Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre VIII/Chapitre 34

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XXXIV. Moyens qu’il convientdroit à l’Eſpagne d’employer pour accélérer ſes proſpérités en Europe & en Amérique.

Ces premiers pas vers le bien, doivent faire eſpérer au miniſtère Eſpagnol qu’il arrivera à une bonne adminiſtration, lorſqu’il aura ſaiſi les vrais principes, & qu’il emploiera les moyens convenables. Le caractère de la nation n’oppoſe pas des obſtacles inſurmontables à ce changement, comme on le croit trop communément. Son indolence ne lui eſt pas auſſi naturelle qu’on le penſe. Pour peu qu’on veille remonter au tems où ce préjugé défavorable s’établiſſoit, on verra que cet engourdiſſement ne s’étendoit pas à tout ; & que ſi l’Eſpagne étoit dans l’inaction au-dedans, elle portoit ſon inquiétude chez ſes voiſins, dont elle troubloit ſans ceſſe la tranquilité. Son oiſiveté ne vient en partie que d’un fol orgueil. Parce que la nobleſſe ne faiſoit rien, on a cru qu’il n’y avoit rien de ſi noble que de ne rien faire. Le peuple entier a voulu jouir de cette prérogative ; & l’Eſpagnol décharné, demi-nud, nonchalamment aſſis à terre, regarde avec pitié ſes voiſins, qui, bien nourris, bien vêtus, travaillent & rient de ſa folie. L’un mépriſe par orgueil, ce que les autres recherchent par vanité ; les commodités de la vie. Le climat avoit rendu l’Eſpagnol ſobre, & il l’eſt encore devenu par indigence. L’eſprit monacal, qui le gouverne depuis long-tems, lui fait une vertu de cette même pauvreté qu’il doit à ſes vices. Comme il n’a rien, il ne déſire rien : mais il mépriſe encore moins les richeſſes qu’il ne hait le travail.

De ſon ancien caractère, il n’eſt reſté à ce peuple, pauvre & ſuperbe, qu’un penchant démeſuré pour tout ce qui à l’air de l’élévation. Il lui faut de grandes chimères, une immenſe perſpective de gloire. La ſatiſfaction qu’il a de ne plus relever que du trône depuis l’abaiſſement des grands, lui fait recevoir tout ce qui vient de la cour avec reſpect & avec confiance. Qu’on dirige à ſon bonheur ce puiſſant reſſort : qu’on cherche les moyens, plus aisés qu’on ne croit, de lui faire trouver le travail honorable ; & l’on verra la nation redevenir ce qu’elle étoit avant la découverte du Nouveau-Monde, dans ces tems brillans, où, ſans ſecours étrangers, elle menaçoit la liberté de l’Europe.

Après avoir guéri l’imagination des peuples, après les avoir fait rougir de leur inaction orgueilleuſe, il faudra ſonder d’autres plaies. Celle qui affecte le plus la maſſe de l’état, c’eſt le défaut de population. Le propre des colonies bien adminiſtrées, eſt d’augmenter la population de la métropole, qui, par les débouchés avantageux qu’elle fournît à leurs productions, augmente réciproquement la leur. C’eſt ſous ce point de vue, intéreſſant à la fois pour l’humanité & pour la politique, que les nations éclairées de l’ancien hémiſphère ont enviſagés leurs établiſſemens du nouveau. Le ſuccès a par-tout couronné un ſi noble & ſi ſage deſſein. Il n’y a que l’Eſpagne, qui avoit formé ſon ſyſtême avant que la lumière fût répandue, qui ait vu ſa population diminuer en Europe, à meſure que ſes poſſeſſions augmentoient en Amérique.

Lorſque la diſproportion entre un territoire & ſes habitans n’eſt pas extrême, l’activité, l’économie, une grande faveur accordée aux mariages, une longue paix peuvent, avec le tems, rétablir l’équilibre. L’Eſpagne, qui par le récenſement très— exact de 1768 n’a que neuf millions trois cens ſept mille huit cens quatre habitans de tout âge & de tout ſexe, & qui ne compte pas dans ſes colonies la dixième partie des bras qu’exigeroient leur exploitation, ne peut ni le peupler, ni les peupler ſans des efforts extraordinaires & nouveaux. Il faut, pour augmenter les claſſes laborieuſes du peuple, qu’elle diminue ſon clergé qui énerve & dévore également l’état. Il faut qu’elle renvoie aux arts les deux tiers de ſes ſoldats, que l’amitié de la France & la foibleſſe du Portugal lui rendent inutiles. Il faut qu’elle s’occupe du ſoulagement des peuples, auſſi-tôt que les poſſeſſions de l’ancien & du Nouveau-Monde auront été tirées du cahos où deux ſiècles d’inertie, d’ignorance & de tyrannie les avoient plongées. Il faut, avant tout, qu’elle aboliſſe l’infâme tribunal de l’inquiſition.

