Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 2

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II. Anciennes révolutions de l’Eſpagne.

L’Eſpagne, connue dans les premiers âges ſous le nom d’Heſpérie & d’Ibérie, étoit habitée par des peuples, qui, défendus d’un côté par la mer, & gardés de l’autre par les Pyrénées, jouiſſoient tranquillement d’un climat agréable, d’un pays abondant, & ſe gouvernoient par leurs uſages. La partie de la nation qui occupoit le Midi, étoit un peu ſortie de la barbarie, par quelque foible liaiſon qu’elle avoit avec les étrangers : mais les habitans des côtes de l’océan reſſembloient à tous les peuples qui ne connoiſſent d’autre exercice que celui de la chaſſe. Ce genre de vie avoit pour eux tant de charmes, qu’ils laiſſoient à leurs femmes tous les travaux de l’agriculture. On étoit parvenu à leur en faire ſupporter les fatigues, en formant tous les ans une aſſemblée générale, où celles qui s’étoient le plus diſtinguées dans cet exercice, recevoient des éloges publics.

Voilà donc le ſexe le plus foible livré aux travaux les plus durs de la vie, ſoit ſauvage, ſoit civilisée ; la jeune fille tenant dans ſes mains délicates les inſtrumens du labour ; ſa mère, peut-être enceinte d’un ſecond, d’un troiſième enfant, le corps penché ſur la charrue, & enfonçant le ſoc ou la bêche dans le ſein de la terre pendant des chaleurs brûlantes. Ou je me trompe fort, ou ce phénomène eſt pour celui qui réfléchit un des plus ſurprenans qui ſe préſentent dans les annales bizarres de notre eſpèce. Il ſeroit difficile de trouver un exemple plus frappant de ce que l’hommage national peut obtenir : car il y a moins d’héroïſme à expoſer ſa vie qu’à la conſacrer à de longues fatigues. Mais ſi tel eſt le pouvoir des hommes raſſemblés ſur l’eſprit de la femme, quel ne ſeroit point celui des femmes raſſemblées ſur le cœur de l’homme ?

Telle étoit la ſituation de l’Eſpagne, lorſque les Carthaginois tournèrent leurs regards avides vers une région remplie de richeſſes inconnues à ſes habitans. Ces négocians qui couvroient la Méditerranée de leurs vaiſſeaux, ſe préſentèrent comme des amis, qui, en échange de métaux inutiles offroient des commodités ſans nombre. L’appât d’un commerce en apparence ſi avantageux, séduiſit à tel point les Eſpagnols, qu’ils permirent à ces républicains de bâtir ſur les côtes, des maiſons pour ſe loger, des magaſins pour la sûreté de leurs marchandiſes, des temples pour l’exercice de leur religion. Ces établiſſemens devinrent inſenſiblement des fortereſſes, dont une puiſſance plus rusée que guerrière profita, pour aſſervir des peuples crédules, toujours divisés entr’eux, toujours irréconciliables. En achetant les uns, en intimidant les autres, Carthage vint à bout de ſubjuguer l’Eſpagne, avec les ſoldats & les tréſors de l’Eſpagne même.

Les Carthaginois devenus les maîtres de la plus grande & de la plus précieuſe partie de cette belle contrée, parurent ignorer ou mépriſer les moyens d’y affermir leur domination. Au lieu de continuer à s’approprier pour des effets de peu de valeur, l’or & l’argent que fourniſſoient aux vaincus des mines abondantes, ils voulurent tout emporter de force. Cet eſprit de tyrannie paſſa de la république au général, à l’officier, au ſoldat, au négociant même. Une conduite ſi violente jeta les provinces ſoumiſes dans le déſeſpoir, & inſpira à celles qui étoient encore libres, une horreur extrême pour un joug ſi dur. Ces diſpoſitions déterminèrent les unes & les autres à accepter des ſecours auſſi funeſtes que leurs maux étoient cruels. L’Eſpagne devint un théâtre de jalouſie, d’ambition & de haine entre Rome & Carthage.

Les deux républiques combattirent avec beaucoup d’acharnement, pour ſavoir à qui l’empire de cette belle portion de l’Europe appartiendroit. Peut-être ne ſeroit-il reſté ni à l’une, ni à l’autre, ſi les Eſpagnols, ſpectateurs tranquilles des événemens, euſſent laiſſé le tems aux nations rivales de ſe conſumer. Mais pour avoir voulu être acteurs dans ces ſcènes ſanglantes, ils ſe trouvèrent eſclaves des Romains, & continuèrent l’être juſqu’au cinquième ſiècle.

