Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 30

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XXX. La Chine fournit aux Européens de la rhubarbe & quelques autres marchandiſes.

La rhubarbe eſt une racine qui a la propriété de purger doucement, de fortifier l’eſtomac, de faciliter la digeſtion, & de tuer les vers des enfans. Elle eſt tubéreuſe, un peu fangeuſe, brune au-dehors, jaune dans l’intérieur & marquée de veines rougeâtres. Sa faveur eſt amère & aſtringente, ſon odeuſ âcre & aromatique. On préfère celle qui eſt compacte, odorante & qui teint la ſalive en jaune. Les morceaux cariés, trop légers & d’une odeur foible ſont rejettés.

On n’a pas eu juſqu’ici de notion bien aſſurée ſur la plante qui donne ce remède. Elle n’a été obſervée, ſur les lieux, par aucun naturaliſte. La rhubarbe de Moſcovie, dont les feuilles ſont ondulées, a paſſé, quelque tems, pour être la vraie rhubarbe : mais ſa racine trop compacte & moins purgative paroît décider contre elle. Une autre eſpèce, qui eſt le rheum palmatum des botaniſtes, & dont M. de Juſſieu a reçu depuis peu des graines, par la Ruſſie, ſembleroit être la plante cherchée. Sa racine a la même texture, les mêmes ſignes diſtinctifs, les mêmes propriétés que celle de nos pharmacies. Elle eſt oblongue, tubéreuſe, & pouſſe pluſieurs feuilles, grandes, palmées, à lobes aigus, du milieu deſquelles s’élève, à la hauteur de ſix pieds, un pédicule de fleurs blanches aſſez petites, dont chacune eſt composée d’un calice coloré à ſix diviſions de neuf étamines & d’un piſtil ſurmonté de trois ſtyles qui devient, en mûriſſant, une ſemence triangulaire.

On ignore le lieu précis dont cette eſpèce eſt originaire : mais il eſt bien connu que la vraie rhubarbe croit ſans culture, entre le trentième & le trente-neuvième degré de latitude boréale. Les provinces de Chenſi & de Setſchuen, an nord-oueſt de la Chine, la petite Bucharie & le royaume de Tangut, occupent une grande partie de ce vaſte eſpace.

La racine de rhubarbe eſt tirée de la terre ſur la fin de l’hiver, avant le développement des feuilles. On la coupe en morceaux, qui ſont placés ſur de longues tables & remués pluſieurs fois par jour, juſqu’à ce que le ſuc qu’ils contiennent ſoit épaiſſi & concret. Sans cette précaution, la partie la plus active ſe diſſiperoit, & il en réſulteroit une diminution dans leur poids & dans leur vertu. On les enfile enſuite, dans de petites cordes, pour les deſſécher, ſoit à l’air libre, dans un lieu ombragé, ſoit au cou des beſtiaux, comme pluſieurs voyageurs l’aſſurent. Ces racines ſont enſuite enveloppées de coton & envoyées à leurs différentes deſtinations.

Ce ſont les Tartares Calmouks & les habitans de la grande Bucharie qui portent la rhubarbe à Orembourg. Le gouvernement Ruſſe l’y fait acheter. Les bonnes racines ſont séparées des mauvaiſes avec attention. On brûle ce qui ne mérite pas d’être conſervé ; & l’on fait éprouver une nouvelle deſſication au reſte. La partie qui n’eſt pas conſommée dans l’intérieur de l’empire, eſt livrée à des négocians Anglois, à un prix convenu & qui ne varie point. C’eſt la meilleure de toutes les rhubarbes.

Après celle-là, vient celle que les peuples de la grande Bucharie portent en Perſe, & qui après avoir traversé par terre une partie de l’Aſie, arrive ſur les bords de la Méditerranée, où elle eſt achetée par les Vénitiens. Avant d’être revendue, cette rhubarbe reçoit à-peu-près les mêmes ſoins que celle qui a paſſé par les mains des Ruſſes.

Ce qui vient de rhubarbe par ces deux voies ne ſuffiſant pas à nos beſoins, l’on a été réduit à employer celle que nos navigateurs nous portent de la Chine. Elle eſt très-inférieure aux autres ; ſoit qu’elle n’ait été deſſéchée qu’au four, comme on le conjecture parce qu’elle n’eſt pas percée ; ſoit que le voiſinage des autres marchandiſes lui ait communiqué un goût particulier ; ſoit enfin qu’un long séjour ſur l’océan l’ait dénaturée.

L’Europe a déſiré de s’approprier cette plante ſalutaire. Le pied qu’on en voit an jardin royal de Paris a déjà fourni des graines & des rejetons qui ont proſpéré, en pleine terre, dans pluſieurs provinces du royaume. La ſociété formée à Londres pour l’encouragement des arts & du commerce, diſtribua en 1774 des médailles à deux cultivateurs Anglois qui avoient recueilli de la rhubarbe d’une qualité ſupérieure. Ces premiers eſſais durent avoir des ſuites favorables.

Outre les objets dont on a parlé, les Européens achètent à la Chine de l’encre, du camphre, du borax, du rotin, de la gomme-lacque, & ils y achetoient autrefois de l’or.

En Europe un marc d’or vaut à-peu-près quatorze marcs & demi d’argent. S’il exiſtoit un pays où il en valût vingt, nos négocians y en porteroient, pour l’échanger contre de l’argent. Ils nous rapporteroient cet argent, pour l’échanger contre de l’or, auquel ils donneroient la même deſtination. Cette activité continueroit juſqu’à ce que la valeur relative des deux métaux ſe trouvât à-peu-près la même dans les deux contrées. Le même intérêt fit envoyer long-tems à la Chine de l’argent pour le troquer contre de l’or. On gagnoit à cette mutation quarante-cinq pour cent. Les compagnies excluſives ne firent jamais ce commerce, parce qu’un pareil bénéfice, quelque conſidérable qu’il paroiſſe, auroit été fort inférieur à celui qu’elles faiſoient ſur les marchandiſes. Leurs agens, qui n’avoient pas la liberté du choix, ſe livrèrent à ces ſpéculations pour leur propre compte. Ils pouſſèrent cette branche d’induſtrie avec tant de vivacité, que bientôt ils ne trouvèrent pas un avantage ſuffiſant à la continuer. L’or eſt plus ou moins cher à Canton, ſuivant la ſaiſon où on l’achète. On l’a à bien meilleur marché depuis le commencement de février juſqu’à la fin de mai, que durant le reſte de l’année où la rade eſt remplie de vaiſſeaux étrangers. Cependant dans les tems les plus favorables il n’y a que dix-huit pour cent à gagner, gain inſuffiſant pour tenter perſonne. Les employés de la compagnie de France ſont les ſeuls qui n’aient pas ſouffert de la ceſſation de ce commerce, qui leur fut toujours défendu. Les directeurs ſe réſervoient excluſivement cette ſource de fortune. Pluſieurs y puiſoient, mais Caſtanier ſeul ſe conduiſoit en grand négociant. Il expédioit des marchandiſes pour le Mexique. Les piaſtres qui provenoient de leur vente, étoient portées à Acapulco, d’où elles paſſoient aux Philippines, & de-là à la Chine où on les convertiſſoit en or. Cet habile homme, par une circulation ſi lumineuſe, ouvroit une carrière dans laquelle il eſt bien étonnant que perſonne n’ait marché après lui.