Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XII/Chapitre 32

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XXXII. Coup-d’œil rapide ſur la puiſſance Danoiſe.

Les provinces qui forment aujourd’hui le domaine de cet état en Europe, furent autrefois indépendantes les unes des autres. Des révolutions la plupart ſingulières, les ont réunies ſous les mêmes loix. Au centre de ce tout bizarrement composé, ſont quelques iſles, dont la plus connue ſe nomme Sélande. On y trouve un port excellent, qui n’étant au onzième ſiècle qu’une habitation de pêcheurs, devint une ville au treizième, la capitale de l’empire au quinzième, & une belle cité après l’incendie de 1728, qui conſuma ſeize cens cinquante maiſons. Au midi de ces iſles, eſt cette péninſule longue & étroite, que les anciens appelloient Cherſonèſe Cimbrique. Ses parties les plus importantes, les plus étendues, ont ſucceſſivement groſſi la domination Danoiſe, ſous le nom de Jutland, de Sleſwig & de Holſtein. Elles ont été plus ou moins floriſſantes, à proportion qu’elles ſe ſont reſſenties de l’inſtabilité de l’océan, qui tantôt s’éloigne de leurs bords, & tantôt les engloutit. On voit dans ces contrées une lutte entre les hommes & la mer, un combat perpétuel dont les ſuccès ont toujours été balancés. Les habitans d’un tel pays ſeront libres dès qu’ils s’apercevront qu’ils ne le ſont pas. Ce n’eſt point à des marins, à des inſulaires, aux peuples des montagnes, que le deſpotiſme peut en impoſer long-tems.

La Norwège qui obéit au Danemarck, n’eſt pas plus propre à cette ſervitude. Elle eſt couverte de pierres ou de rochers, & traversée en différens ſens par de hautes montagnes, qui ne ſont pas ſuſceptibles de culture. On ne voit en Laponie qu’un petit nombre de ſauvages, fixés ſur les côtes par la pêche, ou errans dans des déſerts affreux, & ſubſiſtans par le moyen de la chaſſe, de leurs pelleteries & de leurs rennes. L’Iſlande eſt un pays misérable, cent fois bouleversé pas des volcans, par des tremblemens de terre, & cachant toujours dans ſon ſein des matières bitumineuſes, qui peuvent à chaque inſtant la réduire en un amas de ruines. Pour le Groenland, que le vulgaire croit une iſle, & que les géographes préſument tenir à l’Amérique par l’oueſt, c’eſt un pays vaſte & ſtérile, que la nature condamne aux glaces éternelles. Si jamais ces régions ſont peuplées, elles deviendront indépendantes les unes des autres, & toutes du roi de Danemarck, qui croit y commander parce qu’il s’en dit le maître, à l’inſu de leurs ſauvages habitans.

Le climat des iſles Danoiſes de l’Europe, n’eſt pas auſſi rigoureux qu’on le jugeroit par leur latitude. Si les golfes dont elles ſont environnées voient quelquefois interrompre la navigation, c’eſt bien moins par les glaçons qui s’y forment, que par ceux que les vents y pouſſent, & qui s’y unifient à meſure qu’ils s’y entaſſent. Si l’on en excepte le Nord du Jutland, les provinces qui joignent l’Allemagne jouiſſent de ſa température. Le froid eſt très-modéré, même ſur les côtes de la Norwège. Il y pleut ſouvent durant l’hiver, & ſon port de Bergue eſt à peine une fois fermé par les glaces ; tandis que ceux d’Amſterdam, de Lubeck & de Hambourg, le ſont dix fois dans l’année. Il eſt vrai que cet avantage eſt chèrement acheté par les brouillards épais & continuels, qui rendent le séjour du Danemarck déſagréable, triſte ; & ſes habitans ſombres, mélancoliques.

La population de cet empire n’eſt pas proportionnée à ſon étendue. Dans les ſiècles reculés, il s’appauvrit d’habitans par des émigrations continuelles. Les brigandages qui les remplacèrent, entretinrent cette indigence. L’anarchie empêcha l’état de ſe relever de ſi grands maux. Le double deſpotiſme du prince ſur les citoyens qui ſe croient libres ſous le titre de nobles, & de la nobleſſe ſur un peuple eſclave, étouffe juſqu’à l’eſpérance d’une plus grande population. Les liſtes réunies de tous les états de Danemarck, hors l’Iſlande, ne firent monter les morts en 1771, qu’à cinquante-cinq mille cent vingt-cinq ; de ſorte que le calcul de trente-deux vivans pour un mort, ne produiroit qu’un million ſept cens ſoixante-quatre mille perſonnes.

Indépendamment de beaucoup d’autres cauſes, le poids des impôts s’oppoſe à leur bonheur. On en exige de fixes pour les terres, d’arbitraires en forme de capitation, de journaliers ſur les conſommations. Cette oppreſſion eſt d’autant plus criminelle, que le gouvernement jouit d’un domaine très-conſidérable, & qu’il a une reſſource aſſurée dans le détroit du Sund. Six mille neuf cens trente navires, qui, ſi l’on en juge par les comptes de 1768, doivent entrer annuellement dans la mer Baltique, ou en ſortir, paient dans ce fameux paſſage, environ un pour cent de toutes les marchandiſes dont ils ſont chargés. Cette eſpèce de tribut, qui, quoique difficile à lever, rend à l’état deux millions cinq cens mille l. eſt perçu dans la rade d’Elzeneur, protégée par la fortereſſe de Cronenbourg. Il y a long-tems que cette poſition & celle de Copenhague invitent inutilement le Danemarck à y former un entrepôt, où tous les peuples commerçans, ſoit du Nord, ſoit du Midi, viendroient échanger leurs productions & leur induſtrie.

