Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 16

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XVI. Ce que les Philippines pourroient devenir.

En effet, les Eſpagnols s’habillent, ſe meublent d’étoffes, de toiles étrangères. Ces beſoins continuels augmentent néceſſairement l’induſtrie, les richeſſes, la population, les forces de leurs voiſins. Ceux-ci abuſent de ces avantages, pour tenir dans la dépendance la nation qui les leur procure. Ne ſe conduiroit-elle pas avec plus de ſageſſe & de dignité, ſi elle adoptoit les manufactures des Indes ? Outre l’économie & l’agrément qu’elle y trouveroit, elle parviendroit à diminuer une prépondérance, dont elle ſera tôt ou tard la victime.

Les inconvéniens preſqu’inſéparables des nouvelles entrepriſes, ſont levés d’avance. Les iſles que l’Eſpagne poſſède, ſont ſituées entre le Japon, la Chine, la Cochinchine, Siam, Bornéo, Celèbes, les Moluques, & à portée d’entrer en liaiſon avec ces différens états. Leur éloignement du Malabar, du Coromandel & du Bengale ne les empêcheroit pas de protéger efficacement les comptoirs qu’on croiroit avantageux de former ſur ces côtes induſtrieuſes. Elles ſeroient d’ailleurs garanties par de vaſtes mers des ravages qui déſolent ſi ſouvent le continent, & facilement préſervées de la tentation délicate de prendre part à ſes diviſions.

Cette diſtance n’empêcheroit pas que la ſubſiſtance de l’Archipel ne fût aſſurée. Il n’y a pas dans l’Aſie de contrée plus abondante en fruits, en ſagou, en cocotiers, en plantes nourriſſantes de toutes les eſpèces.

Le riz, que dans la plus grande partie des Indes, il faut, à force de bras, arroſer deux fois par jour juſqu’à ce que le grain en ſoit bien formé, eſt d’une culture plus facile aux Philippines. Semé ſur le bord des rivières ou dans des plaines qu’on couvre d’eau lorſqu’on le veut, il donne par an deux récoltes abondantes, ſans qu’on ſoit obligé de s’en occuper, juſqu’à ce que le moment de le cueillir ſoit arrivé.

Tous les grains de l’Europe réuſſiſſent dans ces iſles. Elles en fourniroient aux navigateurs, quelque multipliés qu’ils fuſſent, ſi la négligence & la tyrannie du gouvernement n’avoient condamné la plupart des terres à une honteuſe ſtérilité.

Le nombre des troupeaux eſt un ſujet d’étonnement pour tous les voyageurs. Chaque communauté religieuſe a des prairies de vingt-cinq à trente lieues, couvertes de quarante, de cinquante mille bœufs. Quoiqu’ils ne ſoient pas gardés, ils franchiſſent rarement les rivières & les montagnes qui ſervent de limites à ces poſſeſſions. Ceux qui s’égarent, ſont facilement reconnus, à la marque des différens ordres imprimée avec un fer chaud, & l’on ne manque jamais de les reſtituer à leurs légitimes maîtres. Depuis l’invaſion des Anglois & les ravages qui en furent la ſuite, les bêtes à cornes ſont moins communes : mais elles ſont toujours très-multipliées.

Avant 1744, les Philippines ne voyoient croître dans leur ſein fécond aucun de nos légumes. À cette époque, Mahé de Villebague y en porta des graines. Toutes ces plantes utiles avoient proſpéré, lorſqu’après huit mois le cultivateur, que les intérêts de ſon commerce appelloient ailleurs, légua ſon jardin à un autre François fixé dans ces iſles. Les Eſpagnols, qui n’avoient pu voir ſans jalouſie qu’un étranger leur montrât la route où ils auroient dû entrer depuis deux ſiècles, s’élevèrent avec tant de violence contre l’héritier de ſes ſoins, que, pour rétablir le calme, le miniſtère public ſe crut obligé de faire arracher ces racines ſalutaires. Heureuſement les Chinois, occupés ſans relâche de ce qui peut contribuer à leur fortune, les avoient conſervées à l’écart. Peu-à-peu on s’eſt familiarisé avec une innovation ſi avantageuſe ; & c’eſt aujourd’hui une des meilleures reſſources de la colonie.

Tel eſt donc un des effets de la haine nationale. On aime mieux ſe priver d’un bien que de le devoir à des étrangers : mais particulièrement aux François, plus haïs que tous les autres, malgré la liaiſon des deux gouvernemens. D’où naît cette antipathie ?

