Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 1

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I. Les Européens ont-ils été en droit de fonder des colonies dans le Nouveau-Monde ?

L A raiſon & l’équité permettent les colonies : mais elles tracent les principes dont il ne devroit pas être permis de s’écarter dans leur fondation.

Un nombre d’hommes, quel qu’il ſoit, qui deſcend dans une terre étrangère & inconnue, doit être conſidéré comme un ſeul homme. La force s’accroît par la multitude, mais le droit reſte le même. Si cent, ſi deux cens hommes peuvent dire, ce pays nous appartient ; un ſeul homme peut le dire auſſi.

Ou la contrée eſt déſerte, ou elle eſt en partie déſerte & en partie habitée, ou elle eſt toute peuplée.

Si elle eſt toute peuplée, je ne puis légitimement prétendre qu’à l’hoſpitalité & aux ſecours que l’homme doit à l’homme. Si l’on m’expoſe à mourir de froid ou de faim ſur un rivage, je tirerai mon arme, je prendrai de force ce dont j’aurai beſoin, & je tuerai celui qui s’y oppoſera. Mais lorſqu’on m’aura accordé l’aſyle, le feu & l’eau, le pain & le ſel, on aura rempli ſes obligations envers moi. Si j’exige au-delà, je deviens voleur & aſſaſſin. On m’a ſouffert. J’ai pris connoiſſance des loix & des mœurs. Elles me conviennent. Je déſire de me fixer dans le pays. Si l’on y conſent, c’eſt une grâce qu’on me fait, & dont le refus ne ſauroit m’offenſer. Les Chinois ſont peut-être mauvais politiques, lorſqu’ils nous ferment la porte de leur empire : mais ils ne ſont pas injuſtes. Leur contrée eſt aſſez peuplée, & nous ſommes des hôtes trop dangereux.

Si la contrée eſt en partie déſerte, en partie occupée, la partie déſerte eſt à moi. J’en puis prendre poſſeſſion par mon travail. L’ancien habitant ſeroit barbare, s’il venoit ſubitement renverſer ma cabane, détruire mes plantations & parler mes champs. Je pourrois repouſſer ſon irruption par la force. Je puis étendre mon domaine juſque ſur les confins du ſien. Les forêts, les rivières & les rivages de la mer nous ſont communs, à moins que leur uſage excluſif ne ſoit néceſſaire à ſa ſubſiſtance. Tout ce qu’il peut encore exiger de moi, c’eſt que je ſois un voiſin paiſible, & que mon établiſſement n’ait rien de menaçant pour lui. Tout peuple eſt autorisé à pourvoir à ſa sûreté préſente, à ſa sûreté à venir. Si je forme une enceinte redoutable, ſi j’amaſſe des armes, fſi j’élève des fortifications, ſes députés ſeront ſages s’ils viennent me dire : es-tu notre ami ? es-tu notre ennemi ? ami : à quoi bon tous ces préparatifs de guerre ? ennemi : tu trouveras bon que nous les détruirions ; & la nation ſera prudente, ſi à l’inſtant elle ſe délivre d’une terreur bien fondée. À plus forte raiſon pourra-t-elle, ſans bleſſer les loix de l’humanité & de la juſtice, m’expulſer & m’exterminer, ſi je m’empare de ſes femmes, de ſes enfans, de ſes propriétés ; ſi j’attente à ſa liberté civile ; ſi je la gêne dans ſes opinions religieuſes ; ſi je prétends lui donner des loix ; ſi j’en veux faire mon eſclave. Alors je ne ſuis dans ſon voiſinage qu’une bête féroce de plus ; & elle ne me doit pas plus de pitié qu’à un tigre. Si j’ai des denrées qui lui manquent & ſi elle en a qui me ſoient utiles, je puis propoſer des échanges. Nous ſommes maîtres elle & moi de mettre à notre choſe tel prix qu’il nous conviendra. Une aiguille a plus de valeur réelle pour un peuple réduit à coudre avec l’arête d’un poiſſon les peaux de bête dont il ſe couvre, que ſon argent n’en peut avoir pour moi. Un ſabre, une coignée ſeront d’une valeur infinie pour celui qui ſupplée à ces inſtrumens par des cailloux tranchans, enchâſſés dans un morceau de bois durci au feu. D’ailleurs, j’ai traversé les mers pour rapporter ces objets utiles, & je les traverſerai de rechef pour rapporter dans ma patrie les choſes que j’aurai priſes en échange. Les frais du voyage, les avaries & les périls doivent entrer en calcul. Si je ris en moi-même de l’imbécillité de celui qui me donne ſon or pour du fer, le prétendu imbécile ſe rit auſſi de moi qui lui cède mon fer dont il connoît toute l’utilité, pour ſon or qui ne lui ſert à rien. Nous nous trompons tous les deux, ou plutôt nous ne nous trompons ni l’un, ni l’autre, Les échanges doivent être parfaitement libres. Si je veux arracher par la force ce qu’on me refuſe, ou faire accepter violemment ce qu’on dédaigne d’acquérir, on peut légitimement ou m’enchaîner ou me chaſſer. Si je me jette ſur la denrée étrangère, ſans en offrir le prix, ou ſi je l’enlève furtivement, je ſuis un voleur qu’on peut tuer ſans remords.

Une contrée déſerte & inhabitée, eſt la ſeule qu’on puiſſe s’approprier. La première découverte bien conſtatée ſut une priſe de poſſeſſion légitime.

D’après ces principes, qui me paroiſſent d’éternelle vérité, que les nations Européennes ſe jugent & ſe donnent à elles-mêmes le nom qu’elles méritent. Leurs navigateurs arrivent-ils dans une région du Nouveau-Monde qui n’eſt occupée par aucun peuple de l’ancien, auſſi-tôt ils enfouiſſent une petite lame de métal, ſur laquelle ils ont gravé ces mots : Cette contrée nous appartient. Et pourquoi vous appartient-elle ? N’êtes-vous pas auſſi injuſtes, auſſi inſensés que des ſauvages portés par haſard ſur vos côtes, s’ils écrivoient ſur le ſable de votre rivage ou ſur l’écorce de vos arbres : Ce pays est à nous. Vous n’avez aucun droit ſur les productions inſenſibles & brutes de la terre où vous abordez, & vous vous en arrogez un ſur l’homme votre ſemblable. Au lieu de reconnoître dans cet homme un frère, vous n’y voyez qu’un eſclave, une bête de ſomme. Ô mes concitoyens ! vous penſez ainſi, vous en uſez de cette manière ; & vous avez des notions de juſtice ; une morale, une religion ſainte, une mère commune avec ceux que vous traitez ſi tyranniquement. Ce reproche doit s’adreſſer plus particulièrement aux Eſpagnols ; & il va être malheureuſement juſtifié encore par leurs forfaits dans le Chili.