Bientôt la corruption des maîtres du monde inſpira aux peuples ſauvages du Nord, l’audace d’envahir des provinces mal gouvernées & mal défendues. Les Sueves, les Alains, les Vandales, les Goths, paſſèrent les Pyrénées. Accoutumés au métier des brigands, ces barbares ne purent devenir citoyens ; & ils ſe firent une guerre vive. Les Goths plus habiles ou plus heureux, ſoumirent leurs ennemis, & composèrent de toutes les Eſpagnes un état, qui, malgré le vice de ſes inſtitutions, malgré les rapines des Juifs qui en étoient les ſeuls commerçans, ſe ſoutint juſqu’au commencement du huitième ſiècle.

À cette époque, les Maures qui avoient ſubjugué l’Afrique avec cette impétuoſité qui diſtinguoit toutes leurs entrepriſes, paſſent la mer. Ils trouvent un roi ſans mœurs & ſans talens ; beaucoup de courtiſans & point de miniſtres ; des ſoldats ſans valeur & des généraux ſans expérience ; des peuples amollis, pleins de mépris pour le gouvernement, & diſposés à changer de maître ; des rebelles qui ſe joignent à eux, pour tout ravager, tout brûler, tout maſſacrer. En moins de trois ans, l’empire des chrétiens eſt détruit, & celui des infidèles établi ſur des fondemens ſolides.

L’Eſpagne dut à ſes vainqueurs des ſemences de goût, d’humanité, de politeſſe, de philoſophie, pluſieurs arts, & un aſſez grand commerce. Ces jours brillans ne durèrent pas long-tems. Ils furent éclipsés par les innombrables ſectes qui ſe formèrent parmi les conquérans, & par la faute qu’ils firent de ſe donner des ſouverains particuliers dans toutes les villes conſidérables de leur domination.

Pendant ce tems-là, les Goths qui, pour ſe dérober au joug des Mahométans, avoient été chercher un aſyle au fond des Aſturies, ſuccomboient ſous le joug de l’anarchie, croupiſſoient dans une ignorance barbare, étoient opprimés par des prêtres fanatiques, languiſſoient dans une pauvreté inexprimable, ne ſortoient d’une guerre civile que pour entrer dans une autre. Trop heureux dans le cours de ces calamités, d’être oubliés ou ignorés, ils étoient bien éloignés de ſonger à profiter des diviſions de leurs ennemis. Mais auſſi-tôt que la couronne, d’abord élective, fut devenue héréditaire au dixième ſiècle ; que la nobleſſe & les évêques eurent perdu la faculté de troubler l’état ; que le peuple ſorti d’eſclavage eût été appellé au gouvernement, on vit ſe ranimer l’eſprit national. Les Arabes, preſſés de tous les côtés, furent dépouillés ſucceſſivement. À la fin du quinzième ſiècle, il ne leur reſtoit qu’un petit royaume.

Leur décadence auroit été plus rapide, s’ils avoient eu affaire à une puiſſance qui pût réunir vers un centre commun, toutes les conquêtes qu’on faiſoit ſur eux. Les choſes ne ſe paſſèrent pas ainſi. Les Mahométans furent attaqués par différens chefs, dont chacun forma un état indépendant. L’Eſpagne fut divisée en autant de ſouverainetés qu’elle contenoit de provinces. Combien il fallut de tems, de ſucceſſions, de guerres, de révolutions, pour que ces foibles états ſe trouvâſſent fondus dans ceux de Caſtille & d’Aragon ! Enfin le mariage d’Iſabelle & de Ferdinand ayant heureuſement réuni dans une même famille toutes les couronnes d’Eſpagne, on ſe trouva des forces ſuffiſantes pour attaquer le royaume de Grenade.

Cet état, qui faiſoit à peine la huitième partie de la péninſule, avoit été toujours floriſſant, depuis l’invaſion des Sarrazins ; mais il avoit vu croître ſes proſpérités, à meſure que les conquêtes des chrétiens avoient déterminé un grand nombre d’infidèles à s’y réfugier. Le reſte de l’Europe n’offroit pas des terres auſſi-bien cultivées, des manufactures auſſi nombreuſes & auſſi parfaites ; une navigation auſſi ſuivie, auſſi étendue. Le revenu public montoit, dit-on, à 7 000 000 livres, richeſſe prodigieuſe dans un tems où l’or & l’argent étaient très-rares.

Tant d’avantages, loin de détourner les ſouverains de la Caſtille & de l’Aragon d’attaquer Grenade, furent les motifs qui les pouſſèrent le plus vivement à cette entrepriſe. Il leur fallut dix ans d’une guerre ſanglante & opiniâtre, pour ſubjuguer cette floriſſante province. La conquête en fut achevée par la priſe de la capitale, vers les premiers jours de l’an 1492.