Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 22

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XXII. Deſcription des iſles Marianes. Singularités qu’on y a obſervées.

Ces iſles forment une chaîne qui s’étend depuis le treizième degré juſqu’au vingt-deuxième. Pluſieurs ne ſont que des rochers : mais on en compte neuf qui ont de l’étendue. C’eſt-là que la nature riche & belle offre une verdure éternelle, des fleurs d’un parfum exquis, des eaux de cryſtal tombant en caſcade, des arbres chargés de fleurs & de fruits en même tems, des ſituations pittoreſques que l’art n’imitera jamais.

Dans cet archipel, ſitué ſous la Zone Torride, l’air eſt pur, le ciel ſerein & le climat aſſez tempéré.

On y voyoit autrefois des peuples nombreux. Rien n’indique d’où ils étoient ſortis. Sans doute, qu’ils avoient été jetés par quelque tempête ſur ces côtes, mais depuis ſi long-tems, qu’ils avoient oublié leur origine ; qu’ils ſe croyoient les ſeuls habitans du monde.

Quelques habitudes, la plupart ſemblables à celles des autres ſauvages de la mer du Sud, leur tenoient lieu de culte, de loix de gouvernement. Ils couloient leurs jours dans une indolence perpétuelle ; & c’étoit aux bananes, aux noix de coco, ſur-tout au rima, qu’ils devoient ce malheur ou cet avantage.

Le rima, célèbre par quelques voyageurs ſous le nom d’arbre à pain, n’eſt pas encore bien connu des botaniſtes. C’eſt un arbre dont la tige élevée & droite ſe diviſe vers la cime en pluſieurs branches. Ses feuilles ſont alternes, grandes, fermes, épaiſſes, ſinuées profondément vers les bords latéraux. Les plus jeunes, avant leur développement, ſont enfermées dans une membrane qui ſe deſſèche & laiſſe en tombant une impreſſion circulaire autour de la tige. Elles rendent, ainſi que les autres parties de l’arbre, une liqueur laiteuſe très-tenace. De l’aiſſelle des feuilles ſupérieures ſort un corps ſpongieux, long de ſix pouces, tout couvert de petites fleurs mâles très-ſerrées. Plus bas, on trouve d’autres corps chargés de fleurs femelles, dont le piſtil devient une baie allongée remplie d’une amande. Ces baies, portées ſur un axe commun, ſont ſi rapprochées, qu’elles ſe confondent & forment, par leur aſſemblage, un fruit très-gros & haut de dix pouces de longueur, hériſſé de pointes groſſes, courtes & émouſſées. Il paroît qu’il exiſte deux eſpèces ou variétés du rima. L’un a le fruit intérieurement pulqueux, rempli d’amandes bonnes à manger, qui ont la forme & le goût de la châtaigne. Le fruit de l’autre eſt plus petit : il n’a point d’amandes, parce qu’elles avortent lorſqu’il eſt parfaitement mûr. Sa chair eſt molle, doucereuſe & malſaine. Mais quand on le cueille un peu avant ſa maturité, il a le goût d’artichaut, & on le mange comme du pain, ce qui lui a fait donner le nom de fruit à pain. Ceux qui veulent le conſerver une ou pluſieurs années, le coupent par tranches & le font sécher au four ou au ſoleil.

On trouve dans l’hiſtoire des Marianes trois choſes qui paroiſſent dignes d’être remarquées.

L’uſage du feu y étoit totalement ignoré. Aucun de ces volcans terribles, dont les veſtiges deſtructeurs ſont ineffaçablement gravés ſur la ſurface du globe ; aucun de ces phénomènes céleſtes qui allument ſouvent des flammes dévorantes & inattendues dans tous les climats ; aucun de ces haſards heureux qui, par frottement ou par colliſion, font ſortir de brillantes étincelles de tant de corps : rien n’avoit donné aux paiſibles habitans des Marianes, la moindre idée d’un élément ſi familier aux autres nations. Pour le leur faire connoître, il falloit que le reſſentiment des premiers Eſpagnols, arrivés ſur ces côtes ſauvages, brûlât quelques centaines de cabanes.