La ſuperſtition, quelle qu’en ſoit la cauſe, eſt répandue chez tous les peuples ſauvages, ou policés. Elle eſt née ſans doute de la crainte du mal, & de l’ignorance de ſes cauſes, & de ſes remèdes. C’en eſt aſſez du moins pour l’enraciner dans l’eſprit de tous les hommes. Les fléaux de la nature, les contagions, les maladies, les accidens imprévus, les phénomènes deſtructeurs, toutes les cauſes cachées de la douleur & de la mort, ſont ſi univerſelles ſur la terre, qu’il ſeroit bien étonnant que l’homme n’en eût pas été, dans tous les tems & dans tous les pays, vivement affecté.

Mais cette crainte naturelle aura toujours ſubſiſté ou groſſi, à proportion de l’ignorance & de la ſenſibilité. Elle aura enfanté le culte des élémens qui font les grands ravages ſur la terre, tels que ſont les déluges, les incendies, les pertes ; le culte des animaux ſoit venimeux, ſoit voraces, mais toujours nuiſibles ; le culte des hommes qui ont fait les plus grands maux à l’homme, des conquérans, des heureux fourbes, des faiſeurs de prodiges apparens, bons ou mauvais ; le culte des êtres inviſibles, que l’imagination ſuppoſe cachés dans tous les inſtrumens du mal. L’étude de la nature & la méditation auront inſenſiblement diminué le nombre de ces êtres, & l’eſprit humain ſe ſera élevé de l’idolâtrie au théiſme : mais cette dernière idée ſimple & ſublime, ſera toujours reſtée informe dans les eſprits groſſiers, & mêlée d’une foule d’erreurs & de fantômes.

La révélation perfectionnoit la doctrine d’un être unique ; & il alloit s’établir peut-être une religion plus épurée, ſi les barbares du Nord, qui innondèrent les provinces de l’empire Romain, n’euſſent apporté des préjugés ſacrés qu’on ne pouvoit chaſſer que par d’autres fables. Le chriſtianiſme vint ſe préſenter malheureuſement à des eſprits incapables de le bien entendre. Ils ne le reçurent qu’avec cet appareil merveilleux, dont l’ignorance eſt toujours avide. L’intérêt le chargea, le défigura de plus en plus, & fit imaginer chaque jour des dogmes & des prodiges d’autant plus révérés qu’ils étoient moins croyables. Les peuples occupés durant douze ſiècles à ſe partager, à ſe diſputer les provinces de la monarchie univerſelle, qu’une ſeule nation avoit formée en moins de deux cens ans, admirent ſans examen toutes les erreurs que les prêtres, après bien des chicanes, étoient convenus entre eux d’enſeigner à la multitude. Mais le clergé, trop nombreux pour s’accorder, avoit entretenu dans ſon ſein un germe de diviſion, qui devoit, tôt ou tard, ſe communiquer au peuple. Le moment vint où l’eſprit d’ambition & de cupidité qui dévoroit toute l’égliſe, heurta avec beaucoup d’éclat & d’animoſité, un grand nombre de ſuperſtitions le plus généralement reçues.

Comme c’étoit l’habitude qui avoit fait adopter les puérilités dont on s’étoit laiſſé bercer, & qu’on n’y étoit attaché ni par principe de raiſonnement, ni par eſprit de parti ; ceux qui avoient le plus d’intérêt à les ſoutenir, ſe trouvèrent hors d’état de les défendre, lorſqu’elles furent attaquées avec un courage propre à fixer l’attention publique. Mais rien n’avança les progrès de la réformation de Luther & de Calvin, comme la liberté qu’elle accordoit à chaque particulier de juger ſouverainement des principes religieux qu’il avoit reçus. Quoique la multitude fût incapable d’entreprendre cette diſcuſſion, elle ſe ſentit fière d’avoir à balancer de ſi grands, de ſi chers intérêts. L’ébranlement étoit ſi général, qu’on peut conjecturer que les nouvelles opinions auroient par-tout triomphé des anciennes, ſi le magiſtrat ne s’étoit cru intéreſſé à arrêter le torrent. Il avoit beſoin, ainſi que la religion, d’une obéiſſance implicite, ſur laquelle ſon autorité étoit principalement fondée ; & il craignit qu’après avoir renversé les fondemens antiques & profonds de la hiérarchie Romaine, on n’examinât ſes propres titres. L’eſprit républicain qui s’établiſſoit naturellement parmi les réformés, augmentent encore cette défiance.

Les rois d’Eſpagne, plus jaloux de leurs uſurpations que les autres ſouverains, voulurent leur donner de nouveaux appuis, dans des ſuperſtitions plus uniformes. Ils ne virent pas que les ſyſtêmes des hommes ne peuvent pas être les mêmes ſur un être inconnu. En vain la raiſon crioit à ces imbéciles monarques, que nulle puiſſance n’eſt en droit de preſcrire aux hommes ce qu’ils doivent penſer ; que la ſociété n’a pas beſoin, pour ſe ſoutenir, d’ôter aux âmes toute eſpèce de liberté ; & qu’exiger par la force une formule de foi, c’eſt impoſer un faux ferment qui rend un homme traître à ſa conſcience, pour en faire un ſujet fidèle ; que la politique doit préférer tout citoyen qui ſert la patrie, à celui qui eſt inutilement orthodoxe. Ces principes éternels & inconteſtables, ne furent pas écoutés. Leur voix étoit étouffée par l’apparence d’un grand intérêt, & encore plus par les cris furieux d’une foule de prêtres fanatiques, qui ne tardèrent pas à s’emparer de l’autorité. Le prince devenu leur eſclave fut forcé d’abandonner ſes ſujets à leurs caprices, de les laiſſer opprimer, d’être ſpectateur oiſif des cruautés qu’on exerçoit contre eux. Dès-lors des mœurs ſuperſtitieuſes, utiles ſeulement au ſacerdoce, devinrent nuiſibles à la ſociété. Des peuples ainſi corrompus & dégénérés, furent les plus cruels des peuples. Leur obéiſſance pour le monarque, fut ſubordonnée à la volonté du prêtre. Il opprima tous les pouvoirs ; il ſut le vrai ſouverain de l’état.

