Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre X/Chapitre 4

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IV. Le climat des iſles eſt-il agréable, eſt-il ſain ?

Pour le commun des hommes, il n’y a que deux ſaiſons aux iſles ; celle de la séchereſſe & celle de la pluie. La nature qui travaille ſans ceſſe & qui cache ſes opérations ſecrètes ſous une verdure continuelle, leur paroît toujours uniforme. Les obſervateurs qui étudient ſa marche dans la température du climat, dans toutes les révolutions du tems, & dans celle de la végétation, découvrent, qu’elle ſuit les mêmes routes qu’en Europe, quoique d’une manière moins ſenſible.

Ces changemens preſque imperceptibles ne préſervent pas des dangers & des incommodités d’un climat brûlant, tel qu’on doit l’attendre naturellement ſous la Zone Torride. Comme ces iſles ſont toutes ſituées entre les Tropiques, on y eſt aſſujetti, avec quelques différences qui naiſſent des poſitions & des qualités du terrein, à une continuité de chaleur qui augmente communément depuis le lever du ſoleil juſqu’à une heure après midi, mais qui diminue enſuite à meſure que cet aſtre baiſſe. Rien n’eſt plus rare qu’un tems couvert, propre à la tempérer. Quelquefois, à la vérité, le ciel ſe voile de nuages, une heure ou deux, mais on n’eſt pas quatre jours dans toute l’année ſans voir le ſoleil.

Les variations dans la température de l’air, viennent moins des ſaiſons que du vent. Partout où il ne ſouffle pas, on brûle ; & tous les vents ne rafraîchiſſent pas : il n’y a que les vents de l’eſt qui tempèrent la chaleur, ceux qui tiennent du ſud ou de l’oueſt, procurent peu de ſoulagement. Mais ils ſont beaucoup plus rares & moins réglés que celui de l’eſt. Les arbres exposés à ſon action, ſont forcés de pouſſer leurs branches vers l’oueſt dans la direction que l’uniformité de ſon ſouffle confiant ſemble leur donner. En revanche leurs racines ſont plus robuſtes & plus allongées ſous terre du côté de l’eſt, comme pour former un point d’appui dont la réſiſtance ſoit égale à la force du vent dominant. Auſſi remarque-t-on que lorſque le vent d’oueſt ſouffle avec quelque violence, les arbres ſont renversés facilement ; de ſorte que pour juger de la force d’un ouragan, il ne ſuffit pas de ſavoir combien d’arbres ſont tombés, mais de quel côté ils ont été déracinés. Le vent d’eſt a deux cauſes permanentes, dont la vraiſemblance eſt frappante. La première eſt ce mouvement diurne qui fait rouler la terre d’occident en orient, & qui eſt néceſſairement plus rapide ſous la ligne équinoxiale que ſous les cercles de latitude, parce qu’il a plus d’eſpace à parcourir dans le même tems. La ſeconde vient de la chaleur du ſoleil qui en paroiſſant ſur l’horizon, raréfie, l’air, & l’oblige à fluer vers l’occident, à meſure que la terre avance vers l’orient.

Auſſi le vent d’eſt, qui ne ſe fait guère ſentir aux Antilles que vers les neuf ou dix heures du matin, augmente-t-il à meſure que le ſoleil monte ſur l’horizon. Il diminue à meſure que cet aſtre baiſſe. Il tombe enfin tout-à-fait vers le ſoir ; mais le long des côtes ſeulement, & non en pleine mer. Les raiſons de cette différence s’offrent d’ellesmêmes. Après le coucher du ſoleil, l’air de la terre qui demeure long-tems raréfié à cauſe des exhalaiſons qui ſortent continuellement du globe échauffé, reflue néceſſairement ſur celui de la mer : c’eſt ce qu’on appelle ordinairement vent de terre. Il ſe fait ſentir la nuit ; & continue juſqu’à ce que l’air de la mer raréfié par la chaleur du ſoleil reflue à ſon tour vers la terre, où l’air s’eſt condensé par la fraîcheur de la nuit. Enfin on obſerve que le vent d’eſt ſe trouve plus régulier, plus fort ſous la canicule que dans les autres tems ; parce que le ſoleil agit plus vivement ſur l’air. Ainſi la nature fait ſervir les ardeurs même de cet aſtre, au rafraîchiſſement des contrées qu’il embrâſe.

