Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 30

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XXX. De la culture du ſucre.

La canne, qui donne le ſucre, eſt une eſpèce de roſeau, qui s’élève à neuf pieds, & quelquefois plus, ſelon la nature du ſol. Son diamètre le plus ordinaire eſt d’un pouce. Elle eſt couverte d’une écorce peu dure, qui renferme une moelle plus ou moins compacte, remplie d’un ſuc doux & viſqueux.

Des nœuds la coupent par intervalles, & donnent naiſſance aux feuilles qui ſont longues, étroites, coupantes ſur les bords & engrainées à leur baſe. Celles du bas tombent, à meſure que la tige s’élève. Elle eſt terminée par une pannicule ſoyeuſe, aſſez conſidérable, dont chaque fleur a trois étamines & une ſeule graine, recouverte d’un calice à deux feuillets, entouré de poils.

Cette plante eſt cultivée de toute ancienneté dans quelques contrées de l’Aſie & de l’Afrique. Vers le milieu du douzième ſiècle, on en enrichit la Sicile, d’où elle paſſa dans les provinces méridionales de l’Eſpagne. Elle fut depuis naturalisée à Madère & aux Canaries. C’eſt de ces iſles qu’on la tira pour la porter dans le Nouveau-Monde, où elle a auſſi-bien proſpéré que ſi elle en étoit originaire.

Toutes les terres ne lui conviennent pas également. Celles qui ſont graſſes & fortes, baſſes & marécageuſes, environnées de bois, ou nouvellement défrichées, ne produifent, malgré la groſſeur & la longueur des cannes, qu’un ſuc aqueux, peu ſucré, de mauvaiſe qualité, difficile à cuire, à purifier & à conſerver. Les cannes, plantées dans un terrein où elles trouvent bientôt le tuf ou le roc, n’ont qu’une durée fort courte, & ne donnent que peu de ſucre. Un ſol léger, poreux & profond, eſt celui que la nature a deſtiné à cette production.

La méthode générale pour l’obtenir, eſt de préparer un grand champ ; de faire, à trois pieds de diſtance l’une de l’autre, des tranchées qui aient dix-huit pouces de long, douze de large, & ſix de profondeur ; d’y coucher deux, & quelquefois trois boutures d’environ un pied chacune, tirées de la partie ſupérieure de la canne, & de les couvrir légèrement de terre. Il ſort de chacun des nœuds qui ſe trouvent dans les boutures, une tige qui, avec le tems, devient canne à ſucre.

On doit avoir l’attention de la débarraſſer continuellement des mauvaiſes herbes, qui ne manquent jamais de naître autour d’elle. Ce travail ne dure que ſix mois. Les cannes ſont alors aſſez touffues & aſſez voifines les unes des autres pour faire périr tout ce qui pourroit nuire à leur fécondité. On les laiſſe croître ordinairement dix-huit mois ; ce n’eſt guère qu’à cette époque qu’on les coupe.

Il ſort de leur ſouche des rejetons qui ſont coupés à leur tour quinze mois après. Cette ſeconde coupe ne donne guère que la moitié du produit de la première. On en fait quelquefois une troiſième, & même une quatrième, qui ſont toujours moindres progreſſivement, quelle que ſoit la bonté du ſol. Auſſi n’y a-t-il que le défaut de bras pour replanter ſon champ, qui puiſſe obliger un cultivateur actif à demander à ſa canne plus de deux récoltes.

Elles ne ſe font pas dans toutes les colonies, à la même époque. Dans les établiſſemens François, Danois, Eſpagnols, Hollandois, elles commencent en janvier, & continuent juſqu’en octobre. Cette méthode ne ſuppoſe pas une ſaiſon fixe pour la maturité de la canne. Cependant, cette plante doit avoir comme les autres ſes progrès ; & on remarque très-bien qu’elle eſt en fleur dans les mois de novembre & de décembre. Il doit réſulter de l’uſage de ces nations qui ne ceſſent point de récolter pendant dix mois, qu’elles coupent des cannes, tantôt prématurées, & tantôt trop mûres. Dès-lors le fruit n’a pas les qualités requiſes. Cette récolte doit avoir une ſaiſon fixe, & c’eſt vraiſemblablement dans les mois de mars & d’avril, où tous les fruits doux ſont mûrs, tandis que les fruits aigres ne mûriſſent qu’aux mois de juillet & d’août.

