Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 30

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XXX. Comment la cour de Madrid perſévéra-t-elle dans ſon mauvais ſyftême ?

Mais comment la cour de Madrid avoit-elle pu ſe tromper ſi groſſiérement ſur ſes intérêts ? comment, ſur-tout, pouvoit-elle persévérer dans ſon erreur ? Eſſayons, s’il ſe peut, de démêler les cauſes de cet aveuglement étrange.

L’empire des Eſpagnols ſur le Nouveau-Monde s’établit dans un ſiècle d’ignorance & de barbarie. Tous les principes de gouvernement étoient alors oubliés ; & l’on ne s’étonnera pas, ſans doute, que dans l’ivreſſe de leurs triomphes, des conquérans ſuperbes n’aient pas ramené la lumière, bannie depuis dix ou douze ſiècles de l’Europe entière.

À cette époque d’un aveuglement univerſel, la cour de Madrid ne devina pas que les établiſſemens qu’elle formoit ſous un autre hémiſphère, ne ſeroient utiles qu’autant qu’ils deviendroient un encouragement pour ſon agriculture, ſon induſtrie & ſa navigation. Loin de ſubordonner les colonies à la métropole, ce fut, en quelque ſorte, la métropole qui fut ſubordonnée aux colonies. Toute économie politique fut ou négligée ou dédaignée ; & l’on ne vit la grandeur de la monarchie que dans l’or & dans l’argent de l’Amérique. Les peuples avoient la même ambition. Ils abandonnoient en foule leur pays natal pour courir après des métaux. Ces émigrations immenſes & continuelles laiſſoient dans la population de la patrie principale un vuide qui n’étoit pas rempli par les étrangers que l’orgueil & l’intolérance ne ceſſoient de repouſſer.

L’Eſpagne fut affermie, par des ſuccès aſſez long-tems ſoutenus, dans les fauſſes routes qu’elle s’étoit d’abord tracées. Un aſcendant qu’elle devoit uniquement aux circonſtances, lui parut une conséquence néceſſaire de ſon adminiſtration & de ſes maximes.

Les calamités qui, dans la ſuite, l’aſſaillirent de toutes parts, pouvoient l’éclairer. Une chaîne rarement interrompue de guerres plus funeſtes les unes que les autres, la priva de la tranquilité qu’il lui auroit fallu pour approfondir les vices d’un ſyſtême ſuivi avec la plus grande sécurité ſans interruption.

Les lumières acquiſes ou répandues ſucceſſivement par les autres peuples étoient bien propres à combattre, à diſſiper les erreurs de l’Eſpagne. Soit orgueil, ſoit jalouſie, cette nation repouſſa opiniâtrement les connoiſſances qui lui venoient de ſes rivaux ou de ſes voiſins.

Au défaut de ſecours étrangers, l’Eſpagnol, né avec l’eſprit de méditation, avec une ſagacité ardente, pouvoit découvrir des vérités importantes à ſa proſpérité. Ce génie propre à tout ſe porta, ſe fixa malheureuſement ſur des contemplations qui ne pouvoient que l’égarer davantage.

Pour comble de malheur, la cour de Madrid s’étoit fait de bonne heure une loi de ſoutenir les partis qu’elle avoit pris, pour qu’on ne pût pas la ſoupçonner de s’être légèrement déterminée. Les événemens, tout fâcheux qu’ils étoient, ne la dégoûtèrent pas de cette politique dans ſes rapports avec l’Amérique ; & elle y fut affermie par les ſuffrages combinés ou séparés d’une multitude d’agens séduits ou infidèles, qui aſſuroient leur fortune particulière par la continuité d’un déſordre univerſel.