Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 17

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XVII. Le commerce de la Guinée s’eſt agrandi par la vente des eſclaves.

La propriété que quelques hommes ont acquiſe ſur d’autres dans la Guinée, eſt d’une origine fort ancienne. Elle y eſt générale- ment établie, ſi l’on en excepte quelques petits cantons ou la liberté s’eſt retirée & cachée. Cependant nul propriétaire n’a droit de vendre un homme né dans l’état de ſervitude. Il peut diſpoſer ſeulement des eſclaves qu’il acquiert, ſoit à la guerre où tout priſonnier eſt eſclave à moins d’échange, ſoit à titre d’amende pour quelque tort qu’on lui aura fait, ſoit enfin qu’il les ait reçus en témoignage de reconnoiſſance. Cette loi qui ſemble être faite en faveur de l’eſclave né, pour le faire jouir de ſa famille & de ſon pays, eſt inſuffiſante, depuis que les Européens ont établi le luxe ſur les côtes d’Afrique. Elle ſe trouve éludée tous les jours par les querelles concertées que ſe font deux propriétaires, pour être condamnés tour à tour, l’un envers l’autre, à une amende qui ſe paie en eſclaves nés, & dont la diſpoſition devient libre par l’autoriſation de la même loi.

La corruption, contre ſon cours ordinaire, a gagné, des particuliers aux ſouverains. Ils ont multiplié les guerres pour avoir des eſclaves ; comme on les ſuſcite en Europe pour avoir des ſoldats. Ils ont établi l’uſage de punir par l’eſclavage, non-ſeulement ceux qui avoient attenté à la vie ou à la propriété des citoyens : mais ceux qui ſe trouvoient hors d’état de payer leurs dettes, & ceux qui avoient trahi la foi conjugale ; Cette peine eſt devenue, avec le tems, celle des plus légères fautes, après avoir été d’abord réſervée aux plus grands crimes. On n’a ceſſé d’accumuler les défenſes, même des choſes indifférentes, pour accumuler les revenus des peines avec les tranſgreſſions. L’injuſtice n’a plus eu de bornes, ni de barrières. Dans un grand éloignement des côtes, il ſe trouve des chefs qui font enlever autour des villages tout ce qui s’y rencontre. On jette les enfans dans des ſacs ; on met un bâillon aux hommes & aux femmes pour étouffer leurs cris. Si les raviſſeurs ſont arrêtés par une force ſupérieure, ils ſont conduits au ſouverain qui déſavoue toujours la commiſſion qu’il a donnée, & qui, ſous prétexte de rendre la juſtice, vend ſur le champ ſes agens aux vaiſſeaux avec leſquels il a traité.

Malgré ces odieuſes ruſes, les peuples de la côte ſe ſont vus hors d’état de fournir aux demandes que les marchands leur faiſoient. Il leur eſt arrivé ce que doit éprouver toute nation, qui ne peut négocier qu’avec ſon numéraire. Les eſclaves ſont pour le commerce des Européens en Afrique, ce qu’eſt l’or dans le commerce que nous faiſons avec le Nouveau-Monde. Les têtes de nègres repréſentent le numéraire des états de la Guinée. Chaque jour ce numéraire leur eſt enlevé ; & on ne leur laiſſe que des choſes qui ſe conſomment. Leur capital diſparoît peu-à-peu ; parce qu’il ne peut ſe régénérer, en raiſon de l’activité des conſommations. Auſſi la traite des nous ſeroit-elle déjà tombée, ſi les habitans des côtes n’avoient communiqué leur luxe aux peuples de l’intérieur du pays, deſquels ils tirent aujourd’hui la plupart des eſclaves qu’ils nous livrent. C’eſt de cette manière que le commerce des Européens a preſque épuisé de proche en proche les richeſſes commerçables de cette nation.

Cet épuiſement a fait preſque quadrupler le prix des eſclaves depuis vingt ans ; & voici comment. On les paie, en plus grande partie, avec des marchandiſes des Indes Orientales, qui ont doublé de valeur en Europe. Il faut donner en Afrique le double de ces marchandiſes. Ainſi les colonies d’Amérique, où ſe conclut le dernier marché des nous, ſont obligées de ſupporter ces diverſes augmentations, & par conséquent de payer quatre fois plus qu’elles ne payoient autrefois.