Voyagez beaucoup, & vous ne trouverez pas de peuple auſſi doux, auſſi affable, auſſi franc, auſſi poli, auſſi ſpirituel, auſſi galant que le François. Il l’eſt quelquefois trop : mais ce défaut eſt-il donc ſi grand ? Il s’affecte avec vivacité & promptitude, & quelquefois pour des choſes très-frivoles, tandis que des objets importans, ou le touchent peu ou n’excitent que ſa plaiſanterie. Le ridicule eſt ſon arme favorite & la plus redoutable pour les autres & pour lui-même. Il paſſe rapidement du plaiſir à la peine & de la peine au plaiſir. Le même bonheur le fatigue. Il n’éprouve guère de fenſations profondes. Il s’engoue, mais il n’eſt ni fantaſque, ni intolérant, ni enthoufiafte. Il ſe ſoucie fort peu de la religion. Il reſpecte le ſacerdoce, ſans l’eſtimer, ni le révérer. Il ne ſe mêle jamais d’affaires d’état que pour chanſonner ou dire ſon épigramme, ſur les miniſtres. Cette légéreté eſt la ſource d’une eſpèce d’égalité dont il n’exiſte aucune trace ailleurs. Elle met de tems en tems l’homme du commun qui a de l’eſprit au niveau du grand ſeigneur. C’eſt en quelque ſorte, un peuple de femmes : car c’eſt parmi les femmes qu’on découvre, qu’on entend, qu’on aperçoit à côté de l’inconséquence, de la folie & du caprice, un mouvement, un mot, une action forte & ſublime. Il a le tact exquis, le goût très-fin ; ce qui tient au ſentiment de l’honneur dont la nuance ſe répand ſur toutes les conditions & ſur tous les objets. Il eſt brave. Il eſt plutôt indiſcret que confiant & plus libertin que voluptueux. La ſociabilité qui le raſſemble en cercles nombreux & qui le promène en un jour en vingt cercles différons, uſe tout pour lui en un clin d’œil, ouvrages, nouvelles, modes, vices, vertus. Chaque ſemaine a ſon héros, en bien comme en mal. C’eſt la contrée où il eſt le plus facile de faire parler de ſoi, & le plus difficile d’en faire parler long-tems. Il aime les talens en tout genre ; & c’eſt moins par les récompenſes du gouvernement que par la conſidération populaire, qu’ils ſe ſoutiennent dans ſon pays. Il honore le génie. Il ſe familiariſe trop aisément, ce qui n’eſt pas ſans inconvénient pour lui-même & pour ceux qui veulent ſe faire reſpecter. Le François eſt avec vous ce que vous déſirez qu’il ſoit, mais il faut ſe tenir avec lui ſur ſes gardes. Il perfectionne tout ce que les autres inventent. Tels ſont les traits dont il porte l’empreinte plus ou moins marquée dans les contrées qu’il viſite plutôt pour ſatiſfaire ſa curioſité que pour ajouter à ſon inſtruction. Auſſi n’en rapporte-t-il que des prétentions. Il eſt plus fait pour l’amuſement que pour l’amitié. Il a des connoiſſances ſans nombre, & ſouvent il meurt ſeul. C’eſt l’être de la terre qui a le plus de jouiſſances & le moins de regrets. Comme il ne s’attache à rien fortement, il a bien-tôt oublié ce qu’il a perdu. Il poſſède ſupérieurement l’art de remplacer, & il eſt ſecondé dans cet art par tout ce qui l’environne. Si vous en exceptez cette prédilection offenſante qu’il a pour ſa nation & qu’il n’eſt pas en lui de diſſimuler, il me ſemble que le jeune François, gai, léger, plaiſant & frivole, eſt l’homme aimable de ſa nation ; & que le François, mûr, inſtruit & ſage, qui a conſervé les agrémens de ſa jeuneſſe, eſt l’homme aimable & eſtimable de tous les pays.

Cependant, la plupart des peuples ont de l’éloignement pour le François : mais il eſt inſupportable aux Eſpagnols, à ceux principalement qui ne ſont pas ſortis des bornes de leur domination, par des vertus, des vices, un caractère, des manières qui contraſtent parfaitement avec leurs vertus, avec leurs vices, avec leur caractère, avec leurs manières. Cette averſion paroit même avoir plus d’énergie depuis le commencement du ſiècle. On ſeroit porté à ſoupçonner que la France eſt regardée par la nation à laquelle elle a donné un roi, avec ce dédain, qu’a pour la famille de ſa femme un homme de qualité qui s’eſt méſallié. S’il en eſt ainſi, le préjugé ne ſera détruit que lorſque les Bourbons auront été naturalisés en Eſpagne par une longue ſuite de règnes floriſſans.