Tel dans les pompes à feu, l’art emploie cet élément à remplir ſans ceſſe de nouvelle eau les cuves d’airain qu’il épuiſe continuellement par l’évaporation.

La pluie contribue auſſi à tempérer le climat des iſles de l’Amérique ; mais non partout également. La où rien ne fait obſtacle au vent d’eſt, il chaſſe les nuées à meſure qu’elles ſe forment, & les oblige d’aller crever dans les bois ou ſur les montagnes. Mais quand les orages ſont trop violens, ou que les vents variables & paſſagers du ſud & de l’oueſt viennent troubler l’empire du vent d’eſt, alors il pleut. Dans les autres portions des Antilles où ce vent ne domine pas, les pluies ſont ſi communes & ſi abondantes, ſur-tout durant l’hyver qui dure depuis la mi-juillet juſqu’à la moitié d’octobre, qu’elles donnent, ſuivant les meilleures obſervations, autant d’eau dans une ſemaine, qu’il en tombe dans nos climats dans l’eſpace d’un an. Au lieu de ces pluies douces & agréables dont on jouit quelquefois en Europe, ce ſont des torrens dont on prendroit le bruit pour celui de la grêle, ſi elle n’étoit pour ainſi dire inconnue ſous un ciel brûlant.

À la vérité, ces pluies rafraîchiſſent l’air, mais elles cauſent une humidité dont les ſuites ſont également incommodes & funeſtes. Il faut enterrer les morts peu d’heures après qu’ils ont expiré. La viande s’y conſerve au plus vingt-quatre heures. Les fruits ſe pourriſſent, ſoit qu’on les cueille mûrs, ou avant la maturité. Le pain doit être fait en biſcuit pour ne pas moiſir. Les vins ordinaires s’aigriſſent en fort peu de tems. Le fer ſe rouille du matin au ſoir. Ce n’eſt qu’avec des précautions continuelles qu’on conſerve les ſemences, juſqu’à ce que la ſaiſon de les confier à la terre ſoit arrivée. Dans les premiers tems qui ſuivirent la découverte des Antilles, le bled qu’on y portoit pour ceux qui ne pouvoient pas s’accoutumer à la nourriture des anciens habitans du pays, ſe gâtoit ſi vite, qu’il fallut l’envoyer avec ſes épis. Cette précaution néceſſaire enchériſſoit ſi fort la denrée, que peu de gens étoient en état d’en acheter. On ſubſtitua la farine aux grains, ce qui diminuoit les frais, mais abrégeoit la conſervation. Un négociant imagina qu’il réuniroit le double avantage de la durée & du bon marché, s’il purgeoit parfaitement la farine du ſon qui contribue à ſa fermentation. Il la fit bluter, en mit la fleur la plus pure dans des tonneaux bien faits, & la comprima couche par couche avec des pilons de fer, de manière qu’elle formoit un corps dur preſque impénétrable à l’air. L’expérience confirma une phyſique ſi judicieuſe ; & cet uſage généralement adopté s’eſt toujours perfectionné de plus en plus.

On croyoit qu’il ne reſtoit plus rien à faire, lorſque M. Duhamel propoſa une autre précaution, celle de faire sécher les farines dans des étuves, avant de les embarquer. Cette idée fixa l’attention du miniſtère de France. On envoya dans le Nouveau-Monde des farines préparées ſuivant la nouvelle méthode & d’autres ſuivant la pratique ancienne. À leur retour, les premières n’avoient rien perdu, & les dernières ſe trouvèrent à demi-pourries & dépouillées de leur matière glutineuſe. Tous les eſſais ont donné les même réſultats. Il eſt doux d’eſpérer qu’une découverte ſi utile ne ſera pas perdue pour les nations qui ont formé des établiſſemens au midi de l’Amérique. Si elle n’y aſſure pas aux ſubſiſtances la même durée qu’elles ont dans nos climats ſecs, & tempérés, du moins s’y corrompront-elles moins vites, du moins s’y conſerveront-elles plus long-tems.