Cet uſage du feu n’étoit guère propre à leur en donner une idée favorable, à leur faire déſirer de le reproduire. Auſſi le prirent-ils pour un animal qui s’attachoit au bois & qui s’en nourriſſoit. Ceux que l’ignorance d’un objet ſi nouveau avoit porté à en approcher s’étant brûlés, leurs cris inſpirèrent de la terreur aux autres qui n’osèrent plus le regarder que de très-loin. Ils appréhendèrent la morſure de cette bête féroce, qu’ils croyoient capable de les bleſſer par la ſeule violence de ſa reſpiration. Cependant, ils revinrent par degrés de la conſternation dont ils avoient été frappés ; leur erreur ſe diſſipa peu-à-peu, & on les vit s’accoutumer enfin à un bien précieux dont tous les autres peuples connus étoient dans une poſſeſſion immémoriale.

Un autre ſpectacle digne d’attention, c’étoit la ſupériorité que le ſexe le plus délicat avoit pris ſur le plus fort dans les Marianes. L’aſcendant y étoit tel, que les femmes jouiſſoient d’une puiſſance illimitée dans leur intérieur ; qu’on ne pouvoit diſpoſer de rien ſans leur aveu, & qu’elles avoient la libre diſpoſition de tout ; que dans aucun cas, même celui d’une infidélité publiquement connue, on n’étoit pas autorisé à manquer aux égards qui leur étoient dus ; que pour peu qu’elles jugeâſſent elles-mêmes qu’un époux n’avoit pas aſſez de douceur, de complaiſance & de ſoumiſſion, un nouveau choix leur étoit permis ; que ſi elles ſe croyoient trahies, elles pouvoient piller la cabane, couper les arbres du parjure, ou faire commettre ces dégâts par leurs parens ou par leurs compagnes.

Mais, comment des coutumes ſi bizarres avoient-elles pu s’établir & s’enraciner ? Si l’on en croit les relations anciennes ou modernes, les hommes de cet archipel étoient noirs, laids, mal faits ; ils avoient la plupart une maladie hideuſe de la peau, malgré l’uſage journalier du bain. Les femmes, au contraire, avoient un teint aſſez clair, des traits réguliers, un air aisé, quelques grâces, le goût du chant & de la danſe. Eſt-il étonnant qu’avec tant de moyens de plaire, elles aient acquis un empire abſolu & inébranlable ? Ce qui eſt vraiment extraordinaire, c’eſt qu’il y ait eu des contrées, & ſur-tout des contrées ſauvages, ou l’on ait trouvé une différence ſi marquée entre les deux ſexes. L’unanimité des hiſtoriens pourra-t-elle jamais étouffer les doutes que doit faire naître une narration ſi peu vraiſemblable ?

Les témoignages réunis de tant d’écrivains qu’on voudra, ne ſauroient prévaloir contre une loi bien connue, générale & conſtante de la nature. Or, par-tout, excepté aux iſles Marianes, on a trouvé & l’on a dû trouver la femme ſoumiſe à l’homme. Si l’on veut que je me prête à cette exception, il faut l’appuyer d’une autre : c’eſt que dans cette contrée, les femmes l’emportoient ſur les hommes, non-ſeulement en intelligence, mais en force de corps. Si l’on ne m’aſſure pas l’un de ces faits, je nie l’autre ; à moins toutefois que quelque dogme ſuperſtitieux n’ait rendu leurs perſonnes ſacrées. Car il n’y a rien que la ſuperſtition ne dénature, point d’uſage ſi monstrueux qu’elle n’établiſſe, point de forfaits auxquels elle ne détermine, point de ſacrifices qu’elle n’obtienne. Si elle dit à l’homme, Dieu veut que tu te mutiles, il ſe mutilera. Si elle lui dit, Dieu veut que tu aſſaſſines ton fils, il l’aſſaſſinera. Si elle lui a dit, aux iſles Marianes, Dieu veut que tu rampes devant la femme, il rampera devant la femme. La beauté, les talens & l’eſprit, dans toutes les contrées du monde ſauvages ou policées, proſterneront un homme aux pieds d’une femme : mais ces avantages particuliers à quelques femmes n’établiront nulle part la tyrannie générale du ſexe foible ſur le ſexe robuſte. L’homme commande à la femme, même dans les pays où la femme commande à la nation. Le phénomène des iſles Marianes ſeroit dans l’ordre moral ce que l’équilibre de deux poids inégaux, ſuſpendus à des bras égaux de levier, ſeroit dans l’ordre phyſique. Aucune ſorte d’autorité ne doit nous amener à la croyance d’une abſurdité. Mais, dira-t-on, ſi les femmes ont mérité là cette autorité par quelques ſervices importans dont la mémoire s’eſt perdue ? eh bien ! l’homme reconnoiſſant le premier jour aura été ingrat le ſecond.