Revenons aux Philippines.

Indépendamment de ce qui ſert à la nourriture des naturels du pays & des conquérans, ces iſles offrent un grand nombre d’objets propres au commerce d’Inde en Inde : le tabac, le riz, le rottin, la cire, les huiles, les cauris, l’ébène, le poiſſon séché, les réſines, les bois de ſapan : mais plus particulièrement ces nids d’oiſeau, ces nerfs de cerf deſſéchés, ces biches de mer que tous les peuples de l’Aſie, ſur-tout les Chinois, recherchent ſi avidement.

Juſqu’ici, l’on n’a cultivé le ſucre que pour la conſommation de la colonie. La crainte de le voir un peu renchérir en a fait défendre l’exportation ſous des peines graves. Cet aveuglement ne ſauroit durer. Bientôt il ſera permis de fournir à la plus grande partie de l’Aſie une production, à laquelle le ſol des Philippines eſt très-favorable. On y joindra le fer.

Il eſt abondant & d’une qualité ſupérieure dans tout l’Archipel. Cependant, on n’en avoit jamais ouvert aucune mine, lorſque, vers l’an 1768, Simon de Auda s’aviſa heureuſement d’établir des forges. Le ſuccès en eût été plus aſſuré, ſi ce gouverneur actif eût commencé moins d’ouvrages à la fois ; s’il eût laiſſé mûrir un peu plus ſes projets ; s’il eût employé, pour faire réuſſir ſes entrepriſes, des moyens plus conformes à l’humanité & à la juſtice.

L’excellent cuivre répandu dans pluſieurs des Philippines ne mérite pas moins l’attention du gouvernement. Ce métal ſert, dans les Indes, aux vaſes du culte public, à des uſtenſiles d’un uſage journalier, à des monnoies qu’il faut renouveler ſans ceſſe, parce que le peuple ne montre pas moins d’empreſſement à les enterrer qu’en ont les hommes riches pour enfouir des tréſors plus précieux. Les Hollandois tirent du Japon de quoi fournir à tous ces beſoins. Ils perdront néceſſairement cette tranche de leur commerce, ſi l’Eſpagnol, ſorti de ſa léthargie, oſe entreprendre de lutter contre eux.

Les Philippines ont ſur les autres colonies Européennes l’avantage de poſſéder de l’or. Les Indiens en trouvent quelques parties dans le ſable ou dans la vaſe des rivières qui le charrient. Ce qu’ils en amaſſent peut monter à cinq ou ſix cens mille livres par an. Ils le livrent en ſecret aux navigateurs étrangers qui de leur côté leur fourniſſent quelques marchandiſes. Autrefois, on l’envoyoit en Amérique, puiſque Cawendiſh en trouva pour 658 800 livres ſur le galion qui voguoit vers le Mexique. Si l’Eſpagne, abjurant ſes anciennes maximes, encourageoit ce genre de travail, en laiſſant à ceux qui s’y conſacreroient l’uſage entièrement libre des richeſſes qu’il leur procureroit, ne ſe ménageroit-elle pas un moyen de plus, pour commercer, avec utilité dans les mers des Indes ?

Elle ne ſeroit pas réduite à déſirer que les navigateurs étrangers vinſſent chercher ſes productions. Comme les Philippines fourniſſent en abondance les matériaux d’une marine bien ordonnée, ſes ſujets pourroient fréquenter tous les marchés, & ajouter le bénéfice du fret à ſes autres avantages.

Cette activité prépareroit les liaiſons de la colonie avec ſa métropole. Dans le cahos où ſont plongées les Philippines, il n’eſt pas aisé de voir ce qu’elles pourroient fournir un jour à l’Eſpagne. Actuellement, elles lui offrent de l’alun, des peaux de buffle, de la caſſe, des bois de teinture, du ſalpêtre, de l’écaille de tortue, de la nacre de perle que le Chinois a achetée juſqu’ici pour la revendre dans Canton aux Européens le triple de ce qu’elle lui coûtoit ; du cacao qui, quoique venu du Mexique, n’a pas dégénéré ; de l’indigo, que la nature brute produit libéralement. Un homme éclairé voulut eſſayer en 1750 de donner à cette riche plante tout ce qu’elle pouvoit recevoir de perfection par la culture. On s’éleva généralement & avec fureur contre cette nouveauté. Il fallut que le marquis d’Obando, alors gouverneur, prît ce citoyen ſous ſa ſauve-garde, & lui aſſignât un terrein fermé où il pût continuer avec sûreté ſes opérations. Les expériences furent toutes très-heureuſes ; & depuis cette époque, l’on s’occupe, mais avec trop peu de vivacité, d’une teinture ſi précieuſe.