Cependant, le propriétaire éloigné qui vend ſon eſclave, reçoit moins de marchandiſes que n’en recevoit, il y a cinquante ans, celui qui vendoit le ſien au voiſinage de la côte. Les profits des mains intermédiaires ; les frais de voyage ; les droits, quelquefois de trois pour cent qu’il faut payer aux ſouverains chez qui l’on paſſe, abſorbent la différence de la ſomme que reçoit le premier propriétaire, à celle que paie le marchand Européen. Ces frais groſſiſſent tous les jours, par l’éloignement des lieux où il reſte encore des eſclaves à vendre. Plus ce premier marché ſera reculé, plus les difficultés du voyage ſeront grandes. Elles deviendront telles, que de ce que le marchand Européen pourra donner, il reſtera ſi peu à offrir au premier vendeur, qu’il préférera de garder ſon eſclave. Alors, la traite cesſera. Si l’on veut abſolument la ſoutenir, il faudra que nos négocians achètent exceſſivement cher, & qu’ils vendent dans les proportions aux colonies, qui, de leur côté, ne pouvant livrer qu’à un prix énorme leurs productions, ne trouveront plus de conſommateurs. Mais, juſqu’à ce période, qui eſt peut-être moins éloigné que ne le penſent les colons, ils vivront tranquillement du ſang & de la ſueur des nègres. Ils trouveront des navigateurs pour en aller acheter & ceux-ci des tyrans pour en vendre.

Les marchands d’hommes s’aſſocient entre eux, & formant des eſpèces de caravanes, conduiſent dans l’eſpace de deux ou trois cens lieues, pluſieurs files de trente ou quarante eſclaves, tous chargés de l’eau & des grains néceſſaires pour ſubſiſter dans les déſerts arides que l’on traverſe. La manière de s’en aſſurer, ſans trop gêner leur marche, eſt ingénieuſement imaginée. On paſſe dans le col de chaque eſclave une fourche de bois de huit à neuf pieds de long. Une cheville de fer rivée, ferme la fourche par derrière de manière que la tête ne puiſſe pas paſſer. La queue de la fourche, dont le bois eſt fort peſant, tombe ſur le devant, & embarraſſe tellement celui qui y eſt attaché, que quoiqu’il ait les bras & les jambes libres, il ne peut ni marcher, ni lever la fourche. Pour ſe mettre en marche, on range les eſclaves ſur une même ligne ; on appuie & on attache l’extrémité de chaque fourche ſur l’épaule de celui qui précède, & ainſi de l’un à l’autre juſqu’au premier dont l’extrémité de la fourche eſt portée par un des conducteurs. On n’impoſe guère de chaîne aux autres, ſans en ſentir ſoi-même le fardeau. Mais pour prendre ſans inquiétude le repos du ſommeil, ces marchands attachent les bras de chaque eſclave ſur la queue de la fourche qu’il porte. Dans cet état, il ne peut ni fuir, ni rien attenter pour ſa liberté. Ces précautions ont paru indiſpenſables ; parce que ſi l’eſclave peut parvenir à rompre ſa chaîne, il devient libre. La foi publique, qui aſſure au propriétaire la poſſeſſion de ſon eſclave, & qui dans tous les tems le lui remet entre les mains, ſe tait entre l’eſclave & le marchand qui exerce de toutes les profeſſions la plus méprisée. En liſant cet horrible détail, lecteur, votre âme ne ſe remplit-elle pas de la même indignation que j’éprouve en l’écrivant ? Ne vous élancez-vous pas avec fureur ſur ces infâmes conducteurs ? Ne briſez-vous pas ces fourches qui enchaînent cette foule de malheureux, & ne les reſtituez-vous pas à la liberté ?

Les eſclaves arrivent toujours en grand nombre, ſur-tout lorſqu’ils viennent des contrées reculées. Cet arrangement eſt néceſſaire, pour diminuer les frais qu’il faut faire pour les conduire. L’intervalle d’un voyage à l’autre, déjà long par cette raiſon d’économie, peut être augmenté par des circonſtances particulières. La plus ordinaire vient des pluies qui font déborder les rivières & languir la traite. La ſaiſon favorable pour voyager dans l’intérieur de l’Afrique eſt depuis février juſqu’en ſeptembre ; & c’eſt depuis ſeptembre juſqu’en mars que le retour des marchands d’eſclaves offre le plus de cette marchandiſe ſur la côte.