La troiſième choſe remarquable dans les Marianes, c’étoit un proſſ ou canot, dont la forme ſingulière a toujours fixé l’attention des navigateurs les plus éclairés.

Ces peuples occupoient des iſles séparées par des intervalles conſidérables. Quoique ſans moyens & ſans déſir d’échanges, ils vouloient communiquer entre eux. Ils y réuſſirent avec le ſecours d’un bâtiment d’une sûreté entière, quoique très-petit ; propre à toutes les évolutions navales, malgré la ſimplicité de ſa conſtruction ; ſi facile à manier, que trois hommes ſuffiſoient pour toutes les manœuvres ; recevant le vent de côté, mérite abſolument néceſſaire dans ces parages ; ayant l’avantage unique d’aller & de venir, ſans jamais virer de bord & en changeant ſeulement la voile ; d’une telle marche qu’il faiſoit douze ou quinze milles en moins d’une heure, & qu’il alloit quelquefois plus vite que le vent. De l’aveu de tous les connoiſſeurs, ce proſſ appelle volant à cauſe de ſa légèreté, eſt le plus parfait bateau, qui ait jamais été imaginé ; & l’invention n’en ſauroit être diſputée aux habitans des Marianes, puiſqu’on n’en a trouvé le modèle dans aucune mer du monde.

S’il étoit raiſonnable de prononcer ſur le génie d’une nation par un art iſolé, on ne pourroit s’empêcher d’avoir la plus grande opinion de ces ſauvages qui, avec des outils groſſiers & ſans le ſecours du fer, ont obtenu à la mer des effets que des moyens multipliés n’ont pu procurer aux peuples les plus éclairés. Mais pour aſſeoir un jugement ſolide, il faudroit d’autres preuves qu’un talent que le haſard peut avoir donné ; & ces preuves ne ſont conſignées dans aucune hiſtoire.

Les iſles Marianes furent découvertes, en 1521, par Magellan. Ce célèbre navigateur les nomma iſles des Larrons, parce que leurs ſauvages habitans, qui n’avoient pas la moindre notion du droit de propriété, inconnu dans l’état de nature, enlevèrent ſur ſes vaiſſeaux quelques bagatelles qui tentèrent leur curioſité. On négligea long-tems de s’établir dans cet archipel où il n’y avoit aucune de ces riches mines qui enflammoient alors les Eſpagnols. Ce fut en 1668 ſeulement que les vaiſſeaux qui y relâchoient de tems en tems, en allant du Mexique aux Indes Orientales, y déposèrent quelques miſſionnaires. Dix ans après, la cour de Madrid jugea que les voies de la persuasion ne lui donnoient pas assez de sujets ; & elle appuya par des soldats les prédications de ses apôtres.

Des sauvages isolés, que guidoit un farouche instinct ; auxquels l’arc & la flèche étoient même inconnus, qui n’avoient pour toute défense que de gros bâtons : ces sauvages ne pouvoient pas résister aux armes & aux troupes de l’Europe. Cependant la plupart d’entre eux se firent massacrer plutôt que de se soumettre. Un grand nombre furent la victime des maladies honteuses que leurs inhumains vainqueurs leur avoient portées. Ceux qui avoient échappé à tous ces désastres prirent le parti désespéré de faire avorter leurs femmes, pour ne pas laisser après eux des enfans esclaves. La population diminua, dans tout l’archipel, au point qu’il fallut, il y a vingt-cinq ou trente ans, en réunir les foibles restes dans la seule isle de Guam.

