Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 12

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XII. Idée qu’on doit ſe former du Mexique avant qu’il fût ſoumis à l’Eſpagne.

Si l’on en croit les Eſpagnols, Mexico, dont après deux mois & demi d’une attaque vive & régulière, ils s’étoient enfin emparés avec le ſecours de ſoixante ou de cent mille Indiens alliés, & par la ſupériorité de leur diſcipline, de leurs armes & de leurs navires : ce Mexico étoit une ville ſuperbe. Ses murs renfermoient trente mille maiſons, un peuple immenſe, de beaux édifices. Le palais du chef de l’état, bâti de marbre & de jaſpe, avoit une étendue prodigieuſe. Des bains, des fontaines, des ſtatues le décoroient. Il étoit rempli de tableaux, qui, quoique faits avec des plumes ſeulement, avoient de la couleur, de l’éclat, de la vérité. La plupart des grands avoient, ainſi que l’empereur, des ménageries où étoient raſſemblés tous les animaux du nouveau continent. Des plantes de toute eſpèce couvroient leurs jardins. Ce que le ſol & le climat avoient de rare & de brillant, étoit un objet de luxe, chez une nation riche, où la nature étoit belle & les arts imparfaits. Les temples étoient en grand nombre & la plupart magnifiques : mais teints du ſang & tapiſſés des têtes des malheureux qu’on avoit ſacrifiés.

Une des plus grandes beautés de cette cité impoſante étoit une place, ordinairement remplie de cent mille hommes, couverte de tentes & de magaſins, où les marchands étaloient toutes les richeſſes des campagnes, tous les ouvrages de l’induſtrie des Mexicains. Des oiſeaux de toute couleur, des coquillages brillans, des fleurs ſans nombre, des émaux, des ouvrages d’orfèvrerie, donnoient à ces marchés un coup-d’œil plus beau & plus éclatant que ne peuvent l’avoir les foires les plus riches de l’Europe.

Cent mille canots alloient ſans ceſſe des rivages à la ville, de la ville aux rivages. Les lacs étoient bordés de cinquante villes, & d’une multitude de bourgs & de hameaux.

Le reſte de l’empire, autant que le permettoient les ſites, préſentoit le même ſpectacle : mais avec la différence qu’on trouve par-tout entre la capitale & les provinces. Ce peuple, qui n’étoit pas d’une antiquité bien reculée, ſans communication avec des nations éclairées, ſans l’uſage du fer, ſans le ſecours de l’écriture, ſans aucun des arts à qui nous devons l’avantage d’en connoitre & d’en exercer d’autres, placé ſous un climat où les facultés de l’homme ne ſont pas éveillées par ſes beſoins : ce peuple, nous dit-on, s’étoit élevé à cette hauteur, par ſon ſeul génie.

La fauſſeté de cette deſcription pompeuſe, tracée dans des momens de vanité par un vainqueur naturellement porté à l’exagération, ou trompé par la grande ſupériorité qu’avoit un état régulièrement ordonné ſur les contrées ſauvages, dévaſtées juſqu’alors dans l’autre hémiſphère : cette fauſſeté peut être miſe aisément à la portée de tous les eſprits. Pour y parvenir, il ne ſuffiroit pas d’oppoſer l’état actuel du Mexique à l’état où les conquérans prétendent l’avoir trouvé. Qui ne connoit les déplorables effets d’une tyrannie deſtructive, d’une longue oppreſſion ? Mais qu’on ſe rappelle les ravages que les barbares, ſortis du Nord, exercèrent autrefois dans les Gaules & en Italie. Lorſque ce torrent fut écoulé, ne reſta-t-il pas ſur la terre de grandes maſſes qui atteſtoient, qui atteſtent encore la puiſſance des peuples ſubjugués. La région qui nous occupe, offre-t-elle de ces magnifiques ruines ? Il doit donc paſſer pour démontré que les édifices publics & particuliers, ſi orgueilleuſement décrits, n’étoient que des amas informes de pierres entaſſées les unes ſur les autres ; que la célèbre Mexico n’étoit qu’une bourgade formée d’une multitude de cabanes ruſtiques répandues irrégulièrement ſur un grand eſpace ; & que les autres lieux dont on a voulu exalter la grandeur ou la beauté, étoient encore inférieurs à cette première des cités.