L’inaction fut la ſuite néceſſaire d’une ſuperétation qui énervoit toutes les facultés de l’âme. Le projet que les Romains formèrent dès leur enfance de devenir les maîtres du monde, ſe manifeſta juſque dans leur religion. C’étoit la Victoire ; Bellone, la Fortune, le Génie du peuple Romain, Rome même, qui étoient leurs dieux. Une nation qui aſpiroit à marcher ſur leurs traces, & qui ſongeoit à devenir conquérante, adopta un gouvernement monacal, qui a détruit tous les reſſorts, qui les empêchera de ſe rétablir en Eſpagne & en Amérique, s’il n’eſt renversé lui-même avec toute l’horreur qu’il doit inſpirer. L’abolition de l’inquiſition doit hâter ce grand changement. Il eſt doux d’eſpérer que ſi la cour de Madrid ne ſe détermine pas à cet acte néceſſaire, elle y ſera quelque jour réduite par un vainqueur humain, qui, dans un traité de paix, dictera pour première condition ; que les auto-da-fé ſeront abolis dans toutes les poſſeſſions Eſpagnoles de l’ancien & du Nouveau-Monde.

Ce moyen, tout néceſſaire qu’il eſt au rétabliſſement de la monarchie, n’eſt pas ſuffiſant. Quoique l’Eſpagne ait mis à cacher ſa foibleſſe plus d’art peut-être qu’il n’en auroit fallu pour acquérir des forces, on connoit les plaies. Elles ſont ſi profondes & ſi invétérées, qu’il lui faut des ſecours étrangers pour les guérir. Qu’elle ne les refuſe pas, & elle verra ſes provinces de l’un & l’autre hémiſphère, remplies de nouveaux habitans, qui leur donneront mille branches d’induſtrie. Les peuples du Nord & ceux du Midi, poſſédés de l’ambition des richeſſes qui caractériſe notre ſiècle, iront en foule dans des contrées ouvertes à leur émulation. La fortune publique ſuivra les fortunes particulières. Celles des étrangers deviendront elles-mêmes une richeſſe nationale, ſi ceux qui les auront élevées en peuvent jouir avec aſſez de sûreté, d’agrément & de diſtinction, pour perdre le ſouvenir de leur pays natal.

L’Eſpagne verroit bientôt arriver ſa population au point où elle doit la déſirer, ſi elle n’ouvroit pas ſeulement ſon ſein aux peuples de ſa communion, mais indiſtinctement à toutes les ſectes. Elle le pourroit ſans bleſſer les principes de la religion, ſans s’écarter des maximes de la politique. Les bons gouvernemens ne ſont pas troublés par la diverſité des opinions, & un chriſtianiſme bien entendu ne proſcrit pas la liberté de conſcience. Ces vérités ont été portées à un tel degré d’évidence, qu’elles ne doivent pas tarder de ſervir de règle à toutes les nations un peu éclairées.

Lorſque l’Eſpagne aura acquis des bras, elle les occupera de la manière qui lui ſera la plus avantageuſe. Le chagrin qu’elle avoit de voir les tréſors du Nouveau-Monde paſſer chez ſes rivaux & ſes ennemis, lui a fait croire qu’il n’y avoit que le rétabliſſement de ſes manufactures qui pût la mettre en état d’en retenir une partie. Ceux de ces écrivains économiques qui ont le plus appuyé ce ſyſtême, nous paroiſſent dans l’erreur. Tant que les peuples qui ſont en poſſeſſion de fabriquer des marchandiſes qui ſervent à l’approviſionnement de l’Amérique, s’occuperont du ſoin de conſerver leurs manufactures, celles qu’on voudra créer ailleurs en ſoutiendront difficilement la concurrence. Elles pourront peut-être obtenir à auſſi bon marché les matières premières & la main-d’œuvre : mais il faudra des ſiècles pour les élever à la même célérité dans le travail, à la même perfection dans l’ouvrage. Une révolution qui tranſporteroit en Eſpagne les meilleurs ouvriers, les plus habiles arrières étrangers, pourroit ſeule procurer ce grand changement. Juſques à cette époque, qui ne paroît pas prochaine, les tentatives qu’on haſardera auront une iſſue funeſte.

