Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VI/Chapitre 25

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XXV. Deſcription de Honduras, d’Yucatan & de Campêche. Qu’eſt-ce qui y diviſe l’Eſpagne & l’Angleterre ?

Cette contrée occupe cent quatre-vingts lieues de côtes, & s’enfonce dans l’intérieur des terres juſqu’à des montagnes fort hautes, plus ou moins éloignées de l’océan.

Le climat de cette région eſt ſain & aſſez tempéré. Le ſol en eſt communément uni, très-bien arrosé, & paroît propre à toutes les productions cultivées entre les tropiques. On n’y eſt pas expoſé à ces fréquentes ſéchereſſes, à ces terribles ouragans qui détruiſent ſi ſouvent, dans les iſles du Nouveau-Monde les eſpérances les mieux fondées.

Le pays eſt principalement habité par les Moſquites. Ces Indiens furent autrefois nombreux : mais la petite-vérole a conſidérablement diminué leur population. On ne penſe pas qu’actuellement leurs diverſes tribus puſſent mettre plus de neuf ou dix mille hommes ſous les armes.

Une nation, encore moins multipliée, eſt fixée aux environs du cap Gracias-à-Dios. Ce ſont les Samboes deſcendus, dit-on, d’un navire de Guinée qui fit autrefois naufrage ſur ces parages. Leur teint, leurs traits, leurs cheveux, leurs inclinations ne permettent guère de leur donner une autre origine.

Les Anglois ſont les ſeuls Européens que leur cupidité ait fixés dans ces lieux ſauvages. Leur premier établiſſement fut formé vers 1730, vingt-ſix lieues à l’Eſt du cap Honduras. Sa poſition à l’extrémité de la côte & ſur la rivière Black, qui n’a que ſix pieds d’eau à ſon embouchure, retardera & empêchera peut-être toujours ſes progrès.

À cinquante-quatre lieues de cette colonie eſt Gracias-à-Dios, dont la rade, formée par un bras de mer, eſt immenſe & aſſez sûre. C’eſt tout près de ce cap fameux que ſe ſont placés les Anglois ſur une rivière navigable & dont les bords ſont très-fertiles.

Soixante-dix lieues plus loin, cette nation entreprenante a trouvé à Blew-Field des plaines vaſtes & fécondes, un fleuve acceſſible, un port commode & un rocher qu’on rendroit aisément inexpugnable.

Les trois comptoirs n’occupoient, en 1769, que deux cens ſix blancs, autant de mulâtres & neuf cens eſclaves. Sans compter les mulets & quelques autres objets envoyés à la Jamaïque, ils expédièrent cette année, pour l’Europe, huit cens mille pieds de bois de Mahagoni, deux cens mille livres peſant de ſalſe-pareille & dix mille livres d’écailles de tortue. Les bras ont été multipliés depuis. On a commencé à planter des cannes ; dont le premier ſucre s’eſt trouvé d’une qualité ſupérieure. De bons obſervateurs affirment qu’une poſſeſſion tranquille du pays des Moſquites, vaudroit mieux un jour pour la Grande-Bretagne, que toutes les iſles qu’elle occupe actuellement dans les Indes Occidentales.

La nation ne paroît former aucun doute ſur ſon droit de propriété. Jamais, diſent ſes écrivains, l’Eſpagne ne ſubjugua ces peuples, & jamais ces peuples ne ſe ſoumirent à l’Eſpagne. Ils étoient indépendans, de droit & de fait, lorſqu’en 1670 leurs chefs ſe jetèrent d’eux-mêmes dans les bras de l’Angleterre, & reconnurent ſa ſouveraineté. Cette ſoumiſſion étoit ſi peu forcée qu’elle fut renouvelée à pluſieurs repriſes. À leur ſollicitation, la cour de Londres envoya ſur leur territoire en 1741, un corps de troupes, que ſuivit bientôt une adminiſtration civile. Si, après la pacification de 1763, on retira la milice & le magiſtrat, ſi l’on ruina les fortifications élevées pour la sûreté des ſauvages & de leurs défenſeurs, ce fut par l’ignorance du miniſtère qui ſe laiſſa perſuader que le pays des Moſquites faiſoit partie de la baie de Honduras. Cette erreur ayant été diſſipée, il a été formé de nouveau, dans ces contrées, un gouvernement régulier au commencement de 1776.

