Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 14

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XIV. La province de Venezuela eſt miſe ſous le joug du monopole. Proſpérité de la compagnie.

Tel étoit l’état des choſes, lorſque quelques négocians de la province de Guipuſcoa jugèrent, en 1728, qu’il leur ſeroit utile de ſe retrait pour entreprendre cette navigation. Le gouvernement approuva & encouragea ces vues. Les principales conditions de l’octroi furent que la compagnie paieroit pour tout ce qu’elle voudroit envoyer, pour tout ce qu’elle pourroit recevoir, les impôts déjà établis, & qu’elle entretiendroit à ſes frais un nombre de garde-côtes ſuffiſant pour préſerver le pays de la contrebande.

Il ſe fit ſucceſſivement quelques changemens dans le régime de ce corps. On ne l’avoit d’abord autorisé qu’à envoyer deux navires chaque année. La liberté d’en expédier autant qu’il lui conviendroit, lui fut accordée en 1734.

Dans les premiers tems, la compagnie ne jouiſſoit pas d’un privilège excluſif. Le gouvernement le lui accorda, en 1742, pour le département de Caraque, & dix ans après pour celui de Maracaybo, deux territoires dont la réunion forme la province de Venezuela qui occupe quatre cens milles ſur la côte.

Juſqu’en 1744, les vaiſſeaux, à leur retour du Nouveau-Monde, devoient tous dépoſer leur cargaiſon entière dans la rade de Cadix. Après cette époque, leurs obligations ſe réduiſirent à y porter le cacao néceſſaire à l’approviſionnement de l’Andalouſie & des contrées limitrophes. On conſentit que le reſte fût débarqué à Saint-Sébaſtien, berceau de la compagnie.

C’étoit dans cette ville que ſe tenoit originairement l’aſſemblée générale des intéreſſés. En 1751, on la tranſféra dans la capitale de l’empire, où tous les deux ans elle eſt préſidée par quelqu’un des membres les plus accrédités du conſeil des Indes.

Les marchandiſes étoient livrées à l’acheteur qui en offroit un plus haut prix. Un mécontentement univerſel avertit la cour qu’un petit nombre de riches aſſociés s’emparoient du cacao, regardé en Eſpagne comme une denrée de première néceſſité, & le vendoient enſuite tout ce qu’ils vouloient. Ces murmures firent régler, en 1752, que ſans ſupprimer les magaſins établis à Saint-Sébaſtien, à Cadix & à Madrid, on en établiroit de nouveaux à la Corogne, à Alicante, à Barcelone, & que dans tous le cacao ſeroit diſtribué en détail aux citoyens, au prix fixé par le miniſtère.

La compagnie obtint, en 1753, que ſes actions ſeroient réputées un bien immeuble, qu’on pourroit les ſubſtituer à perpétuité, & en former ces majorats inaliénables & indiviſibles qui flattent ſi généralement la fierté Eſpagnole.

On ſtatua, en 1761, que la compagnie avanceroit aux aſſociés qui le déſireroient la valeur de ſeize actions ; que ces effets ſeroient mis en dépôt, & qu’on pourroit les vendre, ſi après un tems convenu le propriétaire ne les retiroit pas. Le but de cette ſage diſpoſition étoit de ſecourir ceux des intéreſſés qui auroient quelque embarras dans leurs affaires, & de maintenir par des moyens honnêtes le crédit de l’aſſociation.

Par des arrangemens faits en 1776, les opérations de la compagnie doivent s’étendre à Cumana, à l’Orenoque, à la Trinité, à la Marguerite. On n’a pas, il eſt vrai, aſſervi ces contrées à ſon monopole : mais les faveurs qu’elle a reçues ſont équivalentes à un privilège excluſif.

Pendant ces changemens, les hommes libres & les eſclaves ſe multiplioient à Venezuela. Les ſept cens cinquante-neuf plantations diſtribuées dans ſoixante-une vallées ſortoient de leur langueur, & il s’en formoit d’autres. Les anciennes cultures faiſoient des progrès & l’on en établiſſoit de nouvelles. Les troupeaux avançoient de plus en plus dans l’intérieur des terres. C’étoit principalement dans le diſtrict de Caraque que les améliorations étoient remarquables. La ville de ce nom comptoit vingt-quatre mille habitans, la plupart aisés. La Guayra qui ſervoit à ſa navigation, quoique ce ne fut qu’un mauvais mouillage entouré d’un petit nombre de cabannes, devenoit peu-à-peu une peuplade conſidérable & même une aſſez bonne rade par le moyen d’un grand môle conſtruit avec intelligence.