Nous irons plus loin, & nous ne craindrons pas d’avancer, que quand l’Eſpagne pourroit ſe procurer la ſupériorité dans les manufactures de luxe, elle ne devroit pas le vouloir. Un ſuccès momentané ſeroit ſuivi d’une ruine entière. Qu’on ſuppoſe que cette monarchie tire de ſon ſein toutes les marchandiſes néceſſaires pour l’approviſionnement de ſes colonies, les tréſors immenſes, qui ſeront le produit de ce commerce, concentrés dans ſa circulation intérieure, y aviliront bientôt le numéraire. La cherté des productions de ſa terre, du ſalaire de ſes ouvriers, ſera une ſuite infaillible de cette abondance de métaux. Il n’y aura plus aucune proportion entre elle & les peuples voiſins. Ceux-ci, dès-lors en état de donner leurs marchandiſes à plus bas prix, la forceront à les recevoir, parce qu’un bénéfice exorbitant ſurmonte tous les obſtacles. Ses habitans, ſans occupation, ſeront réduits à en aller chercher ailleurs ; & elle perdra en même tems ſon induſtrie & ſa population.

Puiſqu’il eſt impoſſible à l’Eſpagne de retenir le produit entier des mines du Nouveau-Monde, & qu’elle le doit partager néceſſairement avec le reſte de l’Europe, toute ſa politique doit tendre à en conſerver la meilleure part, à faire pencher la balance de ſon côté, & à ne pas rendre ſes avantages exceſſifs, afin de les rendre permanens. La pratique des arts de première néceſſité, l’abondance & l’excellente qualité de ſes productions naturelles, lui aſſureront cette ſupériorité.

Le miniſtère Eſpagnol, qui a entrevu cette vérité, s’eſt mépris, en ce qu’il a regardé les manufactures comme le ſeul mobile de l’agriculture. C’eſt une vérité inconteſtable, que les manufactures favoriſent la culture des terres. Elles ſont même néceſſaires partout où les frais de tranſport arrêtant la circulation & la conſommation des denrées, le cultivateur ſe trouve découragé par le défaut de vente. Mais dans tout autre cas, il peut ſe paſſer de l’encouragement que donnent des manufactures. S’il a le débouché de ſes productions, peu lui importe que ce ſoit par une conſommation locale ou par l’exportation qu’en fait le commerce ; il ſe livrera au travail.

L’Eſpagne vend tous les ans à l’étranger en laine, en ſoie, en huile, en vin, en fer, en ſoude, en fruits, pour plus de 80 000 000 de livres. Ces exportations, dont la plupart ne peuvent être remplacées par aucun ſol de l’Europe, ſont ſuſceptibles d’une augmentation immenſe. Elles ſuffiront, indépendamment des Indes, pour payer tout ce que l’état pourra conſommer de marchandiſes étrangères. Il eſt vrai qu’en livrant ainſi aux autres nations ſes productions brutes, elle augmentera leur population, leurs richeſſes & leur puiſſance : mais elles entretiendront, elles étendront dans ſon ſein un genre d’induſtrie bien plus sûr, bien plus avantageux. Son exiſtence politique ne tardera pas à devenir relativement ſupérieure ; & le peuple cultivateur l’emportera ſur les peuples manufacturiers.

L’Amérique ajoutera beaucoup à ces avantages. Elle deviendra utile à l’Eſpagne par ſes métaux & par ſes denrées.

On n’a que des notions vagues ſur la quantité de métaux, ſur la quantité de denrées que l’ancien monde recevoit du nouveau, dans les premiers tems qui ſuivirent la conquête. Les lumières augmentent, à meſure qu’on approche de notre âge. Actuellement l’Eſpagne tire tous les ans du continent de l’Amérique 89 095 052 livres en or ou en argent, & 34 653 902 livres en productions. En tout 123 748 954 livres. En prenant ce calcul pour règle, il ſe trouveroit que la métropole a reçu de ſes colonies, dans l’eſpace de deux cens quatre-vingt-ſept années, 35 515 949 798 livres.

On ne peut diſſimuler qu’autrefois il arrivoit moins de productions qu’il n’en vient aujourd’hui : mais alors les mines étoient plus abondantes. Voulez-vous vous en tenir à la multiplication des métaux ſeulement ? l’Eſpagne n’aura reçu que 25 570 279 924 l. Nous compterons pour rien les 9 945 669 874 l. de productions.

Il ſeroit poſſible d’augmenter la maſſe des métaux & des denrées. Pour atteindre le premier but, il ſuffiroit que le gouvernement fit paſſer des gens plus habiles dans la métallurgie & qu’il ſe relâchât ſur les conditions auxquelles on permet d’ouvrir des mines. Mais ce ſuccès ne ſeroit jamais que paſſager. La raiſon en eſt ſenſible. L’or & l’argent ne ſont pas des richeſſes ; ils repréſentent ſeulement des richeſſes. Ces ſignes ſont très-durables, comme il convient à leur deſtination. Plus ils ſe multiplient, & plus ils perdent de leur valeur, parce qu’ils repréſentent moins de choſes. À meſure qu’ils ſont devenus communs, depuis la découverte de l’Amérique, tout a doublé, triplé, quadruplé de prix. Il eſt arrivé que ce qu’on a tiré des mines, a toujours moins valu, & que ce qu’il en a coûté pour les exploiter, a toujours valu davantage. La balance, qui penche toujours de plus en plus du côté de la dépenſe, peut rompre l’équilibre, au point qu’il faudra renoncer à cette ſource d’opulence. Mais ce ſeroit toujours un grand bien que de ſimplifier ces opérations, & d’employer toutes les reſſources de la phyſique à rendre ce travail moins deſtructeur qu’il ne l’a été. Il eſt un autre moyen de proſpérité pour l’Eſpagne, qui, loin de s’affoiblir, acquerra tous les jours de nouvelles forces. C’eſt le travail des terres.