On ne balanceroit pas à s’occuper de la diſcuſſion de ces grands intérêts, ſi les puiſſances ſe conduiſoient par la raiſon ou la juſtice : mais c’eſt la force & la convenance qui décident tout entre elles, bien qu’aucune d’elles n’ait eu juſqu’à préſent le front d’en convenir. Souverains, qu’eſt-ce que cette mauvaiſe honte qui vous arrête ? Puiſque l’équité n’eſt pour vous qu’un vain nom, déclarez-le. À quoi ſervent ces traités qui ne garantiſſent point de paix, auxquels le plus foible eſt contraint d’accéder ; qui ne marquent dans l’un & dans l’autre des contractans que l’épuiſement des moyens de continuer la guerre, & qui ſont toujours enfreints ? Ne ſignez que des ſuſpenſions d’armes, & n’en fixez point la durée. Si vous avez réſolu d’être injuſtes, ceſſez au-moins d’être perfides. La perfidie eſt ſi lâche, ſi odieuſe. Ce vice ne convient pas à des potentats. Le renard ſous la peau du lion, le lion ſous la peau du renard ſont deux animaux également ridicules. Mais, au lieu de parler à des ſourds qu’on ne convainc de rien & qu’on peut irriter, diſons quelque choſe des baies de Honduras, de Campêche, & de la péninſule d’Yucatan qui les sépare.

Cette péninſule a cent lieues de long ſur vingt & vingt-cinq de large. Le pays eſt entièrement uni. On n’y voit, ni rivière, ni ruiſſeau : mais par-tout l’eau eſt ſi près de la terre, par-tout les coquillages ſont en ſi grande abondance, que ce grand eſpace a dû faire autrefois partie de la mer. Les premiers Eſpagnols qui parurent ſur ces côtes y trouvèrent établi, au rapport d’Herrera, un uſage très-particulier. Les hommes y portoient généralement des miroirs d’une pierre brillante, dans leſquels ils ſe contemploient ſans ceſſe, tandis que les femmes ne ſe ſervoient pas de cet inſtrument ſi cher à la beauté.

Si l’uſage continu que les femmes font du miroir dans nos contrées, ne montre que le déſir de plaire aux hommes, en ajoutant aux attraits qu’elles ont reçus de la nature, ce que l’art peut leur donner de piquant ; les hommes feroient à Yucatan les mêmes frais pour plaire aux femmes. Mais c’eſt un fait ſi bizarre qu’on peut le rejeter en doute, à moins qu’on ne l’étaie d’un fait plus bizarre encore, c’eſt que les hommes ſe livrent à l’oiſiveté, tandis que les femmes ſont condamnées aux travaux. Lorſque les fonctions propres aux deux ſexes ſeront perverties, je ne ſerai point étonné de trouver à l’un la frivolité de l’autre.

Yucatan, Honduras, Campêche n’offrirent pas aux dévaſtateurs du nouvel hémiſphère ces riches métaux qui leur faiſoient traverſer tant de mers. Auſſi négligèrent-ils, méprisèrent-ils ces contrées. Peu d’entre eux s’y fixèrent ; & ceux que le ſort y jeta ne tardèrent pas à contrarier l’indolence Indienne. Aucun ne s’occupa du ſoin de faire naître des productions dignes d’être exportées. Ainſi que les peuplades qu’on avoit détruites ou aſſervies, ils vivoient de cacao, de mais auxquels ils avoient ajouté la reſſource facile & commode des troupeaux tirés de l’ancien monde. Pour payer leur vêtement qu’ils ne vouloient pas ou ne ſavoient pas fabriquer eux-mêmes & quelques autres objets de médiocre valeur que leur fourniſſoit l’Europe, ils n’avoient proprement de reſſource qu’un bois de teinture connu dans tous les marchés ſous le nom de bois de Campêche.

L’arbre qui le fournit, aſſez élevé, a des feuilles alternes, composées de huit folioles taillées en cœur & diſposées ſur deux rangs le long d’une côte commune. Ses fleurs petites & rougeâtres ſont raſſemblées en épis aux extrémités des rameaux. Elles ont chacune un calice d’une ſeule pièce, du fond duquel s’élèvent cinq pétales & dix étamines diſtinctes. Le piſtil placé dans le centre devient une petite gouſſe ovale, applatie, partagée dans ſa longueur en deux ovales & remplies de deux ou trois ſemences. La partie la plus intérieure du bois, d’abord rouge, devient noire quelque tems après que le bois a été abattu. Il n’y a que le cœur de l’arbre qui donne le noir & le violet.

Le goût de ces couleurs qui étoit plus répandu, il y a deux ſiècles, qu’il ne l’eſt peut-être aujourd’hui, procura un débouché conſidérable à ce bois précieux. Ce fut au profit des Eſpagnols ſeuls juſqu’à l’établiſſement des Anglois à la Jamaïque.

