Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 32

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XXXII. Panama fut long-tems le pont de communication du Pérou avec l’Eſpagne. Comment s’entretenoit ce commerce.

Le détroit de Magellan paroiſſoit la ſeule voie ouverte pour cette dernière liaiſon. La longueur du trajet ; la frayeur qu’inſpiroient des mers orageuſes & peu connues ; la crainte d’exciter l’ambition des autres nations ; l’impoſſibilité de trouver un aſyle dans des événemens malheureux ; d’autres conſidérations peut-être, tournèrent toutes les vues vers Panama.

Cette ville qui avoit été la porte par où l’on étoit entré au Pérou, s’étoit élevée à une grande proſpérité, lorſqu’en 1670, elle fut pillée & brûlée par des pirates. On l’a rebâtie dans un lieu plus avantageux, à quatre ou cinq milles de ſa première place, & à trois lieues du port de Perico, formé par un grand nombre d’iſles & aſſez vaſte pour contenir les plus nombreuſes flottes. Elle donne des loix aux provinces de Panama, de Veraguas & de Darien, régions ſans habitans, ſans culture, ſans richeſſes, & qu’on décora du grand nom de royaume de Terre-ferme à une époque où l’on eſpéroit beaucoup de leurs mines. De ſon propre fonds, Panama n’a jamais offert au commerce que des perles.

La pêche s’en fait dans quarante-trois iſles de ſon golfe. La plupart des habitans y emploient ceux de leurs nègres qui ſont bons nageurs. Ces eſclaves plongent & replongent dans la mer, juſqu’à ce que cet exercice violent ait épuisé leurs forces ou laſſé leur courage.

Chaque noir doit rendre un nombre fixe d’huîtres. Celles où il n’y a point de perle, celles où la perle n’eſt pas entièrement formée, ne ſont pas comptées. Ce qu’il peut trouver au-delà de l’obligation qui lui eſt imposée, lui appartient inconteſtablement. Il peut le vendre à qui bon lui ſemble : mais pour l’ordinaire, il le cède à ſon maître pour un prix modique.

Des monſtres marins, plus communs aux iſles où ſe trouvent les perles, que ſur les côtes voiſines, rendent cette pêche dangereuſe. Quelques-uns dévorent en un inſtant les plongeurs. Le mantas, qui tire ſon nom de ſa figure, les roule ſous ſon corps & les étouffe. Pour ſe défendre contre de tels ennemis, chaque pêcheur eſt armé d’un poignard. Auſſi-tôt qu’il aperçoit quelqu’un de ces poiſſons voraces, il l’attaque avec précaution, le bleſſe & le met en fuite, Cependant, il périt toujours quelques pêcheurs & il y en a un grand nombre d’eſtropiés.

Les perles de Panama ſont communément d’aſſez belle eau. Il y en a même de remarquables par leur groſſeur & par leur figure.

L’Europe en achetoit autrefois une partie : mais depuis que l’art eſt parvenu à les imiter, & que la paſſion pour les diamans en a fait tomber ou diminuer l’uſage, c’eſt le Pérou qui les prend toutes.

Cette branche de commerce contribua cependant beaucoup moins à donner de la célébrité à Panama, que l’avantage dont elle jouiſſoit d’être l’entrepôt de toutes les productions du pays des incas, deſtinées pour notre hémiſphère. Ces richeſſes, arrivées par une flotille, étoient voiturées, les unes à dos de mulet & les autres par le Châgre, à Porto-Belo, ſitué ſur la côte ſeptentrionale de l’iſthme qui sépare les deux mers.

Quoique la poſition de cette ville eût été reconnue & approuvée par Colomb, en 1502, elle ne fut bâtie qu’en 1584, des débris de Nombre-de-Dios. Elle eſt diſposée, en forme de croiſſant, ſur le penchant d’une montagne qui entoure le port. Ce port célèbre, autrefois très-bien défendu par des fortifications que l’amiral Vernon détruiſit en 1740, paroît offrir une entrée large de ſix cens toiſes : mais elle eſt tellement rétrécie par des rochers à fleur d’eau, qu’elle ſe trouve réduite à un canal étroit. Les vaiſſeaux n’y arrivent qu’à la toue, parce qu’ils trouvent toujours des vents contraires ou un grand calme. Ils y jouiſſent d’une sûreté entière.

L’intempérie de Porto-Belo eſt ſi connue, qu’on l’a ſurnommé le tombeau des Eſpagnols. Ce fut plus d’une fois une néceſſité d’y abandonner des navires dont les équipages avoient tous péri. Les habitans eux-mêmes n’y vivent pas long-tems & ont généralement un tempérament vicié. Il eſt comme honteux d’y demeurer. On n’y voit que quelques nègres, quelques mulâtres, un petit nombre de blancs qui y ſont fixés par les emplois du gouvernement. La garniſon même, quoique composée ſeulement de cent cinquante hommes, n’y reſte jamais plus de trois mois de ſuite. Juſqu’au commencement du ſiècle, aucune femme n’avoit osé y accoucher : elle auroit cru vouer ſes enfans, ſe vouer elle-même à une mort certaine. Les plantes tranſplantées dans cette région funeſte, où la chaleur, l’humidité, les vapeurs ſont exceſſives & continuelles, n’ont jamais proſpéré. Il eſt établi que les animaux, domeſtiques de l’Europe, qui ſe ſont prodigieuſement multipliés dans toutes les parties du Nouveau-Monde, perdent leur fécondité en arrivant à Porto-Belo ; & à en juger par le peu qu’il y en a, malgré l’abondance des pâturages, on ſeroit porté à croire que cette opinion n’eſt pas mal fondée.