Tel eſt le but important auquel la cour de Madrid doit tendre. Si, plaçant les métaux dans l’ordre inférieur qui leur convient, elle ſe détermine à fonder ſpécialement la félicité publique ſur les productions d’un ſol fécond & vaſte, le nouvel hémiſphère ſortira du néant où on l’a trouvé, où on l’a laiſſé. Le ſoleil qui n’a lui juſqu’ici que ſur des déſerts en friche, y fécondera tout par ſon influence.

Au nombre des denrées que ſes rayons, ſecondés par le travail & l’intelligence de l’homme, y feront éclore, l’on comptera les denrées qui enrichiſſent actuellement les iſles du Nouveau-Monde, dont la conſommation, augmente de jour en jour, & qui, après avoir été long-tems des objets de luxe, commencent à être placées parmi les objets d’une néceſſité indiſpenſable.

Il eſt poſſible qu’on faſſe proſpérer les aromates, les épiceries de l’Aſie, qui font annuellement ſortir dix ou douze millions de la monarchie. Cet eſpoir eſt plus particulièrement fondé pour la cannelle. Elle croît naturellement dans quelques-unes des vallées des Cordelières. En la cultivant, on lui donneroit peut-être quelques-unes des qualités qui lui manquent.

Pluſieurs provinces du Mexique récoltoient autrefois d’excellentes ſoies que les manufactures d’Eſpagne employoient avec ſuccès. Cette richeſſe s’eſt perdue par les contrariétés ſans nombre qu’elle a eſſuyées. Rien n’eſt plus aisé que de la reſſuſciter & de l’étendre.

La laine de vigogne eſt recherchée par toutes les nations. Ce qu’on leur en fournit n’eſt rien en comparaiſon de ce qu’elles en demandent. Le plus ſur moyen de multiplier ces toiſons précieuſes ne ſeroit-il pas de laiſſer vivre l’animal qui les donne, après l’en avoir dépouillé ?

Qui pourroit nommer les productions que des régions ſi vaſtes, des climats ſi variés, des terreins ſi différens pourroient voir éclore ? Dans tant d’eſpèces de culture ne s’en trouveroit-il pas quelqu’une du goût des Indiens ? Quelqu’une ne fixeroit-elle pas de petites nations toujours errantes ? Diſtribuées avec intelligence, ces peuplades ne ſerviroient-elles pas à établir des communications entre des colonies, maintenant séparées par des eſpaces immenſes & inhabités ? Les loix, qui ſont toujours ſans force parmi des hommes trop éloignés les uns des autres & du magiſtrat, ne ſeroient-elles pas obſervées ? Le commerce, continuellement interrompu par l’impoſſibilité de faire arriver les marchandiſes à leur deſtination, ne ſeroit-il pas plus animé ? En cas de guerre, ne ſeroit-on pas averti à tems du danger, & ne ſe donneroit-on pas des ſecours prompts & efficaces ?

Il faut reconnoître que le nouveau ſyſtême ne s’établira pas ſans difficulté. L’habitude de l’oiſiveté, le climat, les préjugés contrarieront ces vues ſalutaires : mais des lumières ſagement répandues, des encouragemens bien ménagés, des marques de conſidération placées à propos, ſurmonteront, avec le tems, tous les obſtacles.

On accéléreroit beaucoup le progrès des cultures, en ſupprimant la pratique devenue générale des majorats ou ſucceſſions perpétuelles, qui engourdit tant de bras dans la métropole, & qui fait encore plus de mal dans les colonies. Les premiers conquérans & ceux qui marchoient ſur leurs traces, uſurpèrent ou ſe firent donner de vaſtes contrées. Ils en formèrent un héritage indiviſible pour l’aîné de leurs enfans ; & les cadets ſe virent, en quelque forte, voués au célibat, au cloître ou au ſacerdoce. Ces énormes poſſeſſions ſont reſtées en friche & y reſteront juſqu’à ce qu’une main vigoureuſe & ſage en permette ou en ordonne la diviſion. Alors le nombre des propriétaires, aujourd’hui ſi borné, malgré l’étendue des terres, ſe multipliera, & les productions ſe multiplieront avec les propriétés.