Dans la foule des corſaires qui ſortoient tous les jours de cette iſle devenue célèbre, pluſieurs allèrent croiſer dans les deux baies & ſur les côtes de la péninſule, pour intercepter les vaiſſeaux qui y naviguoient. Ces brigands connoiſſoient ſi peu la valeur de leur chargement, que lorſqu’ils en trouvoient des barques remplies, ils n’emportoient que les ferremens. Un d’entre eux ayant enlevé un gros bâtiment qui ne portoit pas autre choſe, le conduiſit dans la Tamiſe avec le ſeul projet de l’armer en courſe ; & contre ſon attente, il vendit fort cher un bois dont il faiſoit ſi peu de cas, qu’il n’avoit ceſſé d’en brûler pendant ſon voyage. Depuis cette découverte, les corſaires qui n’étoient pas heureux à la mer, ne manquoient jamais de ſe rendre à la rivière de Champeton, où ils embarquoient les piles de bois qui ſe trouvoient toujours formées ſur le rivage.

La paix de leur nation avec l’Eſpagne ayant mis des entraves à leurs violences, plufieurs d’entre eux ſe livrèrent à la coupe du bois d’Inde. Le cap Catoche leur en fournit d’abord en abondance. Dès qu’ils le virent diminuer, ils allèrent s’établir entre Tabaſco & la rivière de Champeton, autour du lac Triſte, & dans l’iſle aux Bœufs qui en eſt fort proche. En 1675 ils y étoient deux cens ſoixante. Leur ardeur, d’abord extrême, ne tarda pas à ſe ralentir. L’habitude de l’oifiveté reprit le deſſus. Comme ils étoient la plupart excellens tireurs, la chaſſe devint leur paſſion la plus forte ; & leur ancien goût pour le brigandage, fut réveillé par cet exercice. Bientôt ils commencèrent à faire des courſes dans les bourgs Indiens, dont ils enlevoient les habitans. Les femmes étoient deſtinées à les ſervir, & on vendoit les hommes à la Jamaïque, ou dans d’autres iſles. L’Eſpagnol tiré de ſa léthargie par ces excès, les ſurprit au milieu de leurs débauches, & les enleva la plupart dans leurs cabanes. Ils furent conduits priſonniers à Mexico, où ils finirent leurs jours dans les travaux des mines.

Ceux qui avoient échappé, ſe réfugièrent dans le golfe de Honduras, où ils furent joints par des vagabonds de l’Amérique Septentrionale. Ils parvinrent, avec le tems, à former un corps de quinze cens hommes. L’indépendance, le libertinage, l’abondance où ils vivoient, leur rendoit agréable le pays marécageux qu’ils habitoient. De bons retranchemens aſſuroient leur ſort & leurs ſubſiſtances ; & ils ſe bornoient aux occupations, que leurs malheureux compagnons gémiſſoient d’avoir négligées. Seulement ils avoient la précaution de ne jamais entrer dans l’intérieur du pays pour couper du bois, ſans être bien armés.

Leur travail fut ſuivi du plus grand ſuccès. À la vérité, la tonne qui s’étoit vendue juſqu’à neuf cens livres, étoit tombée inſenſiblement à une valeur médiocre : mais on ſe dédommageoit par la quantité de ce qu’on perdoit ſur le prix. Les coupeurs livroient le fruit de leurs peines ; ſoit aux Jamaïcains qui leur portoient du vin de Madère, des liqueurs fortes, des toiles, des habits ; ſoit aux colonies Angloiſes du nord de l’Amérique, qui leur fourniſſoient leur nourriture. Ce commerce toujours interlope, & qui fut l’objet de tant de déclamations, devint licite en 1763. On aſſura à la Grande-Bretagne la liberté de couper du bois, mais ſans pouvoir élever des fortifications, avec l’obligation même de détruire celles qui avoient été conſtruites. La cour de Madrid fit rarement des ſacrifices auſſi difficiles que celui d’établir au milieu de ſes poſſeſſions une nation active, puiſſante, ambitieuſe. Auſſi chercha-t-elle immédiatement après la paix, à rendre inutile une conceſſion que des circonſtances fâcheuſes lui avoient arrachée.

Le bois qui croît ſur le terrein ſec de Campêche eſt fort ſupérieur à celui qu’on coupe dans les marais de Honduras. Cependant le dernier étoit d’un uſage beaucoup plus commun, parce que le prix du premier avoit depuis long-tems paſſé toutes les bornes. Ce défaut de vente étoit une punition de l’aveuglement, de l’avidité du fiſc. Le miniſtère Eſpagnol comprit à la fin cette grande vérité. Il déchargea ſa marchandiſe de tous les droits dont on l’avoit accablée, il la débarraſſa de toutes les entraves qui gênoient ſa circulation ; & alors elle eut un grand débit dans tous les marchés. Bientôt les Anglois ne trouveront plus de débouchés. Sans avoir manqué à ſes engagemens, la cour de Madrid ſe verra délivrée d’une concurrence qui lui rendoit inutile la poſſeſſion de deux grandes provinces. Quelquefois Cadix tire le bois directement du lieu de ſon origine ; plus ſouvent il eſt envoyé à la Vera-Crux, qui eſt le vrai point d’union du Mexique avec l’Eſpagne.