Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VII/Chapitre 5

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V. Comment Pizarre, chef de l’expédition, ſe rend maître de l’empire.

L’empire du Pérou qui, comme la plupart des autres dominations, n’avoit dans l’origine que peu d’étendue, s’étoit ſucceſſivement agrandi. Il avoit en particulier reçu un accroiſſement conſidérable du onzième empereur Huyana-Capac, qui s’étoit emparé par la force du vaſte pays de Quito, & qui pour légitimer, autant qu’il étoit poſſible, ſon uſurpation, avoit épousé l’unique héritière du roi détrôné. De cette union, que les loix & les préjugés réprouvoient également, étoit ſorti Atabaliba qui, après la mort de ſon père, prétendit à l’héritage de ſa mère. Cette ſucceſſion lui fut conteſtée par ſon frère ainé Huaſcar qui étoit d’un autre lit & dont la naiſſance n’avoit point de tache. De ſi grands intérêts mirent les armes à la main des deux concurrens. L’un avoit pour lui la faveur des peuples & l’uſage immémorial de l’indiviſibilité de l’empire : mais l’autre s’étoit aſſuré d’avance des meilleures troupes. Celui qui avoit pour lui les armées fut vainqueur, jeta ſon rival dans les fers, & plus puiſſant qu’il ne l’avoit eſpéré, ſe trouva le maître de toutes les provinces.

Ces troubles, qui pour la première fois venoient d’agiter le Pérou, n’étoient pas entièrement calmés, lorſque les Eſpagnols s’y montrèrent. Dans la confuſion où étoit encore tout l’état, on ne ſongea pas à troubler leur marche ; & ils arrivèrent ſans obſtacle à Caxamalca. Atabaliba, que des circonſtances particulières avoient conduit au voiſinage de cette maiſon impériale, leur envoya ſur le champ des fruits, des grains, des émeraudes, pluſieurs vaſes d’argent ou d’or. Cependant il ne diſſimula pas à leur interprète qu’il déſiroit de les voir ſortir de ſon territoire ; & il annonça qu’il iroit concerter le lendemain avec leur chef les meſures de cette retraite.

Se préparer au combat ſans laiſſer apercevoir le moindre appareil de guerre, fut la ſeule diſpoſition que fît Pizarre pour recevoir le prince. Il mit ſa cavalerie dans les jardins du palais, où elle ne pouvoit être aperçue ; l’infanterie étoit dans la cour, & ſon artillerie fut tournée vers la porte par où l’empereur devoit entrer.

Atabaliba vint avec confiance au rendez-vous. Douze à quinze mille hommes l’accompagnoient. Il étoit porté ſur un trône d’or, & ce métal brilloit dans les armes de ſes troupes. Il ſe tourna vers les principaux officiers, & il leur dit : Ces étrangers ſont les envoyés des dieux ; gardez-vous de les offenſer.

On étoit aſſez près du palais, occupé par Pizarre, lorſqu’un dominicain, nommé Vincent Valverde, le crucifix d’une main, ſon bréviaire dans l’autre, pénètre juſqu’à l’empereur. Il arrête la marche de ce prince, & lui fait un long diſcours, dans lequel il lui expoſe la religion chrétienne, le preſſe d’embraſſer ce culte, & lui propoſe de ſe ſoumettre au roi d’Eſpagne, à qui le pape avoit donné le Pérou.

L’empereur, qui l’avoit écouté avec beaucoup de patience, lui répondit : Je veux bien être l’ami du roi d’Eſpagne, mais non ſon tributaire ; il faut que le pape ſoit d’une extravagance extrême, pour donner ſi libéralement ce qui n’eſt pas à lui. Je ne quitte pas ma religion pour une autre ; & ſi les chrétiens adorent un Dieu mort ſur une croix, j’adore le ſoleil qui ne meurt jamais. Il demande enſuite à Vincent où il a pris tout ce qu’il vient de dire de Dieu & de la création. Dans ce livre, répond le moine, en préſentant ſon bréviaire à l’empereur. Atabaliba prend le livre, le regarde de tous les côtés, ſe met à rire, & jettant le bréviaire : Ce livre, ajoute-t-il, ne me dit rien de tout cela. Vincent ſe tourne alors vers les Eſpagnols, en leur criant de toutes ſes forces : Vengeance, mes amis, vengeance. Chrétiens, voyez-vous comme il mépriſe l’évangile ? tuez-moi ces chiens, qui foulent aux pieds la loi de Dieu.