Les travaux avanceroient plus rapidement s’il étoit permis aux étrangers d’y prendre part. Le chemin des Indes Eſpagnoles leur fut indiſtinctement fermé à tous, à l’époque même de la découverte. Les loix preſcrivoient formellement de renvoyer en Europe ceux qui y auroient pénétré de quelque manière que ce pût être. Preſſé par ſes beſoins, Philippe II autoriſa, en 1596, ſes délégués à naturaliſer le peu qui s’y étoient gliſſés, pourvu qu’ils payâſſent cette adoption au prix qu’on leur fixeroit. Cette eſpèce de marché a été renouvelé à pluſieurs repriſes, mais plutôt pour des artiſtes néceſſairement utiles au pays, que pour des marchands qu’on ſuppoſoit devoir un jour ſe retirer avec les richeſſes qu’ils auroient acquiſes. Cependant le nombre des uns & des autres a toujours été exceſſivement borné, parce qu’il eſt défendu d’en embarquer aucun dans la métropole, & que les colonies elles-mêmes, ſoit défiance, ſoit jalouſie, les repouſſent. Le progrès des lumières autoriſe à penſer que cette inſociabilité aura un terme. Le gouvernement comprendra enfin ce que c’eſt qu’un homme de vingt-cinq & trente ans, ſain, vigoureux ; quel dommage il cauſe au pays dont il s’expatrie, & quel préſent il fait à la nation étrangère chez laquelle il porte ſes bras & ſon induſtrie ; l’étrange ſtupidité qu’il y auroit à faire payer le droit de l’hoſpitalité à celui qui viendroit multiplier par ſes travaux utiles, ou les productions du ſol, ou les ouvrages des manufactures ; la profondeur de la politique d’un peuple qui inviteroit, ſoit à ſe fixer dans ſes villes, dans ſes campagnes, ſoit à traverſer ſes provinces, les habitans des contrées adjacentes ; quel tribut il impoſeroit ſur les nations qui lui fourniroient, & des ouvriers, & des cultivateurs, & des conſommateurs ; combien l’intolérance qui exile eſt funeſte ; quel fonds de richeſſe on appelle chez ſoi par la tolérance ; & combien il eſt indifférent à la valeur des denrées qu’elles doivent leur naiſſance à des mains orthodoxes ou à des mains hérétiques, à des mains Eſpagnoles ou à des mains Hollandoiſes.

Mais les plus grands encouragemens au travail des terres, mais toutes les faveurs qu’il ſeroit poſſible d’y ajouter ne produiroient rien, ſans l’aſſurance d’un débouché facile & avantageux pour leurs productions. M. de la Enſenada comprit le premier que l’extraction en ſeroit impraticable, tout le tems que le commerce du Nouveau-Monde ſeroit conduit comme il l’avoit été. Auſſi, malgré les obſtacles qu’on lui oppoſa, malgré les préjugés qu’il faiſoit vaincre, ſubſtitua-t-il, en 1740, des vaiſſeaux détachés, à l’appareil ſi antique & ſi révéré des galions & des flottes. Il méditoit des changemens plus avantageux encore, lorſqu’une diſgrâce imprévue l’arrêta au milieu de ſa brillante carrière.

La moitié du bien qu’avoit fait ce miniſtre hardi & habile fut annulé, en 1756, par le rétabliſſement des flottes : mais le mal fut en partie réparé huit ans après par l’établiſſement des paquebots qui, de la Corogne, devoient porter tous les mois à la Havanne les lettres deſtinées pour les colonies ſeptentrionales, & tous les deux mois à Buenos-Aires pour les colonies méridionales. On autoriſa ces bâtimens, aſſez conſidérables, à ſe charger à leur départ de marchandiſes d’Europe, & à leur retour de denrées d’Amérique.

La ſortie des métaux étoit prohibée ſous des peines capitales. On ſe jouoit de cette défenſe abſurde, parce qu’il falloit bien que le commerce étranger retirât la valeur des marchandiſes qu’il avoit fournies. Les gouvernemens anciens, qui avoient pour les loix le reſpect qu’elles méritent, n’auroient pas manqué d’en abroger une dont l’obſervation auroit été démontrée chimérique. Dans nos tems modernes, où les empires ſont plutôt conduits par les caprices des adminiſtrateurs que par des principes raiſonnés, l’Eſpagne ſe contenta, en 1748, de permettre l’extraction de l’or & de l’argent, pourvu qu’on payât au fiſc un droit de trois pour cent. Cette redevance fut portée vingt ans après à quatre, quoique des fraudes continuelles avertiſſent ſans ceſſe le gouvernement qu’il étoit de ſon intérêt de la diminuer.

L’an 1774 fut l’époque d’une autre innovation heureuſe. Juſqu’alors toute liaiſon entre les différentes parties du continent Américain avoit été sévèrement proſcrite. Le Mexique, Guatimala, le Pérou, le nouveau royaume : ces régions étoient forcément étrangères l’une à l’autre. Cette action, cette réaction qui les auroient toutes fait jouir des avantages que la nature leur avoit partagés, étoient placées au rang des crimes, & très-sévèrement punies. Mais pourquoi n’avoit-on pas étendu la proſcription d’une ville à une autre ville ; d’une habitation à l’habitation voiſine, dans le même canton ; d’une famille à une autre famille, dans la même cité ? Le doigt de la nature a-t-il tracé ſur le ſol qu’habitent les hommes, quelque ligne de démarcation ? Comment ſous la même domination un lieu placé à égale diſtance entre deux autres lieux peut-il exercer librement à l’Orient un privilège qui lui eſt interdit à l’Occident ? Un pareil édit, bien interprété, ne ſignifie-t-il pas : défendons à chaque contrée de cultiver au-delà de ſa propre conſommation, & à chacun de leurs habitans d’avoir beſoin d’autre choſe que des productions de ſon ſol. Une communication libre fut enfin ouverte à ces provinces ; & on leur permit de ſe croire concitoyens, de ſe traiter en frères.

