Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 10

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X. Conquête de l’iſle de Cuba par les Eſpagnols.

L’iſle de Cuba, séparée de celle de Saint-Domingue par un canal étroit, pourroit ſeule valoir un royaume. Elle a deux cens trente lieues de long, & depuis quatorze juſqu’à vingt-quatre de large. Aucune de ſes rivières n’eſt navigable. Dans trois ou quatre ſeulement, des bateaux remontent deux, quatre & ſix lieues durant la plus grande partie de l’année. Au Nord, la Havane, Bahiahonda, Maciel, Matanza, peuvent recevoir des vaiſſeaux de guerre ; mais les rades du Sud, Caba, Xaguas, Port-au-Prince, Bayamo, Bacacoa, Nipe, Batabano, Trinité, n’admettent que des bâtimens marchands.

Quoique Cuba eut été découverte en 1492 par Colomb, ce ne fut qu’en 1511 que les Eſpagnols entreprirent de la conquérir. Diego de Velaſquez vint avec quatre vaiſſeaux y aborder par ſa pointe orientale.

Un cacique nommé Hatuey, régnoit dans ce canton. Cet Indien, né dans Saint-Domingue, ou l’iſle Eſpagnole, en étoit ſorti pour éviter l’eſclavage où ſa nation étoit condamnée. Suivi des malheureux qui étoient échappés à la tyrannie des Caſtillans, il avoit établi dans le lieu de ſon refuge, un petit état qu’il gouvernoit en paix. C’eſt de-là qu’il obſervoit au loin les voiles Eſpagnoles dont il craignoit l’approche. À la première nouvelle qu’il eut de leur arrivée, il aſſembla les plus braves des Indiens, ſes ſujets ou ſes alliés, pour les animer à défendre leur liberté : mais en les aſſurant que tous leurs efforts ſeroient inutiles, s’ils ne commençoient par ſe rendre propice le dieu de leurs ennemis : la voilà, leur dit-il devant un vaſe rempli d’or, la voilà cette divinité ſi puiſſante, invoquons-la.

Ce peuple bon & ſimple, crut aisément que l’or pour lequel ſe verſoit tant de ſang. étoit le dieu des Eſpagnols. On danſa on chanta devant ce métal brut & ſans forme, & l’on ſe repoſa ſur ſa protection.

Mais Hatuey plus éclairé, plus ſoupçonneux que les autres caciques, les aſſembla de nouveau. Ne comptons, leur dit-il, ſur aucun bonheur, tant que le dieu des Eſpagnols ſera parmi nous. Il eſt notre ennemi comme eux. Ils le cherchent par-tout, & s’établiſſent où ils le trouvent. Dans les profondeurs de la terre, ils ſauroient le découvrir. Si vous l’avaliez même, ils plongeroient leurs bras dans vos entrailles pour l’en arracher. Ce n’eſt qu’au fond de la mer qu’on peut le dérober à leurs recherches. Quand il ne ſera plus parmi nous, ils nous oublieront ſans doute. Auſſi-tôt tout l’or qu’on poſſédoit fut jeté dans les flots.

Cependant les Indiens virent avancer les Eſpagnols. Les fuſils, les canons, ces dieux épouvantables, de leur bruit foudroyant diſpersèrent les ſauvages qui vouloient réſiſter. Mais Hatuey pouvoit les raſſembler. On fouille dans les bois, on le prend, on le condamne au feu. Attaché au poteau du bûcher, lorſqu’il n’attendoit que la flamme, un prêtre barbare vint lui propoſer le baptême & lui parler du paradis. Dans ce lieu de délices, dit le cacique, y a-t-il des Eſpagnols ? Oui, répondit le miſſionnaire, mais il n’y en a que de bons. Le meilleur ne vaut rien, reprit Hatuey, & je ne veux point aller dans un lieu ou je craindrois d’en trouver un ſeul. Ne me parlez plus de votre religion, & laiſſez-moi mourir.

Le cacique fut brûlé, le Dieu des chrétiens déſhonoré, ſa croix baignée dans le ſang humain : mais Velaſquez ne trouva plus d’ennemis. Tout plia ſans réſiſtance ; & la nation ne ſurvécut cependant que peu à la perte de ſa liberté. Dans ces tems de férocité, où conquérir n’étoit que détruire, pluſieurs habitans de Cuba furent maſſacrés. Un plus grand nombre terminèrent leur carrière dans des mines d’or, quoiqu’elles ne ſe trouvâſſent pas aſſez abondantes pour être long-tems exploitées. Enfin la petite-vérole, ce poiſon que l’ancien monde a donné au nouveau, en échange d’un plus cruel encore, acheva ce que les autres fléaux avoient ſi fort avancé. L’iſle entière ne fut bientôt qu’un déſert.