Puerto Cabello, entièrement abandonné & cependant un des meilleurs ports de l’Amérique, voyoit s’élever trois cens maiſons. Eſſayons de démêler les cauſes de cette ſingulière proſpérité ſous le joug du monopole, La compagnie comprit de bonne heure que ſes ſuccès ſeroient inséparables de ceux de la colonie, & elle avança aux habitans juſqu’à 3 240 000 livres ſans intérêt. La dette devoit être acquittée en denrées, & ceux qui manquoient à leurs engagemens étoient traduits au tribunal du repréſentant du roi qui jugeoit ſeul ſi les cauſes du retard étoient ou n’étoient pas légitimes.

Les magaſins de la compagnie furent conſtamment pourvus de tout ce qui pouvoit être utile au pays, conſtamment ouverts à tout ce qu’il pouvoit livrer. De cette manière, les travaux ne languirent jamais faute de moyens ou par défaut de débouchés.

La valeur de ce que la compagnie devoit vendre, la valeur de ce qu’elle devoit acheter ne furent pas abandonnées à la rapacité de ſes agens. Le gouvernement de la province fixa toujours le prix de ce qui arrivoit d’Europe ; & une aſſemblée composée des adminiſtrateurs, des colons & des facteurs décida toujours du prix des productions du ſol.

Ceux des habitans du Nouveau-Monde qui n’étoient pas contens de ce qui étoit réglé, eurent la liberté d’envoyer dans l’ancien, pour leur propre compte, la ſixième partie de leurs récoltes & d’en retirer le produit en marchandiſes, mais toujours ſur les navires de la compagnie.

Par ces arrangemens, le cultivateur fut mieux récompensé de ſes ſueurs qu’il ne l’avoit été au tems du commerce interlope. Ce nouvel ordre de choſes ne fut réellement funeſte qu’à un petit nombre d’hommes intriguans, actifs & hardis qui réuniſſoient à vil prix dans leurs mains les productions du pays pour les livrer à un prix beaucoup plus conſidérable à des navigateurs étrangers du même caractère qu’eux.

Le nouveau royaume de Grenade, le Mexique, quelques iſles d’Amérique & les Canaries étoient dans l’uſage de tirer de Venezuela une partie du cacao que leurs habitans conſommoient. Ces colonies continuèrent à jouir de leur droit ſans gêne.

Elles l’exercèrent même plus utilement, parce que la production qu’elles cherchoient à ſe procurer devint plus abondante & fut obtenue à meilleur marché.

Autrefois Venezuela ne fourniſſoit rien au commerce de la métropole. Depuis ſon origine, la compagnie lui a toujours livré des productions dont la maſſe s’eſt accrue ſucceſſivement. Depuis 1748 juſqu’en 1753, la compagnie porta tous les ans dans la colonie pour 3 157 327 livres en marchandiſes. Tous les ans elle en retira 239 144 livres en argent ; trente-ſept mille quintaux de cacao qu’elle vendit 5 332 000 livres ; deux mille cinq cens quintaux de tabac qu’elle vendit 178 200 livres ; cent cinquante-ſept quintaux d’indigo qu’elle vendit 198 990 liv. vingt-deux mille cuirs en poil qu’elle vendit 356 400 livres ; du dividi qu’elle vendit 27 000 livres : de ſorte que ſes retours montèrent à 6 831 734 liv. Le bénéfice apparent fut donc de 3 634 407 livres. Nous diſons apparent, parce que ſur cette ſomme les frais & les droits conſommèrent 1 932 500 l. La compagnie n’eut de gain réel que 1 701 897 l.

Toutes ces branches de commerce ont reçu de l’augmentation, excepté celle du dividi, qu’il a fallu abandonner, depuis qu’on a reconnu qu’il n’étoit pas propre à remplacer dans les teintures la galle d’Alep, comme on l’avoit cru un peu légèrement. L’extenſion auroit été plus conſidérable, ſi l’on eût réuſſi à interrompre les liaiſons interlopes. Mais malgré la vigilance de dix bâtimens croiſeurs avec quatre-vingt-ſix canons, cent quatre-vingt-douze pierriers, cinq cens dix-huit hommes d’équipage ; malgré douze poſtes de dix ou douze ſoldats chacun établis ſur la côte ; malgré la dépenſe annuelle de 1 400 000 l. la contrebande n’a pas été entièrement extirpée ; & c’eſt à Coro qu’elle ſe fait principalement.

La nation s’eſt également bien trouvée de l’établiſſement de la compagnie. Elle ne lui paie le cacao que la moitié de ce que les Hollandois le lui vendoient. Le quintal qu’on obtient aujourd’hui en Eſpagne pour cent ſoixante livres, en coûtoit autrefois trois cens vingt.