Les Anglois coupent leurs cannes en mars & en avril. Ce n’eſt pas cependant la raiſon de maturité qui les détermine. La séchereſſe qui règne dans leurs iſles, leur rend les pluies qui tombent en ſeptembre néceſſaires pour planter ; & comme la canne eſt dix-huit mois à croître, cette époque ramène toujours leur récolte au point de maturité.

Pour extraire le ſuc des cannes coupées, ce qui doit ſe faire dans vingt-quatre heures, ſans quoi il s’aigriroit, on les met entre deux cylindres de fer ou de cuivre, posés perpendiculairement ſur une table immobile. Le mouvement de ces cylindres eſt déterminé par une roue horizontale, que des bœufs ou des chevaux font tourner : mais dans les moulins à eau, cette roue horizontale tire ſon mouvement d’une roue perpendiculaire, dont la circonférence, préſentée au courant de l’eau, reçoit une impreſſion qui la fait mouvoir ſur ſon axe ; de la droite à la gauche, ſi le courant de l’eau frappe la partie ſupérieure de la roue ; de la gauche à la droite, ſi le courant frappe la partie inférieure.

Du réſervoir, où le ſuc de la canne eſt reçu, il tombe dans une chaudière où l’on fait évaporer les parties d’eau les plus faciles à ſe détacher. Cette liqueur eſt versée dans une autre chaudière, où un feu modéré lui fait jeter ſa première écume. Lorsqu’elle a perdu ſa glutinoſité, on la fait paſſer dans une troiſième chaudière où elle jette beaucoup plus d’écume à un degré plus fort de chaleur. Enſuite on lui donne le dernier degré de cuiſſon dans une quatrième chaudière, dont le feu eſt à celui de la première comme trois à un.

Ce dernier feu décide du ſort de l’opération. S’il a été bien conduit, le ſucre forme des cryſtaux plus ou moins gros, plus ou moins brillans, à raiſon de la plus grande ou de la moindre quantité d’huile qui les ſalit. Si le feu a été trop pouſſé, la matière ſe réduit à un extrait noir & charbonneux, qui ne peut plus fournir de ſel eſſentiel. Si le feu a été trop modéré, il reſte une quantité conſidérable d’huiles étrangères, qui marquent le ſucre, le rendent gras & noirâtre ; de ſorte que quand on veut le deſſécher, il devient toujours poreux, parce que les intervalles qu’occupoient les huiles reſtent vuides.

Auſſi-tôt que le ſucre eſt refroidi, on le verſe dans des vaſes de terre faits en cône. La baſe du cône eſt découverte, ſon ſommet eſt percé d’un trou, & on fait écouler par ce trou l’eau qui n’a pu fournir des cryſtaux. C’eſt ce qu’on nomme le ſirop. Après l’écoulement, on a du ſucre brut. Il eſt gras, il eſt brun, il eſt mou.

La plupart des iſles laiſſent à l’Europe le ſoin de donner au ſucre les autres préparations néceſſaires pour en faire uſage. Cette pratique leur épargne des bâtimêns coûteux. Elle laiſſe plus de nouirs à employer aux travaux des terres. Elle permet de récolter ſans interruption deux ou trois mois de ſuite. Elle emploie un plus grand nombre de navires pour l’exportation.

Les ſeuls colons François ont cru de leur intérêt de donner à leurs ſucres une autre façon. Quelle que puiſſe être la perfection de la cuite du ſuc de la canne, il reſte toujours une infinité de parties étrangères accrochées aux ſels du ſucre, auquel elles paroiſſent être ce que la lie eſt au vin. Elles lui donnent une couleur terne & un goût de tartre, dont on cherche à le dépouiller par une opération appelée terrage. Elle conſiſte à remettre le ſucre brut dans un nouveau vaſe de terre, en tout ſemblable à celui dont nous avons parlé. On couvre la ſurface du ſucre dans toute l’étendue de la baſe du cône, d’une marne blanche qu’on arroſe d’eau. En ſe filtrant à travers cette marne, l’eau entraîne une portion de terre calcaire, qu’elle promène ſur les différentes molécules ſalines, où cette terre rencontre des matières graſſes auxquelles elle s’unit. On fait enſuite écouler cette eau par l’ouverture du ſommet du moule, & on a un ſecond ſirop qu’on nomme melaſſe, & qui eſt d’autant plus mauvais que le ſucre étoit plus beau, c’eſt-à-dire, qu’il contenoit moins d’huile étrangère à ſa nature : car alors la terre calcaire, diſſoute par l’eau, paſſe ſeule & fait ſentir toute ſon âcreté.