Les travaux des hommes ont toujours été proportionnés à leur force & aux inſtrumens dont ils ſe ſervoient. Sans la ſcience de la méchanique & l’invention de ſes machines, point de grands monumens. Sans quarts de cercle & ſans téleſcope, point de progrès merveilleux en aſtronomie, nulle préciſion dans les obſervations. Sans fer, point de marteaux, point de tenailles, point d’enclumes, point de forges, point de ſcies, point de haches, point de coignées, aucun ouvrage en métaux qui mérite d’être regardé, nulle maçonnerie, nulle charpente, nulle menuiſerie, nulle architecture, nulle gravure, nulle ſculpture. Avec ces moyens, quel tems ne faut-il pas à nos ouvriers pour séparer de la carrière, enlever & tranſporter un bloc de pierre ? Quel tems pour l’équarrir ? Sans nos reſſources, comment en viendroit-on à bout ? Ç’auroit été un homme d’un grand ſens que le ſauvage qui, voyant pour la première fois un de nos grands édifices, l’auroit admiré, non comme l’œuvre de notre force & de notre induſtrie, mais comme un phénomène extraordinaire de la nature qui auroit élevé d’elle-même ces colonnes, percé ces fenêtres, posé ces entablemens & préparé une ſi merveilleuſe retraite. C’eût été la plus belle des cavernes que les montagnes lui euſſent encore offertes.

Dépouillons le Mexique de tout ce que des récits fabuleux lui ont prêté, & nous trouverons que ce pays, fort ſupérieur aux contrées ſauvages que les Eſpagnols avoient juſqu’alors parcourues dans le Nouveau-Monde, n’étoit rien en comparaiſon des peuples civilisés de l’ancien continent.

L’empire étoit ſoumis à un deſpotiſme auſſi cruel que mal combiné. La crainte, cette grande roue des gouvernemens arbitraires, y tenoit lieu de morale & de principes. Le chef de l’état étoit devenu peu-à-peu une eſpèce de divinité ſur laquelle les plus téméraires n’oſoient porter un regard, & dont les plus imprudens ne ſe ſeroient pas permis de juger les actions. On conçoit comment des citoyens achètent tous les jours, par le ſacrifice de leur liberté, les douceurs & les commodités de la vie auxquelles ils ſont accoutumés des l’enfance : mais que des peuples à qui la nature brute offroit plus de bonheur que la chaîne ſociale qui les uniſſoit, reſtâſſent tranquillement dans la ſervitude, ſans penſer qu’il n’y avoit qu’une montagne ou une rivière à traverſer pour être libres : voilà ce qui ſeroit incompréhenſible, ſi l’on ne ſavoit combien l’habitude & la ſuperſtition dénaturent par-tout l’eſpèce humaine.

Pluſieurs des provinces qu’on pouvoit regarder comme faiſant partie de cette vaſte domination ſe gouvernoient par leurs premières loix & ſelon leurs maximes anciennes. Tributaires ſeulement de l’empire, elles continuoient à être régies par leurs caciques. Les obligations de ces grands vaſſaux ſe réduiſoient à couvrir ou à reculer les frontières de l’état lorſqu’ils en recevoient l’ordre ; à contribuer ſans ceſſe aux charges publiques, originairement d’après un tarif réglé, & dans les derniers tems ſuivant les beſoins, l’avidité ou les caprices du deſpote.

L’adminiſtration des contrées plus immédiatement dépendantes du trône étoit confiée à des grands qui, dans leurs fonctions, étoient ſoulagés par des nobles d’un rang inférieur. Ces officiers eurent d’abord de la dignité & de l’importance : mais ils n’étoient plus que les inſtrumens de la tyrannie, depuis que le pouvoir arbitraire s’étoit élevé ſur les ruines d’un régime qu’on eût pu appeler féodal.

À chacune de ces places étoit attachée une portion de terre, plus ou moins étendue. Ceux qui dirigeoient les conſeils, qui conduiſoient les armées, que leurs poſtes fixoient à la cour, jouiſſoient du même avantage. On changeoit de domaine en changeant d’occupation, & l’on le perdoit dès qu’on rentroit dans la vie privée.

