Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 20

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XX. Ce qu’a été le nouveau royaume de Grenade, ce qu’il eſt, & ce qu’il peut devenir.

Quelques écrivains ont parlé avec un enthouſiaſme preſque ſans exemple des richeſſes qui ſortirent d’abord du nouveau royaume. Ils les font monter au point d’étonner les imaginations le plus avides du merveilleux. Jamais peut-être on ne pouſſa ſi loin l’exagération. Si la réalité eût ſeulement approché des fables, cette grande proſpérité ſeroit conſignée dans des regiſtres publics, ainſi que celles de toutes les colonies véritablement intéreſſantes. D’autres monumens en auroient perpétué le ſouvenir. Dans aucun tems, ces tréſors n’exiſtèrent donc que ſous la plume d’un petit nombre d’auteurs naturellement crédules ou qui ſe laiſſoient entraîner par l’eſpoir d’ajouter à l’éclat dont déjà brilloit leur patrie.

Le nouveau royaume fournit aujourd’hui l’émeraude, pierre précieuſe tranſparente, de couleur verte & qui n’a guère plus de dureté que le cryſtal de roche.

Quelques contrées de l’Europe fournirent des émeraudes, mais très-imparfaites & peu recherchées.

On a cru long-tems que les émeraudes d’un verd gai venoient des grandes Indes, & c’eſt pour cela qu’on les appelloit orientales. Cette opinion à été abandonnée, lorſque ceux qui la défendoient ſe ſont vus dans l’impuiſſance de nommer les lieux où elles ſe formoient. Actuellement, il eſt établi que l’Aſie ne nous a jamais vendu de ces pierreries que ce qu’elle-même en avoit reçu du nouvel hémiſphère.

C’eſt donc à l’Amérique ſeule qu’appartiennent les belles émeraudes. Les premiers conquérans du Pérou en trouvèrent beaucoup qu’ils brisèrent ſur des enclumes, dans la perſuaſion où étoient ces aventuriers qu’elles ne devoient pas ce briſer, ei elles étoient fines. Cette perte devenoit plus ſenſible, par l’impoſſibilité de découvrir la mine d’où les incas les avoient tirées. La Nouvelle-Grenade ne tarda pas à remplir le vuide. Cette région nous envoie maintenant moins de ces pierreries, ſoit qu’elles ſoient devenues plus rares, ſoit que la mode en ait diminué dans nos climats. Mais l’or qui en vient eſt plus abondant ; & ce ſont les provinces du Popayan & du Choco qui le fourniſſent. On l’obtient ſans de grands dangers & ſans des dépenſes conſidérables.

Ce précieux métal, qu’ailleurs il faut arracher aux entrailles des rochers, des montagnes ou des abîmes, ſe trouve preſque à la ſuperficie de la terre. Il eſt mêlé avec elle, mais des lavages plus ou moins ſouvent répétés l’en séparent aſſez aisément. Les noirs, qui ne ſont jamais employés dans les mines qui ont de la profondeur, parce que l’expérience a démontré que les fraîcheurs les y faiſoient périr très-rapidement, les noirs ſont chargés ſeuls de ces travaux pénibles. L’uſage eſt que ces eſclaves rendent à leurs maîtres une quantité d’or déterminée. Ce qu’ils en peuvent ramaſſer de plus leur appartient, ainſi que ce qu’ils en trouvent dans les jours conſacrés au repos par la religion, mais ſous la condition formelle de pourvoir à leur nourriture durant ces fêtes. Par ces arrangemens, les plus laborieux, les plus économes, les plus heureux d’entre eux ſont en état, un peu plutôt, un peu plus tard, d’acheter leur liberté. Alors ils lèvent leurs yeux juſqu’aux Eſpagnols. Alors, ils mêlent leur ſang avec celui de ces conquérans ſuperbes.

La cour de Madrid étoit mécontente qu’une région, dont on lui exaltoit ſans ceſſe les avantages naturels, lui envoyât ſi peu d’objets, & lui envoyoit ſi peu de chacun. L’éloignement où étoit ce vaſte pays de l’autorité établie à Lima pour gouverner toute l’Amérique méridionale, devoit être une des principales cauſes de cette inaction. Une ſurveillance plus immédiate pouvoit lui communiquer plus de mouvement & un mouvement plus régulier. On la lui donna. La vice-royauté du Pérou fut coupée en deux. Celle, qu’en 1718, on établit dans la Nouvelle-Grenade, fut formée ſur la mer du Nord de tout l’eſpace qui s’étend depuis les frontières du Mexique juſqu’à l’Orenoque, & ſur la mer du Sud de celui qui commence à Veragua & qui finit à Tumbès. Dans l’intérieur des terres, le Quito y fut encore incorporé.