Si une inertie particulière à l’Eſpagne n’avoit arrêté ſes progrès en tout, il y a deux ſiècles qu’elle auroit naturalisé ſur ſon territoire, ſi voiſin des Moluques, les épiceries. Peut-être l’auroit-on vue partager avec les Hollandois cette ſource de richeſſes. Ce ſeroit une nouvelle faute que de différer plus longtems une expérience dont le plus grand inconvénient eſt d’être inutile.

Cette couronne pourroit être excitée par l’excellente qualité du coton qu’on cultive dans les Philippines, à y élever, avec le ſecours des habitans du continent, de belles & nombreuſes manufactures. En attendant le ſuccès toujours lent des nouvelles entrepriſes, même le mieux combinées, l’Eſpagnol acheteroit dans les marches étrangers les ſoieries, les toiles, les autres productions de l’Aſie convenables pour ſa patrie, & il les obtiendroit à meilleur marché que ſes concurrens. C’eſt avec l’argent tiré d’Amérique que tous les peuples de l’Europe négocient aux Indes. Avant que ce précieux métal ſoit arrivé à ſa deſtination, il a dû payer des droits conſidérables, faire des détours prodigieux, courir de grands riſques. En l’envoyant directement du Nouveau-Monde aux Philippines, les Eſpagnols gagneront ſur l’impoſition, ſur le tems, ſur les aſſurances ; de ſorte qu’en donnant, en apparence, la même ſomme que les nations rivales, ils paieront réellement moins cher qu’elles.

Si le plan, tout ſimple, qu’on s’eſt permis de tracer s’exécutoit jamais, les Eſpagnols fixés en Aſie ſortiroient néceſſairement & pour toujours de l’indolente diſolution où ils croupiſſent depuis deux ſiècles. Les peuples aſſujettis béniroient un gouvernement devenu juſte ; & ceux qui combattent encore pour leur indépendance, ſe rangeroient en foule ſous des loix ſages. Les peuples voiſins, que l’orgueil & l’injuſtice ont repouſſés des ports que leurs pères avoient fréquentés, tourneroient leurs voiles vers des rades où ſe réuniroient l’induſtrie & la concorde. Les marchands Européens, qui gémiſſent dans les liens du monopole ſur les mers des Indes, porteroient leur activité, leurs lumières & leurs capitaux dans un aſyle heureux & libre. La colonie, dont les revenus montent à 2 728 000 liv. ceſſeroit de coûter annuellement à l’Eſpagne 527 500 livres, & deviendroit un des plus beaux établiſſemens du monde.

Cette révolution ne ſauroit être l’ouvrage d’une compagnie excluſive. Depuis plus de deux ſiècles que les Européens fréquentent les mers d’Aſie, ils n’ont jamais été animés d’un eſprit vraiment louable. En vain la ſociété, la morale, la politique ont fait des progrès parmi nous : ces pays éloignés n’ont vu que notre avidité, notre inquiétude, notre tyrannie. Le mal que nous avons fait aux autres parties du monde, a été quelquefois compensé par les lumières que nous y avons portées, par de ſages inſtitutions que nous y avons établies. Les Indes ont continué à gémir dans leurs ténèbres & ſous leur deſpotiſme, ſans aucun effort de notre part pour les délivrer de ces fléaux terribles. Si les différens gouvernemens avoient eux-mêmes dirigé les démarches de leurs négocians libres, il eſt vraiſemblable que l’amour de la gloire ſe ſeroit joint à la paſſion des richeſſes, & que plus d’un peuple auroit tenté des choſes capables de l’illuſtrer. Des vues ſi nobles & ſi pures ne pouvoient entrer dans l’eſprit d’aucune compagnie de négocians. Reſſerrées dans les bornes étroites d’un gain préſent, elles n’ont jamais pensé au bonheur des nations avec qui elles faiſoient le commerce, & on ne leur a pas fait un crime d’une conduite à laquelle on s’attendoit.

