Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 12

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XII. Idée des divers gouvernemens établis en Guinée.

Les révolutions qui ont dû arriver dans l’Afrique occidentale, comme dans le reſte du globe, ſont entièrement ignorées ; & il étoit impoſſible qu’il en fût autrement dans une région où l’écriture a toujours été inconnue. On n’y a même conſervé aucune tradition qui puiſſe ſervir de baſe à des conjectures bien ou mal fondées. Quand on demande aux peuples de ces contrées pourquoi ils ont laiſſé perdre le ſouvenir de ce qu’ont fait leurs pères, ils répondent qu’il importe peu de ſavoir comment ont vécu les morts ; que l’eſſentiel eſt que les vivans aient de la vertu. Le paſſé les touche ſi peu, qu’ils ne comptent pas même le nombre de leurs années. Ce ſeroit, diſent-ils, ſe charger la mémoire d’un calcul inutile, puiſqu’il n’empêcheroit pas de mourir, & qu’il ne donneroit aucune lumière ſur le terme de la vie. En parlant de cette partie du monde, on eſt donc réduit aux époques qui ont vu arriver les Européens ſur les rivages. Il faut même ſe borner aux côtes, puiſqu’aucun étranger digne de créance n’a pénétré dans l’intérieur des terres, & que nos navigateurs n’ont guère étendu leurs recherches au-delà des rades où ils formoient leurs cargaiſons.

Toutes leurs relations affectent que les parties connues de cette région ſont gouvernées arbitrairement. Que le deſpote ſoit appelé au trône par les droits de ſa naiſſance, ou qu’il le ſoit par élection, les peuples n’ont d’autre loi que ſa volonté.

Mais ce qu’on peut trouver ſingulier en Europe, où le grand nombre des monarchies héréditaires s’oppoſe à la tranquilité des gouvernemens électifs, & à la proſpérité de tous les états libres ; c’eſt qu’en Afrique, les contrées où il y a le moins de révolutions, ſont celles qui ont conſervé le droit de choiſir leurs chefs. Pour l’ordinaire, c’eſt un vieillard dont la ſageſſe eſt généralement connue. La manière dont ſe fait ce choix eſt ſimple, mais ne peut convenir qu’à de très-petits états. Le peuple ſe rend à ſon gré dans trois jours chez le citoyen qui lui paroît le plus propre au commandement. Si les voix ſe trouvent partagées, celui qui en a réuni un plus grand nombre, nomme le quatrième jour un de ceux qui ont eu moins de voix que lui. Tout homme libre a droit de ſuffrage. Il y a même quelques tribus où les femmes jouiſſent de ce privilège.

Telle eſt, à l’exception des royaumes héréditaires de Bénin & de Juda, la formation de cette foule de petits états qui ſont au nord de la ligne. Au ſud on trouve le Mayombé & le Quilingo, dont les chefs ſont pris parmi les miniſtres de la religion ; les empires de Loango & de Congo, où la couronne ſe perpétue dans la ligne maſculine du côté des femmes ; c’eſt-à-dire, que le premier fils de la sœur aînée du roi, hérite du trône devenu vacant. Ces peuples croient qu’un enfant eſt bien plus sûrement le fils de ſa mère que de l’homme qu’elle a épousé ; ils s’en rapportent plus au moment de l’enfantement, qu’ils voient, qu’à celui de la conception, qu’ils ne voient pas.

Ces nations vivent dans une ignorance entière de cet art ſi révéré parmi nous ſous le nom de politique. Cependant ils ne laiſſent pas d’en obſerver les formalités, & certaines bienséances. L’uſage des ambaſſades leur eſt familier, ſoit pour ſolliciter des ſecours contre un ennemi puiſſant, ou pour réclamer une médiation dans les différends, ou pour faire compliment ſur des ſuccès, ſur une naiſſance, ſur une pluie après une grande séchereſſe. L’envoyé ne doit jamais s’arrêter plus d’un jour au terme de ſa miſſion, ni voyager pendant la nuit dans les états d’un prince étranger. Il marche précédé d’un tambour qui annonce au loin ſon caractère, & accompagné de cinq ou ſix de ſes amis. Dans les lieux où il s’arrête pour prendre du repos, il eſt reçu avec reſpect ; mais il n’en peut partir avant le lever du ſoleil, & ſans que ſon hôte ait aſſemblé quelques perſonnes qui puiſſent témoigner qu’il ne lui eſt arrivé aucun accident. Au reſte, on ne connoît aucune de ces négociations qui ait un objet un peu compliqué. Jamais on ne ſtipule rien pour le paſſé, jamais rien pour l’avenir, tout eſt pour le préſent. D’où l’on peut conclure que ces nations ne ſauroient avoir aucun rapport ſuivi avec les autres parties du globe.