Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 21

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XXI. Commerce général de la Ruſſie.

Celui que les Ruſſes ont ouvert avec la Chine, avec la Perſe, avec la Pologne, a principalement pour baſe les fourrures d’hermine, de zibeline, de loup blanc, de renard noir que fournit la Sibérie. Quoique le caprice des conſommateurs ait porté la valeur de ces précieuſes pelleteries au-delà de ce qu’on pouvoit eſpérer, le prix en augmente encore. On devroit étendre les liaiſons à de nouveaux objets.

Les échanges de l’empire avec les états du Grand-Seigneur étoient comptés pour rien ou pour peu de choſe. Ils ne tarderont pas à devenir conſidérables, ſi l’on fait profiter du droit acquis, par les derniers traités, de paſſer de la mer Noire dans la mer Mediterranée, & de la mer Méditerranée dans la mer Noire. Ce privilège qu’aucune nation n’avoit encore obtenu, qu’aucune nation n’a pu obtenir depuis, doit donner au commerce & à la navigation des Ruſſes une extenſion, dont il ſeroit téméraire de fixer le terme.

Cependant, ce ſeroit toujours ſur les côtes de la mer Baltique que ſe feroient les plus grands enlèvemens des productions du pays, puiſqu’il eſt prouvé qu’il ſort habituellement un neuvième de plus en marchandiſes, par le ſeul port de Péterſbourg, que par les autres quarante-deux douanes de l’empire. En 1773, les exportations de la Ruſſie, en comptant le droit de vingt-cinq pour cent que prend le ſouverain, s’élevèrent à 106 401 735 livres. Les importations, y compris le même droit, ne paſſèrent pas 66 544 005 livres. Par conséquent, la balance apparente fut de 39 557 830 livres. Nous avons dit la balance apparente. Il eſt connu, de tous ceux à qui ces matières ſont familières, que les objets qui entrent dans le pays étant généralement d’un moindre volume que ce qui en ſort, ils ſont une occaſion plus ordinaire de fraude. Il n’eſt point d’état auſſi heureuſement ſitué que la Ruſſie pour étendre ſon commerce. Preſque toutes les rivières y ſont navigables. Pierre I voulut que l’art ſecondât la nature, & que divers canaux joigniſſent ces fleuves les uns aux autres. Les plus importans ſont achevés. Il en eſt qui n’ont pas encore atteint leur perfection ; quelques-uns même, dont on n’a fait que donner le plan. Tel eſt le grand projet de retrait la mer Caſpienne au Pont-Euxin, en creuſant un canal du Tanaïs au Volga.

Malheureuſement, ces moyens, qui rendent ſi facile la circulation des denrées dans tout l’empire, & qui ouvrent une communication aisée avec toutes les parties du globe, ſont devenus inutiles par des obſtacles multipliés. Le gouvernement a levé une partie des gênes qu’oppoſoient des inſtitutions vicieuſes. Les entraves qui tiennent aux mœurs feront plus de réſiſtance.

Pierre I voulut que les ſerfs, qui auroient en leur poſſeſſion 2 500 livres, euſſent le droit de rompre leurs fers ; à condition qu’eux & leurs deſcendans paieroient annuellement aux héritiers de leur ancien maître, ce qu’il exigeoit d’eux avant leur liberté. Ces nonveaux bourgeois, ſans éducation & ſans principes, devinrent la plupart marchands, portèrent dans leur nouvel état les vices qu’ils avoient contractés dans la ſervitude, & les tranſmirent à leur poſtérité. La génération actuelle ſe ſent encore de ſon origine.

Les loix ne permettent pas aux négocians étrangers d’acheter les productions de l’empire ailleurs que dans les ports ; & par la nature du gouvernement, les nationaux n’ont pas ou ne peuvent pas paroître avoir des capitaux aſſez conſidérables pour y former de grands magaſins. C’eſt donc une néceſſité qu’on charge des achats quelque agent Ruſſe qui, à l’époque du traité, exige toujours la moitié du prix convenu ; le reſte devant être payé à la livraiſon des marchandiſes. Elles ſont rarement ce qu’elles devroient être ; & cependant le commettant ſe diſpenſe rarement de les recevoir, ou parce qu’il a des ordres à remplir, ou parce qu’il craint, avec raiſon, de perdre toutes ſes avances.

L’étranger a-t-il des objets à vendre ? Il ne trouve des acheteurs qu’en leur accordant un an ou dix-huit mois de crédit. Au terme du paiement, ils demandent ordinairement un nouveau délai. Leur eſt-il refusé ? on les condamne à un intérêt de dix-huit pour cent. Plus la dette s’accroît, plus la volonté ou la poſſibilité d’y ſatiſfaire s’éloignent. L’atrocité même des réglemens imaginés pour empêcher ou pour punir les banqueroutes, eſt favorable aux débiteurs inſolvables ou de mauvaiſe foi. Il eſt rare que la pitié des juges ou la corruption des courtiſans ne les garantiſſent des peines décernées par la loi contre eux. Des protections puiſſantes aſſouviront bien, s’il le faut, les vengeances d’un créancier trompé : mais après ces arrêts, achetés à très-haut prix, il n’en ſera que plus sûrement déchu de l’eſpoir de rien ſauver de ce qui lui étoit dû.

Ces infidélités, ces déprédations n’ont pas empêché que le commerce de l’empire ne fît d’aſſez grands progrès. Ils auroient été plus rapides, plus conſidérables, ſi les avantages phyſiques & naturels n’euſſent été opiniâtrement combattus par des cauſes morales ou politiques ; ſi un miniſtère séduit ou corrompu n’eut arrêté la concurrence, en favoriſant l’Angleterre au préjudice des autres nations. Un meilleur eſprit, dans cette partie intéreſſante d’adminiſtration, contribueroit beauçoup à la félicité publique. Voyons l’influence que peut y avoir l’armée.