Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 12

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XII. Etat actuel de la Guyane Françoiſe.

Tout eſt à faire dans la Guyane. On ne compte à Cayenne même que trente plantations preſque toutes misérables. Le continent eſt dans un plus grand déſordre encore que l’iſle. Les habitations y changent ſouvent de place. Des déſerts immenſes les séparent. Placées à une grande diſtance du marché général, elles n’ont aucune facilité pour leurs échanges. On n’y jouit d’aucune des commodités que ſe procurent mutuellement des hommes réunis. Les loix, la police, les bienséances, l’émulation, l’influence du miniſtère : tous ces avantages y ſont inconnus. Pour l’exploitation de cent lieues de côtes, on ne comptoit en 1775 que treize cens perſonnes libres, & huit mille eſclaves. Les productions de la colonie étoient même au-deſſous de ces foibles moyens, parce qu’il n’y avoit dans les ateliers que des blancs ſans intelligence, que des noirs ſans ſubordination. Les denrées qu’emportèrent les bâtimens venus de l’Amérique Septentrionale ou de la Guadeloupe & de la Martinique, ne s’élevèrent pas à 100 000 livres, & la France ne reçut ſur ſix navires que quarante quintaux de ſucre, qui furent vendus en Europe 2 156 livres ; ſix cens cinquante-huit quintaux quatre-vingt-huit livres de café, qui furent vendus 31 296 liv. 16 ſols, trois quintaux trente-quatre livres d’indigo, qui furent vendus 2 839 livres ; cent cinquante-deux quintaux quarante-une livres de cacao, qui furent vendus 10 668 livres 16 ſols ; trois mille trois quintaux cinquante-cinq livres de rocou, qui furent vendus 187 706 liv. 7 ſols 6 deniers ; neuf cens ſoixante-douze quintaux ſoixante livres de coton, qui furent vendus 243 150 livres ; trois cens cinquante-trois cuirs, qui furent vendus 3 177 livres ; quatorze cens vingt-deux quintaux huit livres de bois, qui furent vendus 7 604 l. 3 s. 9 d. En tout 488 598 liv. 3 s. 3 den. Les 600 000 liv. que la cour dépenſa cette année comme les autres pour cet ancien établiſſement, ſervirent à payer ce qu’il avoit reçu au-delà de ſes exportations. À cette époque Cayenne devoit 2 000 000 de livres au gouvernement ou aux négocians de la métropole.

Il faut attendre quelque choſe des lumières que M. Mallouet a répandues dans la colonie ; des encouragemens que cet habile adminiſtrateur a ſut accorder en 1777 à ceux des colons qui ſe livreroient à la coupe des bois de conſtruction, à la culture des ſubſiſtances, à la ſalaiſon du poiſſon, à quelques autres productions de peu de valeur, dont il a aſſuré le débouché. Il faut attendre encore plus des arbres à épiceries. Le giroflier a déjà donné des clous qui ne ſont que très-peu inférieurs à ceux qui nous viennent des Moluques ; & tout annonce que le muſcadier ne réuſſira pas moins heureuſement. Mais rien de grand ne pourra ſe tenter ſans capitaux, & ſans capitaux conſidérables.

Ils ſont au pouvoir d’une riche compagnie qui s’eſt formée mais ſans privilège excluſif pour cette partie du Nouveau-Monde. Ce corps dont le fonds primitif eſt de 2 400 000 livres, a obtenu du gouvernement le vaſte eſpace qui s’étend depuis l’Approuague juſqu’à l’Oyapock ; & toutes les facilités qu’on lui pouvoit raiſonnablement accorder pour mettre en valeur ce ſol, regardé comme le meilleur de la Guyane. En attendant que ſes ſuccès lui permettent de s’occuper du deſſèchement des marais & des grandes cultures, cette aſſociation puiſſante a tourné ſes vues vers la coupe du bois, vers la multiplication des troupeaux, vers le coton & le cacao ; mais principalement vers le tabac.

Des eſclaves cultivent depuis long-tems, pour leur uſage, autour de leurs cafés, cette dernière plante. On lui trouve les mêmes vertus qu’au tabac du Bréſil, qui s’eſt ouvert un débit aſſez avantageux dans pluſieurs marchés de l’Europe, & qui eſt d’une néceſſité preſque abſolue pour l’achat des noirs ſur une grande partie des côtes d’Afrique. Si cette entrepriſe réuſſit, la France verra diminuer ſes beſoins, & ſes navigateurs ſeront diſpensés d’aller chercher à Liſbonne cette portion de leur cargaiſon. Les eſpérances que peut donner Sainte-Lucie ont une autre baſe.