Il exiſtoit des poſſeſſions plus entières, & qu’on pouvoit aliéner ou tranſmettre à ſes deſcendans. Elles étoient en petit nombre & devoient être occupées par les citoyens des claſſes les plus diſtinguées.

Le peuple n’avoit que des communes. Leur étendue étoit réglée ſur le nombre des habitans. Dans quelques-unes, les travaux ſe faiſoient en ſociété, & les récoltes étoient déposées dans des greniers publics, pour être diſtribuées ſelon les beſoins. Dans d’autres, les cultivateurs ſe partageoient les champs & les exploitoient pour leur utilité particulière. Dans aucune, il n’étoit permis de diſpoſer du territoire.

Pluſieurs diſtricts, plus ou moins étendus, étoient couverts d’eſpèces de ſerfs attachés à la glèbe, paſſant d’un propriétaire à l’autre, & ne pouvant prétendre qu’à la ſubſiſtance la plus groſſière & la plus étroite.

Des hommes plus avilis encore ; c’étoient les eſclaves domeſtiques. Leur vie étoit censée ſi mépriſable, qu’au rapport d’Herrera, on pouvoit les en priver, ſans craindre d’être jamais recherché par la loi.

Tous les ordres de l’état contribuoient au maintien du gouvernement. Dans les ſociétés un peu avancées les tributs ſe paient avec des métaux. Cette meſure commune de toutes les valeurs étoit ignorée des Mexicains, quoique l’or & l’argent fuſſent ſous leurs mains. Ils avoient, à la vérité, commencé à ſoupçonner l’utilité d’un moyen univerſel d’échange, & déjà ils employoient les grains de cacao dans quelques menus détails de commerce : mais leur emploi étoit très-borné & ne pouvoit s’étendre juſqu’à l’acquittement de l’impôt. Les redevances dues au fiſc étoient donc toutes ſoldées en nature.

Comme tous les agens du ſervice public recevoient leur ſalaire en denrées, on retenoit pour leur contribution une partie de ce qui leur étoit aſſigné.

Les terres attachées à des offices & celles qu’on poſſédoit en toute propriété, donnoient à l’état une partie de leurs productions. Outre l’obligation imposée à toutes les communautés de cultiver une certaine étendue de ſol pour la couronne, elles lui devoient encore le tiers de leurs récoltes.

Les chaſſeurs, les pêcheurs, les potiers, les peintres, tous les ouvriers ſans diſtinction rendoient chaque mois la même portion de leur induſtrie.

Les mendians même étoient taxés à des contributions fixes que des travaux ou des aumônes dévoient les mettre en état d’acquitter.

Au Mexique, l’agriculture étoit très-bornée, quoique le plus grand nombre de ſes habitans en fiſſent leur occupation unique. Ses ſoins ſe bornoient au maïs & au cacao, & encore récoltoit-on ſort peu de ces productions. S’il en eût été autrement, les premiers Eſpagnols n’auroient pas manqué ſi ſouvent de ſubſiſtances. L’imperfection de ce premier des arts pouvoit avoir pluſieurs cauſes. Ces peuples avoient un grand penchant à l’oiſiveté. Les inſtrumens dont ils ſe ſervoient étoient défectueux. Ils n’avoient dompté aucun animal qui put les ſoulager dans leurs travaux. Des peuples errans ou des bêtes fauves ravageoient leurs champs. Le gouvernement les opprimoit ſans relâche. Enfin leur conſtitution phyſique étoit ſinguliérement foible, ce qui venoit en partie d’une nourriture mauvaiſe & inſuffiſante.