Ce terrage eſt ſuivi d’une dernière préparation qui s’opère par le feu, & qui a pour objet de faire évaporer l’humidité dont les ſels ſe ſont imprégnés pendant le terrage. Pour y parvenir, on fait ſortir la forme du ſucre du vaſe conique de terre ; on la tranſporte dans une étuve qui reçoit d’un fourneau de fer une chaleur douce & graduelle, & on l’y laiſſe juſqu’à ce que le ſuc ſoit très-ſec ; ce qui arrive ordinairement au bout de trois ſemaines.

Quoique les frais qu’exige cette opération ſoient perdus en général pour la choſe, puiſque le ſucre terré eſt communément raffiné en Europe de la même manière que le ſucre brut ; cependant tous les habitans des iſles Françoiſes qui ſont en état de purifier ainſi leurs ſucres, ne manquent guère de prendre ce ſoin. Ils y trouvent l’avantage inappréciable pour une nation dont la marine militaire eſt foible, de faire paſſer en tems de guerre de plus grandes valeurs dans leur métropole avec un moindre nombre de bâtimens que s’ils ne faiſoient que du ſucre brut.

On peut juger d’après celui-ci, mais beaucoup mieux d’après le ſucre terré, de quelle ſorte de ſels il eſt composé. Si le ſol où la canne a été plantée eſt ſolide, pierreux, incliné, les ſels ſeront blancs, angulaires & les grains fort gros. Si le ſol eſt marneux, ſa blancheur ſera la même, mais les grains taillés ſur moins de faces, réfléchiront moins de lumière. Si le ſol eſt gras & ſpongieux, les grains ſeront à-peu-près ſphériques, la couleur ſera terne, le ſucre fuira ſous le doigt ſans y laiſſer de ſentiment. Ce dernier ſucre eſt réputé de la plus mauvaiſe eſpèce.

Quelle qu’en ſoit la raiſon, les lieux exposés au Nord produiſent le meilleur ſucre, & les terreins marneux en donnent davantage. Les préparations qu’exige le ſucre qui pouſſe dans ces deux eſpèces de ſol, ſont moins longues & moins laborieuſes, qu’elles ne le ſont pour le ſucre produit dans une terre graſſe. Mais ces principes ſont ſujets à des modifications infinies, dont la recherche n’appartient qu’à des chymiſtes, ou à des cultivateurs très-attentifs.

La canne fournit, outre le ſucre, des ſirops qui valent le douzième du prix des ſucres. Le ſirop de meilleure qualité eſt celui qui coule d’un premier vaſe dans un ſecond, lorſqu’on fait le ſucre brut. Il eſt composé de matières groſſières, qui entraînent avec elles des ſels de ſucre, ſoit qu’elles les contiennent, ſoit qu’elles les aient détachées dans leur paſſage. Le ſirop inférieur, plus amer & en moindre quantité, eſt formé par l’eau qui entraîne les parties tartreuſes & terreſtres du ſucre, lorſqu’on le leſſive. Par le moyen du feu, on tire encore quelque ſucre du premier ſirop, qui, après cette opération, eſt moins eſtimé que le ſecond.

Tous deux ſont conſommés dans le nord de l’Europe, où ils tiennent lieu de beurre & de ſucre au peuple. L’Amérique Septentrionale en fait le même uſage, & de plus s’en ſert pour donner de la fermentation & un goût agréable à une boiſſon nommée pruſſ, qui n’eſt autre choſe qu’une infuſion d’une écorce d’arbre.

