Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XI/Chapitre 8

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VIII. Situation actuelle de Maroc.

Maroc a été auſſi ſouvent, auſſi cruellement bouleversé que le reſte de l’Afrique Septentrionale : mais il n’a pas ſubi le joug des Turcs. Celles même de ſes provinces qui en avoient été démembrées, ſous le nom de royaumes de Fez, de Sus & de Tafilet, ont été ſucceſſivement réunies au tronc de l’empire. Un ſeul deſpote gouverne aujourd’hui cette immenſe contrée ſelon ſes caprices, & des caprices preſque toujours extravagans ou ſanguinaires. L’autorité deſtructive qu’on lui a laiſſé uſurper ſe perpétue ſans d’autres troupes régulières qu’une foible garde de timides nègres. C’eſt avec ceux de ſes eſclaves qu’il lui plaît d’appeler, dans l’occaſion, ſous le drapeau, qu’il fait uniquement la guerre. Ses forces maritimes ne ſont guère plus impoſantes. Elles ſe réduiſent à trois frégates, deux demi-galères, trois chebecks & quinze galiotes. La piraterie a été juſqu’ici leur occupation unique. On croiroit que ce brigandage va finir, s’il étoit raiſonnable de compter ſur la foi d’un tyran, ou d’eſpérer que ſes ſucceſſeurs prendront enfin quelques ſentimens humains. Dans une région, ruinée ſans ceſſe par des vexations ou des maſſacres, le revenu public doit être peu de choſe. Cependant les dépenſes ſont encore moindres. Ce qu’on peut épargner va groſſir un tréſor immenſe, très-anciennement formé des dépouilles de l’Eſpagne, & toujours accru par une longue ſuite de ſouverains, plus ou moins cruels, qui comptoient l’or pour tout, & pour rien le bonheur des peuples.

Cette ardente ſoif des richeſſes eſt deſcendue du trône aux conditions privées. Il part tous les ans de la ville de Maroc, capitale de l’état, avant que ſes ſouverains lui euſſent préféré Mekinez, une caravane, qui va chercher de l’or dans la haute Guinée. Avant d’y arriver, elle doit avoir parcouru un eſpace de cinq cens lieues : deux cens dans l’empire même, deux cens dans le déſert de Sahara, & cent après en être ſortie. Au milieu de ce déſert, où il n’y a que des ſables ſtériles & accumulés, où l’on ne peut faire route que la nuit, où la marche eſt néceſſairement très-lente, où il faut ſe conduire par la bouſſole & par le cours des aſtres comme ſur l’océan, la nature a placé un canton moins ſauvage, abondant en ſources & en mines de ſel. On charge les chameaux de ce foſſile ſi néceſſaire, & il eſt porté à Tombut, où l’on reçoit de l’or en échange.

Ce précieux métal, arrivé à Maroc, n’y circule, que très-rarement. Il y eſt enterré, comme dans tous les gouvernemens où les fortunes ne ſont pas aſſurées. C’eſt encore la deſtinée de l’argent que les Européens introduiſent dans l’empire par les neuf rades qui leur ſont ouvertes.

La plus voiſine de l’état d’Alger eſt Tetuan, Elle eſt sûre, à moins que les vents d’eſt ne ſoufflent avec violence, ce qui arrive rarement. La rivière de Bouſfega, qui s’y jette, ſert d’aſyle, durant l’hiver, à quelques corſaires. La garniſon de Gibraltar y faiſoit autrefois acheter les beſtiaux, les fruits & les légumes néceſſaires pour ſa conſommation : mais cette liaiſon eſt tombée, depuis que le ſouverain du pays a voulu que le conſul de la Grande-Bretagne allât réſider à Tanger.

Cette ville, conquiſe en 1471, par le Portugal, fut donnée, en 1662, aux Anglois, qui l’abandonnèrent après vingt-deux ans de poſſeſſion. En ſe retirant, ils firent ſauter un mole qu’ils avoient conſtruit, & qui mettoit en sûreté les plus grands vaiſſeaux. Les ruines de ce bel ouvrage ont rendu l’approche de la baie très-difficile. Auſſi ne ſeroit-elle d’aucune importance, ſi l’embouchure d’une rivière qu’on y voit au fond ne ſervoit de refuge à la plupart, des galiotes de l’empire. Tanger a remplacé Tetuan pour l’approviſionnement de Gibraltar. La communication de ces deux villes Maures eſt interceptée par la fortereſſe Ceuta, qui n’eſt séparée de l’Eſpagne, à qui elle appartient, que par un détroit de cinq lieues.

L’Arrache eſt le débouché naturel d’Afgar, une des plus grandes & des plus fertiles provinces de l’empire. Cet avantage, une poſition heureuſe & la bonté de ſon port, doivent lui donner un peu plutôt, un peu plus tard, quelque activité. Actuellement, elle n’eſt habitée que par des ſoldats. Depuis l’expédition qu’y tentèrent les François, en 1765, on a rétabli les fortifications élevées par les Eſpagnols, lorſqu’ils étoient les maîtres de la place.