Combien il ſeroit honorable pour l’Eſpagne de ſe montrer ſenſible aux intérêts du genre humain & de s’en occuper ! Elle commence à ſecouer le joug des préjugés qui l’ont tenue dans l’enfance, malgré ſes forces naturelles. Ses ſujets n’ont pas encore l’âme avilie & corrompue par la contagion des richeſſes, dont leur indolence même & la cupidité de leur gouvernement, les ont heureuſement ſauvés. Cette nation doit aimer le bien ; elle le peut connoître, elle le feroit, ſans doute, elle en a tous les moyens dans les poſſeſſions que ſes conquêtes lui ont données ſur les plus riches pays de la terre. Ses vaiſſeaux, deſtinés à porter la félicité dans les contrées les plus reculées de l’Aſie, partiroient de ſes différens ports & ſe réuniroient aux Canaries, ou continueroient séparément leur chemin, ſuivant les circonſtances. Ils pourroient revenir de l’Inde par le cap de Bonne-Eſpérance, mais ils s’y rendroient par la mer du Sud, où la vente de leur cargaiſon augmenteroit de beaucoup leurs capitaux. Cet avantage leur aſſureroit la ſupériorité ſur leurs concurrens, qui en général naviguent à faux fret & ne portent guère que de l’argent. La rivière de la Plata leur fourniroit des rafraîchiſſemens, s’il en étoit beſoin. Ceux qui pourroient attendre ne relâcheroient qu’au Chily ou même ſeulement à Juan Fernandez.

Cette iſle délicieuſe, qui doit ſon nom a un Eſpagnol auquel on l’avoit cédée, & qui s’en dégoûta après y avoir fait un aſſez long séjour, ſe trouve à cent dix lieues de la terre ferme du Chily. Sa plus grande longueur n’eſt que d’environ cinq lieues, & elle n’a pas tout-à-fait deux lieues de largeur. Dans un eſpace ſi borné & un terrein très-inégal, on trouve un beau ciel, un air pur, des eaux excellentes, tous les végétaux ſpécifiques contre le ſcorbut. L’expérience a prouvé que les grains, les fruits, les légumes, les quadrupèdes de l’Europe & de l’Amérique y réuſſiſſoient admirablement. Les côtes ſont fort poiſſonneuſes. Tant d’avantages ſont couronnés par un bon port. Les vaiſſeaux y ſont à l’abri de tous les vents, excepté de celui du Nord ; mais il n’eſt jamais aſſez violent, pour leur faire courir le moindre danger.

Ces commodités ont invité tous les corfaires, qui vouloient infeſter les côtes du Pérou, par leurs pirateries, à relâcher à Juan Fernandez. Anfon, qui portoit dans la mer du Sud des projets plus vaſtes, y trouva un aſyle également commode & sûr. Les Eſpagnols convaincus enfin, que leur attention à détruire les beſtiaux qu’ils y avoient jettés, n’étoit pas une précaution ſuffiſante pour en écarter leurs ennemis, prirent, en 1750, le parti de la peupler. Malheureuſement on plaça la nouvelle colonie dans un terrein trop bas ; & des cent ſoixante-onze perſonnes de tout âge & de tout ſexe qui la formoient, trente-cinq furent englouties, ſix ans après, par les vagues de l’Océan irrité qui avoit franchi les bornes. Ceux qui avoient échappé aux flots furent placés ſur une hauteur qui domine le port, & pour leur sûreté on éleva une petite fortification défendue par une garniſon de ſoixante-ſix hommes. Il s’agiſſoit de pourvoir à leurs beſoins. Tous les bâtimens employés au commerce du Pérou avec le Chily ſe virent d’abord contraints de relâcher à Juan Fernandez. Cette tyrannie ne pouvoit pas durer ; & le gouvernement ſe détermina à y envoyer lui-même deux navires chaque année. Ce poſte deviendra un entrepôt important, ſi la cour de Madrid ouvre enfin les yeux à la lumière.

De plus grands détails ſeroient ſuperflus. On ne peut s’empêcher de voir combien les idées que nous ne faiſons qu’indiquer ſeroient avantageuſes au commerce, à la navigation, à la grandeur de l’Eſpagne. Il n’eſt pas poſſible que les liaiſons que la Ruſſie entretient par terre avec la Chine, s’élèvent jamais à la même importance.