Celle des hommes riches, des nobles & des gens en place avoit pour baſe, outre le produit des chaſſes & des pêches, les poules d’inde, les canards & les lapins, les ſeuls animaux, avec de petits chiens, qu’on eut ſu apprivoiſer dans ces contrées. Mais les vivres de la multitude ſe réduiſeient à du maïs, préparé de diverſes manières ; à du cacao délayé dans l’eau chaude & aſſaiſonné avec du miel & du pimant ; aux herbes des champs qui n’étoient pas trop dures ou qui n’avoient pas de mauvaiſe odeur. Elle faiſoit uſage de quelques boiſſons qui ne pouvoient pas enivrer. Pour les liqueurs fortes, elles étoient ſi rigoureuſement défendues, que pour en uſer il falloit la permiſſion du gouvernement. On ne l’accordoit qu’aux vieillards & aux malades. Seulement, dans quelques ſolemnités & dans les travaux publics, chacun en avoit une meſure proportionnée à l’âge. L’ivrognerie étoit regardée comme le plus odieux des vices. On raſoit publiquement ceux qui en étoient convaincus, & leur maiſon étoit abattue. S’ils exerçoient quelque office public, ils en étoient dépouillés, & déclarés incapables de jamais poſſéder des charges.

Les Mexicains étoient preſque généralement nus. Leur corps étoit peint. Des plumes ombrageoient leur tête. Quelques offemens ou de petits ouvrages d’or, ſelon les rangs, pendoient à leur nez & à leurs oreilles. Les femmes n’avoient pour tout vêtement qu’une eſpèce de chemiſe qui deſcendoit juſqu’aux genoux & qui étoit ouverte ſur la poitrine. C’étoit dans l’arrangement de leurs cheveux que conſiſtoit leur parure principale. Les perſonnes d’un ordre ſupérieur, l’empereur lui-même n’étoient diſtingués du peuple que par une eſpèce de manteau, composé d’une pièce de coton quarrée, nouée ſur l’épaule droite.

Le palais du prince & ceux des grands quoiqu’aſſez étendus & conſtruits de pierre, n’avoient ni commodités, ni élégance, ni même des fenêtres. La multitude occupoit des cabanes bâties avec de la terre & couvertes de branches d’arbre. Il lui étoit défendu de les élever au-deſſus du rez-de-chauſſée. Pluſieurs familles étoient ſouvent entaſſées ſous le même toit.

L’ameublement étoit digne des habitations. Dans la plupart, on ne trouvoit pour tapiſſerie que des nattes, pour lit que de la paille, pour ſiège qu’un tiſſu de feuilles de palmier, pour uſtenſiles que des vaſes de terre. Des toiles & des tapis de coton, travaillés avec plus ou moins de ſoin & employés à divers uſages : c’étoit ce qui diſtinguoit principalement les maiſons riches de celles des gens du commun.

Si les arts de néceſſité première étoient ſi imparfaits au Mexique, il en faut conclure que ceux d’agrément l’étoient encore plus. La forme & l’exécution du peu de vaſes & de bijoux d’or ou d’argent qui ſont venus juſqu’à nous : tout eſt également barbare. C’eſt la même groſſiéreté dans ces tableaux dont les premiers Eſpagnols parlèrent avec tant d’admiration, & qu’on compoſoit avec des plumes de toutes les couleurs. Ces peintures n’exiſtent plus ou ſont du moins très-rares : mais elles ont été gravées. L’artiſte eſt infiniment au-deſſous de ſon ſujet, ſoit qu’il repréſente des plantes, des animaux ou des hommes. Il n’y a ni lumière, ni ombre, ni deſſin, ni vérité dans ſon ouvrage. L’architecture n’avoit pas fait de plus grands progrès. On ne retrouve dans toute l’étendue de l’empire aucun ancien monument qui ait de la majeſté, ni même des ruines qui rappellent le ſouvenir d’une grandeur paſſée. Jamais le Mexique ne put ſe glorifier que des chauſſées qui conduiſoient à ſa capitale, que des acqueducs qui y amenoient de l’eau potable d’une diſtance fort conſidérable.

On étoit encore plus reculé dans les ſciences que dans les arts ; c’étoit une ſuite naturelle de la marche ordinaire de l’eſprit humain. Il n’étoit guère poſſible qu’un peuple dont la civiliſation n’étoit pas ancienne & qui n’avoit pu recevoir aucune inſtruction de ſes voiſins, eût des connoiſſances un peu étendues. Tout ce qu’on pourroit conclure de ſes inſtitutions religieuſes & politiques, c’eſt qu’il avoit fait quelques pas dans l’aſtronomie. Combien même il lui auroit fallu de ſiècles pour s’éclairer, puiſqu’il étoit privé du ſecours de l’écriture, puiſqu’il étoit encore très-éloigné de ce moyen puiſſant & peut-être unique de lumière, par l’imperfection de ces hiéroglyphes !