Les Eſpagnols, qui, vraiſemblablement, avoient peine à retenir cette fureur, cette ſoif de ſang, que leur inſpiroit la vue de l’or & des infidèles, obéirent au dominicain. Qu’on juge de l’impreſſion que durent faire ſur les Péruviens la vue des chevaux qui les écrasoient, le bruit & l’effet du canon & de la mousqueterie qui les terrassoient comme la foudre. Ces malheureux prirent la fuite avec tant de précipitation, qu’ils tomboient les uns sur les autres. On en fit un carnage affreux. Pizarre lui-même s’avança vers l’empereur, fit tuer par son infanterie tout ce qui entouroit le trône, fit le monarque prisonnier, & poursuivit le reste de la journée ce qui avoit échappé au glaive de ses soldats. Une foule de princes, les ministres, la fleur de la noblesse, tout ce qui composoit la cour d’Atabaliba, fut égorgé. On ne fit point grâce à la foule de femmes, de vieillards, d’enfans, qui étoient venus des environs pour voir leur maître. Tant que ce carnage dura, Vincent ne cessa d’animer les assassins fatigués de tuer, les exhortant à se servir, non du tranchant, mais de la pointe de leurs épées, pour faire des blessures plus profondes. Au retour de cette infâme boucherie, les Espagnols passèrent la nuit à s’enivrer, à danser, à se livrer à tous les excès de la débauche.

Quoique étroitement gardé, l’empereur ne tarda pas à démêler la passion extrême de ses ennemis pour l’or. Cette découverte le détermina à leur en offrir pour ſa rançon autant que ſa priſon, longue de vingt-deux pieds & large de ſeize, en pourroit contenir, juſqu’à la plus grande hauteur où le bras d’un homme pourroit atteindre. Sa propoſition fut acceptée. Mais, tandis que ceux de ſes miniſtres, qui avoient le plus ſa confiance étoient occupés à raſſembler ce qu’il falloit pour remplir ſes engagemens, il apprit que Huafcar avoit promis trois fois plus à quelques Eſpagnols qui avoient eu occaſion de l’entretenir, s’ils conſentoient à le rétablir ſur le trône de ſes pères. Ce commencement de négociation l’effraya ; & dans ſes craintes, il ſe décida à faire étrangler un rival qui lui paroiſſoit dangereux.

Pour diſſiper les ſoupçons que cette action devoit donner à ſes geôliers, Atabaliba preſſa avec une vivacité nouvelle le recouvrement des métaux ſtipulés pour ſa liberté. Il en arrivoit de tous les côtés autant que l’éloignement des lieux, que la confuſion des choſes pouvoient le permettre. Dans peu, rien n’y auroit manqué : mais ces amas d’or, ſans ceſſe exposés aux regards avides des conquérans, irritoient tellement leur cupidité, qu’il fut impoſſible d’en différer plus longtems la diſtribution. On délivra aux agens du fiſc le quint que le gouvernement s’étoit réſervé. Cent mille piaſtres ou 540 000 liv. furent miſes à part pour le corps de troupes qu’Almagro venoit de mener & qui étoit encore ſur les côtes. Chaque cavalier de Pizarre reçut 43 200 liv. chaque fantaſſin 21 600 liv. & le général, les officiers eurent une ſomme proportionnée à leurs grades dans la milice.

Ces fortunes, les plus extraordinaires dont l’hiſtoire ait conſervé le ſouvenir, n’adoucirent pas la barbarie de ces Eſpagnols.

Atabaliba avoit donné ſon or, on s’étoit ſervi de ſon nom pour ſubjuguer l’eſprit des peuples : il étoit tems qu’il finit ſon rôle. Vincent diſoit que c’étoit un prince endurci qu’il falloit traiter comme Pharaon. L’interprète Philipillo, qui avoit un commerce criminel avec une de ſes femmes, auroit pu être troublé dans ſes plaiſirs. Almagro craignoit que tant qu’on le laiſſeroit vivre, l’armée de ſon aſſocié ne voulut s’approprier tout le butin comme partie de ſa rançon. Pizarre avoit été méprisé par lui, parce que, moins inſtruit que le dernier des ſoldats, il ne ſavoit pas lire. Ces cauſes, peut-être encore plus que des raiſons politiques, firent décider la mort de l’empereur. On oſa lui faire ſon procès dans les formes, & cette comédie atroce eut les ſuites horribles qu’elle devoit avoir.