Elle a quarante lieues de circonférence. Son port, situé dans la partie occidentale & défendu par une batterie de huit canons, est formé d’un côté par une langue de terre qui s’avance deux lieues dans la mer, & de l’autre par un récif de même étendue qui l’embraſſe preſque circulairement. Quatre vaiſſeaux peuvent y mouiller à l’abri de tous les vents, excepté de celui d’Oueſt qui ne ſouffle jamais violemment dans ces parages.

À quatre lieues de la rade, ſur les bords de la mer, dans une ſituation heureuſe, s’élève l’agréable bourgade d’Agana. C’eſt dans ce chef-lieu de la colonie & dans vingt-un petits hameaux, diſtribués autour de l’iſle, que ſont répartis quinze cens habitans, reſtes infortunés d’un peuple autrefois nombreux. L’intérieur de Guam ſert d’aſyle & de pâture aux chèvres, aux porcs, aux bœufs, aux volailles qu’au tems de la conquête y porter eut les Eſpagnols, & qui depuis ſont devenus ſauvages. Ces animaux, qu’il faut tuer à coup de fuſil ou prendre au piège, formoient la principale nourriture des Indiens & de leurs oppreſſeurs, lorſque tout-à-coup les choſes ont changé de face.

Un homme actif, humain, éclairé a compris enfin que la population ne ſe rétabliroit pas, qu’elle s’affoibliroit même encore, à moins qu’il ne réuſſit à rendre ſon iſle agricole. Cette idée élevée l’a fait cultivateur lui-même. À ſon exemple, les naturels du pays ont défriché les terres dont il leur avoit aſſuré la propriété. Leurs champs ſe ſont couverts de riz, de cacao, de mais, de ſucre, d’indigo, de coton, de fruits, de légumes, dont, depuis un ſiècle ou deux, on leur laiſſoit ignorer l’uſage. Le ſuccès a augmenté leur docilité. Ces enfans d’une nature brute, dans qui la tyrannie & la ſuperſtition avoient achevé de dégrader l’homme, ont exercé, dans des ateliers, quelques arts de néceſſité première, & fréquenté, ſans une répugnance trop marquée, les écoles ouvertes pour leur inſtruction. Leurs jouiſſances ſe ſont multipliées avec leurs occupations ; & ils ont été enfin heureux dans un des meilleurs pays du monde : tant il eſt vrai qu’il n’y a rien dont on ne vienne à bout avec de la douceur & par la bienfaiſance, puiſque ces vertus peuvent éteindre le reſſentiment dans l’âme même du ſauvage.

Cette révolution ineſpérée a été l’ouvrage de M. Tobias qui, en 1772, gouvernoit encore les Marianes. Puiſſe ce vertueux & reſpectable Eſpagnol obtenir un jour ce qui combleroit ſa félicité, la conſolation de voir diminuer la paſſion de ſes enfans chéris pour le vin de cocotier, & de voir augmenter leur goût pour le travail !

Si, dès l’origine, les Eſpagnols avoient eu les vues raiſonnables du ſage Tobias, les Marianes auroient été civilisées & cultivées. Ce double avantage auroit procuré à cet archipel une sûreté qu’il ne ſauroit ſe promettre d’une garniſon de cent cinquante hommes concentrée dans Guam.

Tranquilles pour leurs poſſeſſions, les conquérans ſe ſeroient livrés à l’amour des découvertes qui étoient alors le génie dominant de la nation. Secondés par le talent de leurs nouveaux ſujets pour la navigation, leur activité auroit porté les arts utiles & l’eſprit de ſociété dans les nombreuſes iſles qui couvrent l’océan Pacifique & plus loin encore. L’univers eût été, pour ainſi dire, agrandi par de ſi glorieux travaux. Sans doute que toutes les nations commerçantes auroient tiré, avec le tems, quelque utilité des relations formées avec ces régions, juſqu’alors inconnues, puiſqu’il eſt impoſſible qu’un peuple s’enrichiſſe ſans que les autres participent à ſes proſpérités : mais la cour de Madrid auroit toujours joui plutôt & plus conſtamment des productions de ſes nouveaux établiſſemens. Si nous ne nous trompons, cet ordre de choſes valoit mieux pour l’Eſpagne qu’une combinaiſon qui réduit les Marianes à fournir des rafraîchiſſemens aux galions qui retournent du Mexique aux Philippines, comme la Californie à ceux qui vont des Philippines au Mexique.