C’étoient des tableaux tracés ſur des écorces d’arbre, ſur des peaux de bête fauve, ſur des ſortes de coton, & deſtinés à conſerver le ſouvenir des loix, des dogmes, des révolutions de l’empire. Le nombre, la couleur, l’attitude des figures : tout varioit ſelon les objets qu’il s’agiſſoit d’exprimer. Quoique ces ſignes imparfaits ne duſſent pas avoir ce grand caractère qui exclut tout doute raiſonnable, on peut penſer qu’aidés par des traditions de corps & de famille ; ils donnoient quelque connoiſſance des événemens paſſés. L’indifférence des conquérans pour tout ce qui n’avoit pas trait à une avidité inſatiable leur fit négliger la clef de ces dépôts importans. Bientôt leurs moines les regardèrent comme des monumens d’idolâtrie ; & le premier évêque de Mexico, Zummaraga, condamna aux flammes tout ce qu’on en put raſſembler. Le peu qui échappa de ce fanatique incendie & qui s’eſt conſervé ſous l’un & l’autre hémiſphère, n’a pas diſſipé depuis les ténèbres où la négligence des premiers Eſpagnols nous avoit plongés.

On ignore juſqu’à l’époque de la fondation de l’empire. À la vérité, les hiſtoriens Caſtillans nous diſent qu’avant le dixième ſiècle ce vaſte eſpace n’étoit habité que par des hordes errantes & tout-à-fait ſauvages. Ils nous diſent que vers cette époque, des tribus venues du Nord & du Nord-Oueſt, occupèrent quelques parties du territoire & y portèrent des mœurs plus douces. Ils nous diſent que trois cens ans après, un peuple encore plus avancé dans la civiliſation & ſorti du voiſinage de la Californie s’établit ſur les bords des lacs & y bâtit Mexico. Ils nous diſent que cette dernière nation, ſi ſupérieure aux autres, n’eut durant un aſſez long période, que des chefs plus ou moins habiles, qu’elle élevoit, qu’elle deſtituoit ſelon qu’elle le jugeoit convenable à ſes intérêts. Ils nous diſent que l’autorité, juſqu’alors partagée & révocable, fut concentrée dans une ſeule main & devint inamovible, cent trente ou cent quatre-vingt dix-ſept ans, avant l’arrivée des Eſpagnols. Ils nous diſent que les neuf monarques qui portèrent ſucceſſivement la couronne, donnèrent au domaine de l’état une extenſion qu’il n’avoit pas eue ſous l’ancien gouvernement. Mais quelle foi peut-on raiſonnablement accorder à des annales confuſes, contradictoires & remplies des plus abſurdes fables qu’on ait jamais exposées à la crédulité humaine ? Pour croire qu’une ſociété dont la domination étoit ſi étendue, dont les inſtitutions étoient ſi multipliées, dont le rit étoit ſi régulier, avoit une origine auſſi moderne qu’on l’a publié, il faudroit d’autres témoignages que ceux des féroces ſoldats qui n’avoient ni le talent ni la volonté de rien examiner ; il faudroit d’autres garans que des prêtres fanatiques qui ne fongeoient qu’à élever leur culte ſur la ruine des ſuperſtitions qu’ils trouvoient établies. Que ſauroit-on de la Chine, ſi les Portugais avoient pu l’incendier, la bouleverſer ou la détruire comme le Bréſil ? Parleroit-on aujourd’hui de l’antiquité de ſes livres, de ſes loix & de ſes mœurs ? Quand on aura laiſſé pénétrer au Mexique quelques philoſophes pour y déterrer, pour y déchiffrer les ruines de ſon hiſtoire, que ces ſavans ne ſeront, ni des moines, ni des Eſpagnols, mais des Anglois, des François qui auront toute la liberté, tous les moyens de découvrir la vérité : peut-être alors là ſaura-t-on, ſi la barbarie n’a pas détruit tous les monumens qui pouvoient en marquer la trace.