Après cet aſſaſſinat juridique, les meurtriers parcoururent le Pérou avec cette ſoif de ſang & de rapine qui dirigeoit toutes leurs actions. Vraiſemblablement, ils ſe ſeroient trouvés, ſans tirer l’épée, les maîtres de ce vaſte empire, s’ils avoient montré de la modération, de l’humanité. Une nation naturellement douce, depuis long-tems accoutumée à la plus aveugle ſoumiſſion, conſtamment fidèle aux maîtres qu’il avoit plu au ciel de lui envoyer, étonnée du terrible ſpectacle qui venoit de frapper ſes yeux : cette nation auroit ſubi le joug ſans trop murmurer. L’expoliation de ſes maiſons & de ſes temples ; les outrages faits à ſes femmes & à ſes filles ; des cruautés de tous les genres qui ſe ſuccédoient ſans interruption : tant d’infortunes diſposèrent les peuples à la vengeance ; & il ſe préſenta des chefs pour conduire ce reſſentiment.

Des armées nombreuſes remportèrent d’abord quelques avantages ſur un petit nombre de tyrans perdus dans des régions immenſes : mais ces foibles ſuccès même ne furent pas durables. Pluſieurs des aventuriers, enrichis par la rançon d’Atabaliba, avoient quitté leurs drapeaux pour aller jouir plus paiſiblement ailleurs d’un bien acquis ſi rapidement. Leur fortune échauffa les eſprits dans l’ancien, dans le Nouveau-Monde ; & de tous côtés on accourut au pays de l’or. Il arriva de-là que les Eſpagnols ſe multiplièrent, en moins de tems, au Pérou que dans les autres colonies. Bientôt, ils s’y trouvèrent au nombre de cinq ou ſix mille ; & alors ceſſa toute réſiſtance. Ceux des Indiens qui étoient les plus attachés à leur liberté, à leur gouvernement, à leur religion, ſe réfugièrent au loin dans des montagnes inacceſſibles. La plupart ſe ſoumirent aux loix du vainqueur.

Une révolution ſi étrange a été un ſujet d’étonnement pour toutes les nations. Le Pérou eſt un pays très-difficile, où il faut continuellement gravir des montagnes, marcher ſans ceſſe dans des gorges & des défilés. On y eſt réduit à paſſer, à repaſſer perpétuellement des torrens ou des rivières dont les bords ſont toujours eſcarpés. Quatre ou cinq mille hommes, avec un peu de courage & d’intelligence, y feroient périr les armées les plus aguerries. Comment donc arriva-t-il qu’un grand peuple n’oſa pas même diſputer un terrein dont la nature devoit lui être ſi connue, à une poignée de brigands que les écumes de l’Océan venoient de vomir ſur ſes rivages ?

C’eſt par la même raiſon que le voleur intrépide, le piſtolet à la main, dépouille impunément une troupe d’hommes, ou qui repoſent tranquillement dans leurs foyers, ou qui renfermés dans une voiture publique continuent leur voyage ſans méfiance. Quoiqu’il ſoit ſeul & qu’il n’ait qu’un ou deux coups à tirer, il en impoſe à tous ; parce que perſonne ne veut ſe ſacrifier pour les autres. La défenſe ſuppoſe un concert de volontés qui ſe forme avec d’autant plus de lenteur, que le péril eſt moins attendu, que la sécurité étoit plus entière, & qu’elle avoit duré plus long-tems. Or c’étoit le cas des Péruviens. Ils vivoient ſans inquiétude & ſans trouble depuis pluſieurs ſiècles. Ajoutez à ces conſidérations que la peur eſt fille de l’ignorance & de l’étonnement ; que la multitude ſans ordre ne peut rien contre le petit nombre diſcipliné, & que le courage ſans armes ne réſiſte point à la foudre. Ainſi le Pérou devoit être ſubjugué, quand même les diſſenſions domeſtiques qui le bouleverſoient n’auroient pas préparé les fers.