Ce ſirop eſt encore plus utile, par le ſecret qu’on a trouvé de le convertir en le diſtillant, en une eau-de-vie que les Anglois appellent rum, & les François taffia. Cette opération, très-ſimple, ſe fait en mêlant un tiers de ſirop avec deux tiers d’eau. Lorſque ces deux ſubſtances ont ſuffiſamment fermenté, ce qui arrive ordinairement au bout de douze ou quinze jours, elles ſont miſes dans un alambic bien net où la diſtillation ſe fait à l’ordinaire. La liqueur qu’on en retire eſt égale à la quantité de ſirop qui a été employée.

Telle eſt la méthode à laquelle, après beaucoup d’expériences & de variations, toutes les iſles ſe ſont généralement arrêtées pour la culture du ſucre. Elle eſt bonne ſans doute : mais peut-être n’eſt-elle pas arrivée au degré de perfection dont elle eſt ſuſceptible. On peut conjecturer que, ſi au lieu de planter les cannes en de grands champs d’une ſeule pièce, on diſtribuoit un terrein par diviſion de dix toiſes, laiſſant entre deux diviſions plantées une diviſion d’intervalle ſans culture, il en réſulteroit de grands avantages. Dans la pratique actuelle, il n’y a que les cannes des bordures qui ſoient d’une belle venue, & qui mûriſſent à propos. Celles du milieu ſont en partie avortées & mûriſſent mal, parce qu’elles ſont privées du courant de l’air, qui n’agit que par ſon poids, & parvient rarement au pied de ces cannes toujours couvert par les feuilles.

Dans ce nouveau ſyſtême de plantation, les portions de terre qui auroient reposé, ſeroient plus propres à la reproduction ; lorſqu’on auroit récolté les diviſions plantées, qui à leur tour auroient du repos. Il eſt à préſumer que par cette méthode on obtiendroit autant de ſucre que par la routine actuelle, avec cet avantage de plus, qu’elle exigeroit moins d’eſclaves pour l’exploitation. On peut juger de ce que vaudroit alors la culture du ſucre, par ce qu’elle rend aujourd’hui malgré ſon imperfection.

Dans une habitation établie ſur un bon ſol, & ſuffiſamment pourvue de noirs, de beſtiaux, de toutes les choſes néceſſaires, deux hommes exploitent un quarré de cannes, c’eſt-à-dire, cent pas géométriques en tout ſens. Ce quarré doit donner communément ſoixante quintaux de ſucre brut. Le prix moyen du quintal, rendu en Europe, ſera de vingt livres, déduction faite de tous frais. Voilà donc un revenu de ſix cens francs pour le travail de chaque homme. 150 livres, auxquelles on joindra le prix des ſirops & des taffias, ſuffiront aux dépenſes d’exploitation ; c’eſt-à-dire, à la nourriture des eſclaves, à leur dépériſſement, à leurs maladies, à leurs vêtemens, à la réparation des uſtenſiles, aux accidens même.

Le produit net d’un arpent & demi de terre, ſera donc de 450 livres. On trouveroit difficilement une culture plus avantageuſe.

On peut même objecter que c’eſt en mettre le produit au-deſſous de ſa valeur réelle, parce qu’un quarré de cannes n’occupe pas deux hommes. Mais ceux qui feroient cette objection, doivent obſerver que la fabrique du ſucre exige d’autres travaux que ceux de ſa culture, & par conséquent des ouvriers employés ailleurs que dans les champs. L’eſtime & la compenſation de ces différens genres de ſervice, obligent à défalquer du produit d’un quarré de plantation, les frais de l’entretien de deux hommes.

C’eſt principalement avec leur ſucre, que les iſles ſe procurent tout ce qui convient ou qui plaît à leurs colons. Elles tirent de l’Europe des farines, des boiſſons, des viandes ſalées, des ſoieries, des toiles, des quincailleries ; tout ce qui forme leur vêtement, leur nourriture, leur ameublement, leur parure, leurs commodités, leurs fantaiſies même. Leurs conſommations en tour genre ſont prodigieuſes, & doivent influer néceſſairement dans les mœurs des habitans, la plupart aſſez riches pour ſe les permettre.