Ces recherches ne pourroient pas cependant conduire à une connoiſſance exacte de l’ancienne population de l’empire. Elle étoit immenſe, diſent les conquérans. Des habitans couvroient les campagnes ; les citoyens fourmilloient dans les villes ; les armées étoient très-nombreuſes. Stupides relateurs, n’eſt-ce pas vous qui nous aſſurez que c’étoit un état naiſſant ; que des guerres opiniâtres l’agitoient ſans ceſſe ; qu’on maſſacroit ſur le champ de bataille ou qu’on ſacrifioit aux dieux dans les temples tous les priſonniers ; qu’à la mort de chaque empereur, de chaque cacique, de chaque grand, un nombre de victimes proportionné à leur dignité étoit immolé ſur leur tombe ; qu’un goût dépravé faiſoit généralement négliger les femmes ; que les mères nourriſſoient de leur propre lait leurs enfans durant quatre ou cinq années, & ceſſoient de bonne heure d’être fécondes ; que les peuples gémiſſoient par-tout & ſans relâche ſous les vexations du fiſc ; que des eaux corrompues, que de vaſtes forêts couvroient les provinces ; que les aventuriers Eſpagnols eurent plus à ſouffrir de la diſette que de la longueur des marches, que des traits de l’ennemi.

Comment concilier des faits, certifiés par tant de témoins, avec cette exceſſive population ſi ſolemnellement atteſtée dans vos orgueilleuſes annales ? Avant que la ſaine philoſophie eût fixé un regard attentif ſur vos étranges contradictions ; lorſque la haine qu’on vous portoit faiſoit ajouter une foi entière à vos folles exagérations, l’univers, qui ne voyoit plus qu’un déſert dans le Mexique, étoit convaincu que vous aviez précipité au tombeau des générations innombrables. Sans doute, vos farouches ſoldats ſe ſouillèrent trop ſouvent d’un ſang innocent ; ſans doute, vos fanatiques miſſionnaires ne s’opposèrent pas à ces barbaries comme ils le devoient ; ſans doute, une tyrannie inquiète, une avarice inſatiable enlevèrent à cette infortunée partie du Nouveau-Monde beaucoup de ſes foibles enfans : mais vos cruautés furent moindres que les hiſtoriens de vos ravages n’ont autorisé les nations à le penſer. Et c’eſt moi, moi que vous regardez comme le détracteur de votre caractère, qui même en vous accuſant d’ignorance & d’impoſture, deviens, autant qu’il ſe peut, votre apologiſte.

Aimeriez-vous mieux qu’on ſurfit le nombre de vos aſſaſſinats, que de dévoiler votre ſtupidité & vos contradictions ? Ici, j’en atteſte le ciel, je ne me ſuis occupé qu’à vous laver du ſang dont vous paroiſſez glorieux d’être couverts ; & par-tout ailleurs où j’ai parlé de vous, que des moyens de rendre à votre nation ſa première ſplendeur & d’adoucir le ſort des peuples malheureux qui vous ſont ſoumis. Si vous me découvrez quelque haîne ſecrète ou quelque vue d’intérêt, je m’abandonne à votre mépris. Ai-je traité les autres dévaſtateurs du Nouveau-Monde, les François même mes compatriotes, avec plus de ménagement ? Pourquoi donc êtes-vous les ſeuls que j’aie offensés ? C’eſt qu’il ne vous reſte que de l’orgueil. Devenez puiſſans, vous deviendrez moins ombrageux ; & la vérité, qui vous fera rougir, ceſſera de vous irriter.