Les avantages que le gouvernement retire de la création de la compagnie ne ſont pas moins ſenſibles. Antérieurement à cette époque, les revenus de la couronne à Venezuela n’y étoient jamais ſuffiſans pour les dépenſes de ſouveraineté. Depuis, elles ont beaucoup augmenté, & parce qu’on a conſtruit la citadelle de Puerto Cabello qui a coûté 1 620 000 livres, & parce qu’on entretient dans le pays un plus grand nombre de troupes régulières. Cependant, le fiſc a un ſuperflu qu’il fait refluer à Cumana, à la Marguerite, à la Trinité & ſur l’Orenoque, Ce n’eſt pas tout. En Europe, les denrées de la colonie paient annuellement à l’état plus de 1 600 000 livres, & la navigation qu’elles occaſionnent lui forme quinze cens matelots ou les lui tient toujours en activité.

Mais la compagnie même a-t-elle proſpéré ? tout, dans les premiers tems, portoit à douter ſi elle auroit jamais une exiſtence heureuſe. Quoique les colons euſſent le droit d’en être membres, ils refusèrent d’abord de lui livrer leurs productions. En Eſpagne, où une aſſociation commerçante étoit une nouveauté, on ne s’empreſſa guère de s’y faire inſcrire, malgré l’exemple qu’en avoient donné le ſouverain, la reine, l’infant Don Louis & la province de Guipuſcoa. Il fallut réduire à quinze cens le nombre des actions qu’il avoit été réſolu de porter à trois mille ; & le capital, qui devoit être de ſix millions fut réduit à trois. Ces contrariétés n’empêchèrent pas qu’on ne fit aux intéreſſés des répartitions, conſidérables, même dans les premiers ans. Les ſommes en réſerve ſe trouvèrent pourtant ſuffiſantes, en 1752, pour doubler les fonds primitifs, & pour les tripler, en 1766, avec un intérêt régulier de cinq pour cent, ſans compter les dividendes extraordinaires. Au premier janvier 1772, la compagnie, même en y comprenant la valeur des actions qui s’étoit élevée à 9 000 000 livres, ne devoit que 1 519 618 livres 12 ſols, & elle avoit 21 153 760 l. 4 s. C’étoit donc 5 955 141 l. 12 ſols qu’elle avoit de plus qu’elle ne devoit.

Le mauvais eſprit, qui règne généralement dans les ſociétés excluſives, n’a pas autant infecté celle de Caraque que les autres. Des entrepriſes folles ne l’ont jamais jetée hors de ſes meſures. Sa bonne-foi l’a préſervée de tout procès, de la conteſtation même la plus légère. Pour ne pas expoſer ſon ſort aux caprices de l’océan, au malheur des guerres, elle a fait conſtamment aſſurer ſes cargaiſons. Une fidélité inviolable a ſuivi ſes engagemens. Enfin, dans une région où la plupart des terres ſont ſubſtituées & où il y a peu de bons débouchés pour l’argent, elle a obtenu à deux & demi pour cent tout celui que ſes beſoins demandoient.

Pour ſe ménager la bienveillance de la nation, généralement refusée par-tout au monopole, la compagnie a toujours voulu paroître animée d’un eſprit public. Dès 1735, elle ſe chargea des ateliers de Placencia qui fourniſſoient à peine huit mille fuſils chaque année, & qui, ſans compter quelques autres armes qu’on a commencé à y fabriquer, en donnent actuellement quatorze mille quatre cens avec leurs platines qu’auparavant il falloit tirer de Liège. Quoique durant la courte guerre de 1762, la compagnie eût vu tomber dans les mains des Anglois ſix de ſes navires richement chargés, elle ne laiſſa pas de conſacrer au gouvernement tout ce qu’elle pouvoit avoir de crédit & de puiſſance. Les bois de conſtruction périſſoient dans la Navarre. Il falloit les couper. Il falloit pratiquer des routes pour les trainer ſur les bords de la Vidaſſoa. Il falloit rendre cette rivière capricieuſe propre à les porter à ſon embouchure. Il falloit les conduire enſuite à l’important port du Ferrol. Depuis 1766, la compagnie exécute toutes ces choſes avec un grand avantage pour la marine militaire.

Ce corps ne ceſſe d’annoncer d’autres entrepriſes utiles à la monarchie. Il eſt douteux ſi on lui laiſſera le tems de les exécuter. Le parti que paroît avoir pris la cour de Madrid, d’ouvrir tous ſes ports du Nouveau-Monde à tous ſes ſujets de l’ancien, doit faire préſumer que la province de Venezuela ceſſera, un peu plutôt, un peu plus tard, d’être dans les liens du monopole. La diſſolution de la compagnie ſera-t-elle un bien, ſera-t-elle un mal ? Les bonnes ou mauvaiſes combinaiſons que fera le miniſtère Eſpagnol réſoudront le problème.