Une loi du mois de février 1778 autoriſe tous les ports d’Eſpagne à faire des expéditions pour Buenos-Aires, à en faire pour la mer du Sud. Au mois d’octobre de la même année, cette liberté a été accordée pour le reſte du continent, excepté pour le Mexique qui ne doit pas tarder à jouir du même avantage. Ce ſera un grand pas de fait : mais il ne ſera pas ſuffiſant, comme on s’en flatte, pour interrompre le commerce interlope, l’objet de tant de déclamations.

Tous les peuples, que leurs poſſeſſions mettaient à portée des établiſſemens Eſpagnols, cherchèrent toujours à s’en approprier frauduleuſement les tréſors & les denrées. Les Portugais tournèrent leurs vues vers la rivière de la Plata. Les François, les Danois, les Hollandois ſur la côte de Caraque, de Carthagène & de Porto-Belo. Les Anglois, qui connoiſſoient & qui pratiquoient ces voies, trouvèrent dans les ceſſions qui furent faites à leur nation par les traités, des routes nouvelles pour ſe procurer une part plus conſidérable à cette riche dépouille. Les uns & les autres atteignirent leur but en trompant ou en corrompant les garde-côtes, & quelquefois auſſi en les combattant.

Loin de remédier au déſordre, les chefs l’encourageoient le plus qu’il étoit poſſible. Pluſieurs avoient acheté leur poſte. La plupart étoient preſſés d’élever leur fortune, & vouloient être payés des dangers qu’ils avoient courus en changeant de climat. Il n’y avoit pas un moment à perdre, parce qu’il étoit rare qu’on fût continué au-delà de trois ou de cinq ans dans les places. Entre les moyens de s’enrichir, le moins dangereux étoit de favoriſer la contrebande ou de la faire ſoi-même. Perſonne, en Amérique, ne réclamoit contre une conduite favorable à tous. Si les cris de quelques négocians Européens arrivoient juſqu’à la cour, ils étoient aisément étouffés par des largeſſes versées à propos ſur les maîtreſſes, ſur les confeſſeurs ou les favoris. Le coupable ne ſe mettoit pas ſeulement à l’abri de la punition, il étoit encore récompensé. Rien n’étoit ſi bien établi, ſi généralement connu que cet uſage. Un Eſpagnol qui revenoit du Nouveau-Monde où il avoit rempli un emploi important, ſe plaignoit à quelqu’un des bruits qu’il trouvoit ſemés contre l’honnêteté de ſon adminiſtration. « Si l’on vous calomnie, lui dit ſon ami, vous êtes perdu ſans reſſource : mais ſi l’on n’exagère pas vos brigandages, vous en ſerez quitte pour en ſacrifier une partie ; vous jouirez paiſiblement & même glorieuſement du reſte ».

Le commerce frauduleux continuera juſqu’à ce qu’on l’ait mis dans l’impoſſibilité de ſoutenir les frais qu’il exige, de braver les dangers auxquels il expoſe ; & jamais on y parviendra que par la diminution des droits, dont on a ſucceſſivement ſurchargé celui qui ſe fait par les rades Eſpagnoles. Depuis même les ſacrifices faits par le gouvernement, dans les arrangemens de 1778, le navigateur interlope a ſoixante-quatre pour cent d’avantage ſur les liaiſons autorisées.

La révolution, qu’une politique judicieuſe ordonne, formera un vuide & un grand vuide dans le tréſor public : mais l’embarras qui en réſultera ne ſera que momentané. Combien de richeſſes couleront un jour, de cet ordre de choſes ſi long-tems attendu !

Dans le nouveau ſyſtême, l’Eſpagne, qui n’a fourni juſqu’ici annuellement que mille ſept cens quarante-un tonneaux de vin ou d’eau-de-vie, dont le cultivateur n’a pas retiré 1 000 000 de livres, y en enverroit dix ou douze fois davantage. Cette exportation fertiliſeroit un terrein en friche, & dégoûteroit le Mexique, ainſi que quelques autres provinces du Nouveau-Monde, des mauvaiſes boiſſons que la cherté de celles qui ont paſſé les mers leur fait conſommer.

Les manufactures, que l’impoſſibilité de payer celles qui venoient de l’ancien hémiſphère a fait établir, ne ſe ſoutiendroient pas.

C’eût été le comble de la tyrannie de les détruire par autorité, comme quelques miniſtres inconſidérés, corrompus ou deſpotes n’ont pas craint de le propoſer ; mais rien ne ſeroit plus raiſonnable que d’en dégoûter ceux qui s’en habillent, en leur offrant à un prix proportionné à leurs facultés des toiles & des étoffes qui flatteroient leur goût ou leur vanité. Alors la conſommation des marchandiſes d’Europe, qui ne paſſe pas tous les ans ſix mille ſix cens douze tonneaux, s’élèveroit au double, &, avec le tems, beaucoup davantage.

