne connut d’autres reſſources, pour vivre dans les délices. Auſſi, dès que les malheurs de la guerre ſuſpendoient pour un an ou deux l’expédition du galion, ces conquérans tomboient-ils la plupart dans une misère affreuſe.

Ils devenoient mendians, voleurs ou aſſaſſins. Les troupes partageoient ces forfaits ; & les tribunaux étoient impuiſſans contre tant de crimes.

Les Chinois s’offroient naturellement pour donner aux arts & à la culture l’activité, que l’indolence des Indiens & la fierté des Eſpagnols leur refuſoient. Les navigateurs de cette nation célèbre alloient, de tems immémorial, chercher aux Manilles les productions naturelles à ces iſles. Ils continuèrent à les fréquenter après qu’elles eurent ſubi un joug étranger. Leur nombre s’accrut encore, lorſque les richeſſes du Mexique & du Pérou, qui y circuloient, donnèrent lieu à des ſpéculations plus vaſtes. Sur leurs navires, arrivèrent bientôt un grand nombre d’ouvriers, un plus grand de cultivateurs, trop multipliés dans cet empire floriſſant. Ces hommes laborieux, économes & intelligens, vouloient défricher les campagnes, établir des manufactures, créer tous les genres d’induſtrie, pourvu qu’on leur donnât la propriété de quelques parties d’un immenſe terrein qui n’avoit point de maître, pourvu que les tributs qu’on exigeroit d’eux fuſſent modérés. C’étoit un moyen infaillible d’établir à l’extrémité de l’Aſie, ſans perte d’hommes, ſans Sacrifice d’argent, une colonie floriſſante. Le malheur des Philippines a voulu qu’on n’ait pas aſſez ſenti cette vérité ; & cependant le peu de bien qui s’eſt fait dans les iſles, a été principalement l’ouvrage des Chinois.