Quelle que fût la population du Mexique, la priſe de la capitale entraîna la ſoumiſſion de l’état entier. Il n’étoit pas auſſi étendu qu’on le croit communément. Sur la mer du Sud, l’Empire ne commençoit qu’à Nicaragua & ſe terminoit à Acapulco : encore une partie des côtes qui baignent cet océan n’avoit-elle jamais été ſubjuguée. Sur la mer du Nord, rien preſque ne le coupoit depuis la rivière de Tabaſco juſqu’à celle de Panuco : mais dans l’intérieur des terres, Tlaſcala, Tepeaca, Mechoacan, Chiapa, quelques autres diſtricts moins conſidérables, avoient conſervé leur indépendance. La liberté leur fut ravie, en moins d’une année, par le conquérant auquel il ſuffiſoit d’envoyer, quinze, vingt chevaux pour n’éprouver aucune réſiſtance ; & avant la fin de 1522, les provinces qui avoient repouſſé les loix des Mexicains & rendu la communication de leurs poſſeſſions difficile ou impraticable, firent toutes partie de la domination Eſpagnole. Avec le tems, elle reçut encore des accroiſſemens immenſes du côté du Nord. Ils auroient même été plus conſidérables, ſur-tout plus utiles, ſans les barbaries incroyables qui les accompagnoient ou qui les ſuivoient.

À peine les Caſtillans ſe virent-ils les maîtres du Mexique, qu’ils s’en partagèrent les meilleures terres, qu’ils réduiſirent en ſervitude le peuple qui les avoit défrichées, qu’ils le condamnèrent à des travaux que ſa conſtitution phyſique, que ſes habitudes ne comportoient pas. Cette oppreſſion générale excita de grands ſoulevemens. Il n’y eut point de concert, il n’y eut point de chef il n’y eut point de plan ; & ce fut le déſeſpoir ſeul qui produiſit cette grande exploſion. Le ſort voulut qu’elle tournât contre les trop malheureux Indiens. Un conquérant irrité, le fer & la flamme à la main, ſe porta avec la rapidité de l’éclair d’une extrémité de l’empire à l’autre, & laiſſa par-tout des traces d’une vengeance éclatante dont les détails feroient frémir les âmes les plus ſanguinaires. Il y eut une barbare émulation entre l’officier & le ſoldat à qui immoleroit le plus de victimes ; & le général lui-même ſurpaſſa peut-être en férocité ſes troupes & ſes lieutenans.

Cependant, Cortès ne recueillit pas de tant d’inhumanités le fruit qu’il s’en pouvoit promettre. Il commençoit à entrer dans la politique de la cour de Madrid de ne pas laiſſer à ceux de ſes ſujets qui s’étoient ſignalés par quelque importante découverte le tems de s’affermir dans leur domination, dans la crainte bien ou mal fondée qu’ils ne ſongeâſſent à ſe rendre indépendans de la couronne. Si le conquérant du Mexique ne donna pas lieu à ce ſyſtême, du moins en fut-il une des premières victimes. On diminuoit chaque jour les pouvoirs illimités dont il avoit joui d’abord ; & avec le tems on les réduiſit à ſi peu de choſe, qu’il crut devoir préférer une condition privée aux vaines apparences d’une autorité qu’accompagnoient les plus grands dégoûts.

Cet Eſpagnol fut deſpote & cruel. Ses fuccès ſont flétris par l’injuſtice de ſes projets. C’eſt un aſſaſſin couvert de ſang innocent : mais ſes vices ſont de ſon tems ou de ſa nation, & ſes vertus ſont à lui. Placez cet homme chez les peuples anciens. Donnez-lui une autre patrie, une autre éducation, un autre eſprit, d’autres mœurs, une autre religion. Mettez-le à la tête de la flotte qui s’avança contre Xerxès. Comptez-le parmi les Spartiates qui ſe préſentèrent au détroit des Thermopiles, ou ſuppoſez-le parmi ces généreux Bataves qui s’affranchiſent de la tyrannie de ſes compatriotes, & Cortès ſera un grand homme. Ses qualités ſeront héroïques, ſa mémoire ſera ſans reproche. Céſar né dans le quinzième ſiècle & général au Mexique eût été plus méchant que Cortès. Pour excuſer les fautes qui lui ont été reprochées, il faut ſe demander à ſoi-même ce qu’on peut attendre de mieux d’un homme qui fait les premiers pas dans des régions inconnues & qui eſt preſſé de pourvoir à ſa sûreté. Il ſeroit bien injuſte de le confondre avec le fondateur paiſible qui connoît la contrée & qui diſpoſe à ſon gré des moyens, de l’eſpaçe & du tems.