Cette innovation, quoique ſage, quoique néceſſaire, ne produiſit pas d’abord le grand bien qu’on s’en étoit promis. Il faut beaucoup de tems pour former de bons adminiſtrateurs. Il en faut peut-être davantage pour établir l’ordre & pour rappeler au travail des générations énervées par deux ſiècles de fainéantiſe & de libertinage. La révolution a cependant commencé à s’opérer ; & l’Eſpagne en retire déjà quelque fruit.

La moitié de l’or que ramaſſe la colonie paſſoit en fraude à l’étranger ; & c’étoit principalement par les rivières d’Atrato & de la Hache. On s’eſt rendu maître de leur cours par des forts placés convenablement. Malgré ces précautions, il ſe fera de la contrebande tout le tems que les Eſpagnols & leurs voiſins auront intérêt à s’y livrer : mais elle ſera moindre qu’elle ne l’étoit. Les ports de la métropole enverront plus de marchandiſe & recevront plus de métaux.

La communication entre une province & une autre province, entre une ville & une autre ville, entre une bourgade même & une autre bourgade, étoit difficile ou impraticable. Tout voyageur étoit plus ou moins exposé à être pillé, à être maſſacré par les Indiens indépendans. Ces ennemis, autrefois implacables, cèdent peu-à-peu aux invitations des miſſionnaires qui ont le courage de les aller chercher, & aux témoignages de bienveillance qui ont enfin remplacé les férocités ſi généralement pratiquées dans le Nouveau-Monde. Si cet eſprit de douceur ſe perpétue, les ſauvages de cette contrée pourront être un jour tous civilisés & tous sédentaires.

Malgré la bonté connue d’une grande partie du territoire, pluſieurs des provinces qui forment le nouveau royaume tiroient leur ſubſiſtance de l’Europe ou de l’Amérique Septentrionale. On s’eſt vu enfin en état de proſcrire les farines étrangères dans toute l’étendue de la vice-royauté, d’en fournir même à Cuba. Lorſque les moyens ne manqueront plus, les cultures particulières au Nouveau-Monde ſeront établies ſur les côtes : mais la difficulté, la cherté des tranſports ne permettront guère à l’intérieur du pays d’en pouſſer les récoltes au-delà de la conſommation locale. Le vœu des peuples qui l’habitent ſe borne généralement à l’extenſion des mines.

Tout annonce qu’elles ſont comme innombrables dans le nouveau royaume. La qualité du ſol les indique. Les tremblemens de terre preſque journaliers en tirent leur origine. C’eſt de leur ſein que doit couler tout l’or qu’entraînent habituellement les rivières ; & c’étoit d’elles qu’étoit ſorti celui que les Eſpagnols, à leur arrivée dans le Nouveau-Monde, arrachèrent, ſur les côtes, en ſi grande quantité aux ſauvages. À Mariquita, à Muſo, à Pampelune, à Tacayma, à Canaverales, ce ne ſont pas de ſimples conjectures. Les grandes mines qui s’y trouvent vont être ouvertes ; & l’on eſpère qu’elles ne ſeront pas moins abondantes que celles de la vallée de Neyva, qu’on exploite avec tant de ſuccès depuis quelque tems. Ces nouvelles richeſſes iront ſe retrait à celles du Choco & du Popayan dans Santa-Fé de Bogota, capitale de la vice-royauté.

La ville eſt ſituée au pied d’un mont ſourcilleux & froid, à l’entrée d’une vaſte & ſuperbe plaine. En 1774, elle avoit dix-ſept cens ſoixante-dix maiſons, trois mille deux cens quarante-ſix familles, & ſeize mille deux cens trente-trois habitans. La population y doit augmenter, puiſque c’eſt le ſiège du gouvernement, le lieu de la fabrication des monnoies, l’entrepôt du commerce, puiſqu’enfin c’eſt la réſidence d’un archevêque dont la juriſdiction immédiate s’étend ſur trente & une bourgades Eſpagnoles qu’on appelle villes, ſur cent quatre-vingt-quinze peuplades d’Indiens anciennement aſſujettis, ſur vingt-huit miſſions établies dans des tems modernes, & qui, comme métropolitain, a auſſi une ſorte d’inſpection ſur les diocèſes de Quito, de Panama, de Caraque, de Sainte-Marthe & de Carthagène. C’eſt par cette dernière place, quoique éloignée de cent lieues, & par la rivière de la Magdelaine, que Santa-ſe entretient ſa communication avec l’Europe. La même route ſert pour Quito.