Avec les fonds provenans des tributs, du domaine, des péages, des ſubſides du dehors, l’état entretient une armée de vingt-cinq mille hommes, qui, généralement composée d’étrangers, paſſe pour la plus mauvaiſe milice de l’Europe. Sa flotte jouit au contraire de la meilleure réputation. Elle conſiſte en vingt-ſept vaiſſeaux de ligne, & trente & un bâtimens auſſi de guerre, mais de moindre force. Vingt-quatre mille matelots claſſés, qui ſont la plupart toujours en action, aſſurent les opérations navales. Aux dépenſes militaires, le gouvernement en a joint d’autres depuis quelques années, pour l’encouragement des manufactures & des arts. Qu’on ajoute quatre millions de livres pour les beſoins ou les fantaiſies de la cour, une ſomme à-peu-près ſemblable pour les intérêts qu’entraîne une dette publique de ſoixante-dix millions, & on aura l’emploi de vingt-trois millions de livres, qui forment le revenu de la couronne.

Si c’eſt pour en aſſurer les recouvremens que le gouvernement proſcrivit en 1736 l’uſage des bijoux, des étoffes d’or & d’argent, on ſe permettra de dire qu’il avoit ſous ſa main des moyens plus ſimples. Il falloit abolir cette foule d’entraves qui gênent les opérations des citoyens entre eux, qui empêchent la libre communication des différentes parties de la monarchie. Il falloit ouvrir à tous les navigateurs de la nation l’iſlande, le Groenland, les états Barbareſques, la pêche de la baleine. Il falloit rendre aux peuples le commerce des iſles de Feroé follement concentré dans les mains du ſouverain. Il falloit décharger tous les membres de l’état de l’obligation qui leur fut imposée en 1716, de ſe pourvoir de vin, de ſel, d’eau-de-vie, de tabac, à Copenhague même.

Dans l’état actuel des choſes, les exportations ſont aſſez bornées : elles ſe réduiſent pour les provinces du continent de l’Allemagne, à cinq ou ſix mille bœufs, à trois ou quatre mille chevaux propres pour la cavalerie, à quelque ſeigle qui eſt vendu aux Suédois & aux Hollandois. Depuis quelques années, le Danemarck conſomme le froment que la Fionie & l’Alland envoyoient autrefois à l’étranger. Ces deux iſles, ainſi que la Selande, ne vendent plus que ces magnifiques attelages, ſi chers à tous ceux qui aiment les beaux chevaux. La Norvège fournit au commerce du hareng, des bois, des mâtures, du goudron & du fer. De la Laponie & du Groenland, il ſort des pelleteries. On tire de l’Iſlande de la morue, de l’huile de baleine, de chien & de veau marin, du ſoufre, & ce voluptueux duvet ſi connu ſous le nom d’édredon.

Arrêtons ici les détails qu’a néceſſairement amenés le commerce du Danemarck. Ils ſuffiſent pour convaincre cette puiſſance, qu’elle a le plus grand intérêt à jouir & à trafiquer ſeule, de toutes les productions de ſes iſles de l’Amérique. Avertiſſons-la que plus ſes poſſeſſions ſont bornées dans le Nouveau-Monde, plus elle doit être attentive à ne laiſſer échapper aucun des avantages qu’elle en peut tirer ; avertiſſons-la, & toutes les autres adminiſtrations de la terre, que les maladies des empires ne ſont pas du nombre de celles qui ſe guériſſent d’elles-mêmes ; qu’elles s’aggravent en vieilliſſant, & qu’il eſt rare que des circonſtances heureuſes en facilitent la cure ; qu’il eſt preſque toujours dangereux de renvoyer à des tems plus éloignés, & le bien qu’on peut ſe promettre d’opérer, & le mal qu’on a quelque eſpoir de déraciner dans le moment ; que pour un exemple de ſuccès obtenus en temporiſant, l’hiſtoire en offre mille où l’on manque l’occaſion favorable, pour l’avoir trop attendue ; que la lutte d’un ſouverain eſt toujours celle d’un ſeul contre tous, à moins que pluſieurs d’entre eux n’aient un intérêt commun ; que les alliances ne ſont que des trahiſons préparées ; que la puiſſance d’une nation foible ne s’accroît jamais que par des degrés imperceptibles, & que par des efforts toujours croisés par la jalouſie des autres nations, à moins qu’elle ne ſorte tout-à-coup de ſa médiocrité, par l’audace d’un génie impatient & redoutable ; que ce génie peut ſe faire attendre long-tems, & qu’alors il riſque le tout pour le tout, ſa tentative pouvant amener également & l’agrandiſſement & la ruine totale. Avertiſſons le Danemarck en particulier, qu’en attendant que ce génie paroiſſe, le plus sûr eſt de ſentir ſa poſition, & le plus ſage de ſe convaincre que ſi les puiſſances du premier ordre commettent rarement des fautes impunies, la moindre négligence de la part des ſouverainetés ſubalternes, à qui de vaſtes & riches territoires n’offrent aucune prompte & grande reſſource, ne peut avoir que des ſuites funeſtes. Ne lui diſſimulons pas que tous les petits états ſont deſtinés à s’agrandir ou à diſparoître ; & que le rôle qui convient à l’oiſeau qui habite un climat ſtérile & qui vit entre des rochers arides, eſt celui de l’oiſeau de proie.

Fin du douzième Livre.