Salé étoit, il n’y a pas long-tems, une république preſque indépendante, ſous un chef qu’elle ſe donnoit. Sa ſituation, au milieu des pays ſoumis à Maroc, la mettoit à portée de raſſembler beaucoup de denrées. Ses habitans étoient à la fois marchands & corſaires. Ils ont à-peu-près ceſſé d’exercer l’une & l’autre de ces profeſſions, après avoir été ſubjugués & dépouillés de leurs richeſſes par le monarque actuel, dans le tems que ſon père occupoit le trône. Un banc de ſable, qui paroît augmenter continuellement, ne permet l’entrée de la rivière qu’aux bâtimens qui ne tirent pas au-delà de ſix ou ſept pieds d’eau : mais la rade eſt sûre, depuis la fin d’avril juſqu’à la fin de ſeptembre.

Muley-Muhammet vouloit élever une ville de commerce dans la preſqu’iſle de Fedale, & la plupart des édifices étoient commencés. Une rade qui eſt sûre dans toutes les ſaiſons, quoique la mer y ſoit conſtamment agitée, lui avoit donné l’idée de cette création. Il y a renoncé, lorſqu’on lui a fait comprendre que ce ſeroit une dépenſe perdue ſur une côte preſque par-tout acceſſible.

En 1769, les Portugais abandonnèrent Mazagan, après en avoir ruiné tous les ouvrages. La place eſt preſque déſerte depuis cette époque. Sa rade eſt commode, en été, pour les petits bâtimens : mais les vaiſſeaux de guerre, même dans cette ſaiſon, ſont obligés de ſe tenir au large.

Safy a une rade vaſte & très-sûre une partie de l’année : mais, en hiver, trop exposée à la violence des vents du ſud, ſud-oueſt. Sa poſition, au milieu d’une province abondante, riche & peuplée, avoit rendu cette grande ville, le marché preſque général des productions de l’empire. Elle s’eſt vue naguère dépouillée de cet avantage par Mogodor, bâti à la pointe la plus occidentale de l’Afrique.

Le port de ce nouvel entrepôt n’eſt qu’un canal formé par une iſle, éloignée de la terre de cinq cens toiſes. On y entre, on en ſort par tous les vents : mais il n’eſt pas aſſez profond pour recevoir de gros navires, & l’ancrage n’y eſt pas sûr dans les mauvais tems. Les courans ſont ſi rapides qu’il eſt impoſſible aux vaiſſeaux de guerre de mouiller ſur la côte. Quoique le territoire, qui environne cette place, ſoit peu ſuſceptible de culture, le caprice du deſpote, qui gouverne encore le pays, en a fait le marché le plus important de ſes états, plus conſidérable même que tous les autres enſemble.

Sainte-Croix, ſituée dans le royaume de Sus, au trentième degré de latitude, eſt la dernière place maritime de l’empire. Sa rade eſt commode & très-sûre, même pour les vaiſſeaux de ligne, mais durant l’été ſeulement. Ce fut autrefois un aſſez grand marché, où les navigateurs trouvoient réunies les productions d’une vaſte contrée aſſez cultivée, & où tout l’or que Tarudant tire de Tombut étoit apporté. La ville ſortit des mains des Portugais, pour repaſſer ſous la domination des Maures, ſans perdre entièrement ſon importance. Un tremblement de terre, qui en détruiſit une partie, en 1731, lui fut plus funeſte que cette révolution. Elle ſe ſeroit peut-être relevée de cette calamité, ſi, dans un accès de colère, dont on ignore le principe, Muley-Muhammet n’en eût chaſſé, quelques années après, les habitans, pour leur ſubſtituer une colonie de nègres.

Maroc ne reçoit que peu de bâtimens Européens. Ses ports ſont fermés à pluſieurs nations ; & l’Angleterre, la Hollande, la Toſcane, qui ont des traités avec cette puiſſance, n’en profitent guère. Pour donner quelque vigueur à ce commerce, trop négligé peut-être, il fut formé, en 1755, à Copenhague, un fonds de 1 323 958 liv. 6 ſols 8 deniers divisé en cinq cens actions de 2 647 livres 18 ſols 4 deniers chacune. Cette aſſociation devoit continuer quarante ans ; mais, quelle qu’en ſoit la raiſon, elle n’a pas rempli la moitié de ſa carrière. Quoique les liaiſons de la France avec cet empire ne remontent pas au-delà de 1767, les opérations de cette couronne ſont de beaucoup les plus importantes ; & cependant ſes ventes annuelles ne paſſent pas quatre cens mille francs, ni ſes achats douze cens mille.

Tout ce qui entre dans les états de Maroc, tout ce qui en ſort paie dix pour cent. Chaque navire doit livrer encore cinq cens liv. de poudre & dix boulets du calibre de dix à douze, ou 577 livres 10 ſols en argent. Les monnoies d’Eſpagne ſont celles dont l’uſage eſt le plus général : mais toutes les autres ſont reçues ſuivant leur poids & leur titre.