Les déſordres du climat n’empêchèrent pas que Porto-Belo ne devint d’abord le théâtre du plus grand commerce qui ait jamais exiſté. Tandis que les richeſſes du Nouveau-Monde y arrivoient pour être échangées contre l’induſtrie de l’ancien, les vaiſſeaux partis d’Eſpagne & connus ſous le nom de galions, s’y rendoient de leur côté, chargés de tous les objets de néceſſité, d’agrément ou de luxe qui pouvoient tenter les poſſeſſeurs des mines.

Les députés des deux commerces régloient à bord de l’amiral le prix des marchandiſes ſous les yeux du commandant de l’eſcadre & du préſident de Panama. L’eſtimation ne portoit pas ſur la valeur intrinsèque de chaque choſe, mais ſur ſa rareté ou ſon abondance. L’habileté des agens conſiſtoit à ſi bien faire leurs combinaiſons, que les cargaiſons apportées d’Eſfpagne abſorbâſſent tous les tréſors venus du Pérou. On regardoit la foire comme mauvaiſe, lorſqu’il ſe trouvoit des marchandiſes négligées faute d’argent, ou de l’argent ſans emploi faute de marchandiſes. Dans ce cas ſeulement, il étoit permis aux négocians Européens d’aller achever leurs ventes dans la mer du Sud, & aux négocians Péruviens de faire des remiſes à la métropole pour leurs achats.

Dès que les prix étoient réglés, les échanges commençoient. Ils n’étoient ni longs, ni difficiles. La franchiſe la plus noble, en étoit la baſe. Tout ſe paſſoit avec tant de bonne-foi, qu’on n’ouvroit pas les caiſſes des piaſtres, qu’on ne vérifioit pas le contenu des balots. Jamais cette confiance réciproque ne fut trompée. Il ſe trouva plus d’une fois des ſacs d’or mêlés parmi des ſacs d’argent, des articles qui n’étoient pas portés ſur les factures. Les mépriſes étoient réparées avant le départ des vaiſſeaux ou à leur retour. Seulement, il arriva, en 1654, un événement qui auroit pu altérer cette confiance. On trouva en Europe que toutes les piaſtres reçues à la dernière foire avoient un cinquième d’alliage. La perte ſut ſoufferte par les commerçans Eſpagnols : mais comme les monnoyeurs de Lima furent reconnus pour auteur de cette malverſation, la réputation des marchands Péruviens ne ſouffrit aucune atteinte.

La foire, dont la mauvaiſe qualité de l’air avoit fait fixer la durée à quarante jours, ſe tint d’abord aſſez régulièrement. On voit par des actes de 1595, que les galions devoient être expédiés d’Eſpagne tous les ans, au plus tard tous les dix-huit mois ; & les douze flottes parties depuis le 4 août 1628, juſqu’au 3 juin 1645, prouvent qu’on ne s’écartoit pas de cette règle. Elles revenoient, après un voyage de onze, de dix, quelquefois même de huit mois, chargées d’immenſes richeſſes, en or, en argent & en marchandiſes.

Cette proſpérité continua ſans interruption, juſqu’au milieu du dix-ſeptième ſiècle. Avec la perte de la Jamaïque, commença une contrebande conſidérable, qui juſqu’alors avoit été peu de choſe. Le ſac de Panama, en 1670, par le pirate Anglois, Jean Morgan, eut des ſuites encore plus fâcheuſes. Le Pérou qui envoyoit ſes fonds d’avance dans cette ville, ne les y fit plus paſſer qu’après l’arrivée des galions à Carthagène. Ce changement occaſionna des retards, des incertitudes. Les foires diminuèrent, & le commerce interlope augmenta.

L’élévation d’un prince François ſur le trône de Charles-Quint alluma une guerre générale ; & dès les premières hoſtilités, les galions furent brûlés dans le port de Vigo, où l’impoſſibilité de gagner Cadix les avoit forcés de ſe réfugier. La communication de l’Eſpagne avec Porto-Belo fut alors tout-à-fait interrompue ; & la mer du Sud eut plus que jamais des liaiſons directes & ſuivies avec l’étranger.

La pacification d’Utrecht ne finit pas le déſordre. Le malheur des circonſtances voulut que la cour de Madrid ne pût pas ſe diſpenſer de donner excluſivement à une compagnie Angloiſe le privilège de pourvoir le Pérou d’eſclaves. Elle ſe vit même forcée d’accorder à ce corps avide le droit d’envoyer à chaque foire un vaiſſeau chargé des différentes marchandiſes que le pays pouvoit conſommer. Ce bâtiment qui n’auroit dû être que de cinq cens tonneaux, en portoit toujours plus de mille. On ne lui donnoit ni eau, ni vivres. Quatre ou cinq navires, qui le ſuivoient, fourniſſoient à ſes beſoins, & ſubſtituoient des effets nouveaux aux effets déjà vendus. Les galions, écrasés par cette concurrence, l’étoient encore par les verſemens frauduleux dans tous les ports où l’on conduiſoit les nègres. Enfin, il fut impoſſible, après l’expédition de 1737, de ſoutenir plus long-tems ce commerce ; & l’on vit finir ces fameuſes foires ſi enviées des nations, quoiqu’elles duſſent être regardées comme le tréſor commun de tous les peuples.

Depuis cette époque, Panama & Porto-Belo ſont infiniment déchus. Ces deux villes ne ſervent plus qu’à quelques branches peu importantes d’un commerce languiſſant. Les affaires plus conſidérables ont pris une autre direction.