Les bras, que les métiers occupent, ſe porteroient à l’agriculture. Elle eſt actuellement très-bornée. Cependant les ports de toutes les nations ſont librement ouverts à ſes denrées. Peut-être pluſieurs peuples s’oppoſeroient-ils à ce que l’Eſpagne mît ſes iſles en valeur, parce qu’une ſemblable amélioration porteroit néceſſairement un préjudice notable à leurs colonies : mais tous déſirent qu’elle multiplie dans le commerce les productions de ſon continent, qui, la plupart, ſont néceſſaires & ne peuvent pas être remplacées.

Ce nouvel arrangement ſeroit également favorable aux mines. On r’ouvriroit celles qui, ne pouvant pas ſoutenir le prix du mercure & des autres marchandiſes, ont été abandonnées. Celles dont l’exploitation n’a pas été interrompue ſeroient ſuivies avec de plus grands moyens & plus de vivacité. L’abondance des métaux ouvriroit à l’induſtrie des débouchés que les plus habiles ne ſoupçonnent pas.

Les Américains, plus riches & plus heureux, ſe défieroient moins du gouvernement. Ils conſentiroient ſans peine à payer des impoſitions, dont la nature & la perception ne peuvent être logement réglées que ſur les lieux même, & après une étude réfléchie du caractère, des uſages des peuples. Ces tributs, quelque foibles qu’on les ſuppoſe, feroient plus que remplir le vuide qu’auroit opéré dans les caiſſes publiques la modération des douanes.

La couronne, jouiſſant d’un revenu plus conſidérable, n’abandonneroit plus ſes provinces à la rapacité de ſes agens. Elle en diminueroit le nombre, paieroit convenablement ceux qu’elle auroit conſervés, & les forceroit à reſpecter les droits des peuples, les intérêts du gouvernement. C’eſt mal connoître les reſſources d’une autorité bien dirigée, que de croire impoſſible de faire régner cet eſprit de juſtice. Campillo y réuſſit pendant ſon auſtère miniſtère, quoiqu’alors les adminiſtrateurs de l’Amérique euſſent contracté l’habitude du brigandage, & qu’ils n’euſſent pas des appointemens ſuffiſans à la repréſentation que paroiſſoit exiger leur rang.

Il ne faut pas diſſimuler que la liberté du commerce de toute l’Eſpagne avec l’Amérique a paſſé pour une chimère. Les ports de cette péninſule ſont, a-t-on dit, ſi pauvres que, quoi qu’on faſſe, celui de Cadix reſtera ſeul en poſſeſſion de ce monopole. Sans doute, qu’il en arriveroit ainſi, ſi l’on ne s’écartoit qu’en ce point de l’ancien ſyſtême : mais qu’on dirige le nouveau plan ſur les principes déjà établis, déjà pratiqués chez les nations commerçantes ; & il ſe trouvera, dans la plupart des rades du royaume, des fonds ſuffiſans pour faire des expéditions. Bientôt même les armemens ſe multiplieront, parce que la modicité du fret & des droits permettra d’envoyer des marchandiſes communes, de recevoir en retour des denrées peu précieuſes. Avec le tems, la navigation de la métropole avec ſes colonies du continent qui n’occupe maintenant que trente à trente-deux navires chaque année, prendra des accroiſſemens dont les ſpéculateurs les plus hardis n’oſeroient fixer le terme.

On a prétendu, avec plus de fondement, qu’auſſi-tôt que l’Amérique ſeroit ouverte à tous les ports de la monarchie & qu’il n’exiſteroit plus aucun genre d’oppreſſion dans les douanes, le commerce, débarraſſé de ſes entraves, exciteroit une émulation ſans bornes. L’avidité, l’imprudence des négocians doivent préparer à ce déſordre. Peut-être ſera-ce un bien. Les colons, encouragés par le bon marché à des jouiſſances qu’ils n’avoient jamais été à portée de ſe procurer, ſe feront de nouveaux beſoins, & ſe livreront par conséquent à de nouveaux travaux. Quand même l’excès de la concurrence pourroit être un mal, il ne ſeroit jamais que momentané. Chercher à détourner cet orage par des loix deſtructives de tout bien, c’eſt vouloir prévenir une révolution heureuſe par une oppreſſion continuelle.

Enfin, l’objection qui a le plus occupé la cour de Madrid, a été, à ce qu’il paroît, que toutes les nations de l’Europe verroient augmenter, par ces arrangemens, leur activité. C’eſt une vérité inconteſtable. Mais l’induſtrie Eſpagnole ne ſeroit-elle pas également encouragée, puiſque débarraſſée de l’impôt que les marchandiſes étrangères continueroient de payer à l’entrée du royaume, elle conſerveroit tous ſes avantages ? Mais le gouvernement ne percevroit-il pas toujours les droits qu’il auroit cru devoir laiſſer ſubſiſter ſur ces productions ? mais ſes navigateurs ne gagneroient-ils pas toujours leur fret ? mais les négocians ne ſeroient-ils pas les agens de ce commerce ? mais ſes ſujets du Nouveau-Monde n’obtiendroient-ils pas à meilleur marché tout ce qu’on leur porte ? Il eſt peut-être heureux pour cette puiſſance d’être obligée de partager avec les autres peuples l’approviſionnement de ſes poſſeſſions d’Amérique. S’il en étoit autrement, les puiſſances maritimes feroient les plus grands efforts pour l’en dépouiller. Y réuſſiroit-on ? C’eſt ce qui reſte à examiner.