Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre V/Chapitre 32

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XXXII. Que deviendra le commerce de l’Europe avec la Chine ?

Il n’eſt pas aisé de prévoir ce que deviendra ce commerce. Quelque paſſion qu’ait la Chine pour l’argent, elle paroit plus portée à fermer ſes ports aux Européens, que diſposée à leur faciliter les moyens d’étendre leurs opérations. À meſure que l’eſprit Tartare s’eſt affoibli, que les conquérans ſe ſont nourris des maximes du peuple vaincu, ils ont adopté ſes idées, ſon averſion, ſon mépris en particulier pour les étrangers. Ces diſpoſitions ſe ſont manifeſtées par des gênes humiliantes, qui ont ſucceſſivement remplacé les égards qu’on avoit pour eux. De cette ſituation équivoque à une expulſion entière, il n’y a pas bien loin. Elle pourroit être d’autant plus prochaine, qu’il y a une nation active, qui s’occupe peut-être en ſecret des moyens de l’effectuer.

Les Hollandois voient, comme tout le monde, que l’Europe a pris un goût vif pour pluſieurs productions Chinoiſes. Ils doivent penſer, que l’impoſſibilité de les tirer directement du lieu de leur origine, n’en anéantiroit pas la conſommation. Si nous étions tous exclus de l’empire, ſes ſujets exporteroient eux-mêmes leurs marchandiſes. Comme l’imperfection de leur marine ne leur permet pas de pouſſer loin leur navigation, ils ne pourroient les dépoſer qu’à Batavia ou à Malaca. Dès-lors la nation à laquelle ces colonies appartiennent, verroit tomber ce commerce entier dans ſes mains. Il eſt horrible de ſoupçonner ces républicains d’une politique ſi baſſe ; mais perſonne n’ignore que de moindres intérêts les ont déterminés à des actions plus odieuſes.

Si les ports de la Chine étoient une fois fermés, il eſt vraiſemblable qu’ils le ſeroient pour toujours. L’obſtination de cette nation, ne lui permettroit jamais de revenir ſur ſes pas, & nous ne voyons point que la force pût l’y contraindre. Quels moyens pourroit-on employer contre un état dont la nature nous a séparés par un eſpace de huit mille lieues ? Il n’eſt point de gouvernement aſſez dépourvu de lumières, pour imaginer que des équipages fatigués osâſſent tenter des conquêtes dans un pays défendu par un peuple innombrable, quelque lâche qu’on ſuppoſe une nation avec laquelle les Européens ne ſe font pas encore meſurés. Les coups qu’on lui porteroit ſe réduiroient à intercepter ſa navigation dont elle s’occupe peu, & qui n’intéreſſe ni ſes commodités ni ſa ſubſiſtance.

Cette vengeance inutile n’auroit même qu’un tems fort borné. Les vaiſſeaux deſtinés à cette croiſière de piraterie, ſeroient écartés de ces parages une partie de l’année par les mouſſons, & l’autre partie par les tempêtes nommées typhons, qui ſont particulières aux mers de la Chine.

Après avoir développé la manière dont les nations de l’Europe ont conduit juſqu’à préſent le commerce des Indes, il convient d’examiner trois queſtions qui ſemblent naître du fond du ſujet, & qui ont partagé juſqu’ici les eſprits. Doit-on continuer ce commerce ? Les grands établiſſemens ſont-ils néceſſaires pour le faire avec ſuccès ? Faut-il le laiſſer dans les mains des compagnies excluſives ? Nous porterons dans cette diſcuſſion l’impartialité d’un homme, qui n’a dans cette cauſe d’autre intérêt que celui du genre humain.

L’ignorance ou la mauvaiſe foi corrompent tous les récits. La politique ne juge que d’après ſes vues ; le commerce que d’après ſes intérêts. Il n’y a que le philoſophe qui ſache douter ; qui ſe taiſe, quand il manque de lumières ; & qui diſe la vérité, quand il ſe détermine à parler. En effet, quelle récompenſe, aſſez importante à ſes yeux, pourroit le déterminer à tromper les hommes & à renoncer à ſon caractère ? La fortune ? il eſt aſſez riche, s’il a de quoi ſatiſfaire à ſes beſoins ſingulièrement bornés. L’ambition ? s’il a le bonheur d’être ſage, on peut lui porter envie ; mais il n’y a rien ſous le ciel qu’il puiſſe envier. Les dignités ? on ne les lui offrira pas, il le ſait ; & on les lui offriroit, qu’il ne les accepteroit pas ſans la certitude de faire le bien. La flatterie ? il ignore l’art de flatter, & il en dédaigne les mépriſables avantages. La réputation ? en peut-il obtenir autrement que par la franchiſe ? La crainte ? il ne craint rien, pas même de mourir. S’il eſt jetté dans le fond d’un cachot, il ſait bien que ce ne ſera pas la première fois que des tyrans ou des fanatiques y ont conduit la vertu, & qu’elle n’en eſt ſortie que pour aller ſur un échafaud. C’eſt lui qui échappe à la main du deſtin qui ne ſait par où le prendre, parce qu’il a brisé, comme dit le Stoïcien, les anſes par leſquelles le fort ſaiſit le foible, pour en diſpoſer à ſon gré.