Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 10

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X. De la capitale du Paraguay & des difficultés que doivent ſurmonter les navigateurs pour y arriver.

Buenos-Aires, chef-lieu de la province, retrait pluſieurs avantages. La ſituation en eſt ſaine & agréable. On y reſpire un air tempéré. Elle eſt régulièrement bâtie. Ses rues ſont larges & formées par des maiſons extrêmement baſſes, mais toutes embellies par un jardin plus ou moins étendu. Les édifices publics & particuliers qui étoient tous de terre, il y a cinquante ans, ont acquis de la ſolidité, des commodités même, depuis qu’on fait cuire de la brique & faire de la chaux. Le nombre des habitans s’élève à trente mille. Une ſortereſſe, gardée par une garniſon de ſix à ſept cens hommes, défend un côté de la ville, & les eaux du fleuve environnent le reſte de ſon enceinte. Deux mille neuf cens quarante-trois miliciens, Eſpagnols, Indiens, nègres & mulâtres libres ſont toujours en état de ſe joindre aux troupes régulières.

La place eſt à ſoixante lieues de la mer. Les vaiſſeaux y arrivent par un fleuve qui manque de profondeur ; qui eſt ſemé d’iſles, d’écueils, de rochers, & où les tempêtes ſont beaucoup plus communes, beaucoup plus terribles que ſur l’océan. Ils ſont obligés de mouiller tous les ſoirs à l’endroit où ils ſe trouvent ; & dans les jours les plus calmes, des pilotes les précèdent, la ſonde à la main, pour leur indiquer la route qu’ils doivent ſuivre. Après avoir ſurmonté ces difficultés, il faut qu’ils s’arrêtent à trois lieues de la ville, qu’ils y débarquent leurs marchandiſes dans des bâtimens légers, qu’ils aillent ſe radouber & attendre leur cargaiſon à l’Incenada de Barragan, ſitué ſept ou huit lieues plus bas.

C’eſt une eſpèce de village, formé par quelques cabanes, conſtruites avec du jonc, couvertes de cuirs & diſpersées ſans ordre. On n’y trouve ni magaſins, ni ſubſiſtances ; & il n’eſt habité que par un petit nombre d’hommes indolens, dont on ne peut ſe promettre preſque aucun ſervice. L’embouchure d’une rivière, large de cinq à ſix mille toiſes, lui ſert de port. Il n’y a que les navires qui ne tirent pas plus de douze pieds d’eau qui puissent y entrer. Ceux qui ont besoin de plus de profondeur sont réduits à se réfugier derrière une pointe voisine, où le mouillage est heureusement plus incommode que dangereux.

L’insuffisance de cet asyle, fit bâtir, en 1726, quarante lieues au-dessous de Buenos-Aires, la ville de Montevideo sur une baie qui a deux lieues de profondeur. Une citadelle bien entendue la défend du côté de terre, & des batteries, judicieusement placées, la protègent du côté du fleuve. Malheureusement, on ne trouve que quatre ou cinq brasses d’eau, & on est réduit à s’échouer. Cette nécessité n’entraîne pas de grands inconvéniens pour les navires marchands : mais les vasseaux de guerre dépérissent vite sur cette vase & s’y arquent très-facilement. Des navigateurs expérimentés, auxquels la nature a donné l’esprit d’observation, ont remarqué, qu’avec peu de travail & de dépense, on auroit pu faire au voisinage un des plus beaux ports du monde, dans la rivière de Sainte-Lucie. Pour y réussir, il ne falloit que creuser le banc de sable qui en rend l’entrée difficile. Il faudra bien que la cour de Madrid s’arrête un peu plutôt, un plus tard à ce parti ; puiſque Maldonado, qui faiſoit tout ſon eſpoir, eſt maintenant reconnu pour un des plus mauvais havres qu’il y ait au monde.