Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 50

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L. Le droit de propriété eſt-il bien établi dans les iſles Françoiſes ?

La France a tenu une conduite plus noble en apparence, mais en effet moins ſage, en accordant gratuitement des poſſeſſions à ceux qui en demandoient. Dans le premier âge de ſes colonies, un vagabond s’enfonçoit dans les forêts, y marquoit l’eſpace plus ou moins étendu qu’il lui plaiſoit d’occuper, & en fixoit les limites en abattant tout autour des arbres. Ce déſordre ne pouvoit durer. Cependant l’autorité ne ſe permit pas de dépouiller ceux qui s’étoient fait à eux-mêmes un droit : elle régla ſeulement que dans la ſuite il n’y auroit de propriété légitime que celle qui ſeroit accordée par les adminiſtrateurs. Sans aucun égard aux talens & aux facultés, la protection devint alors la meſure unique des diſtributions. On ſtipuloit à la vérité que les colons commenceroient leur établiſſement dans l’année même de la conceſſion, & qu’ils n’en diſcontinueroient pas le défrichement, ſous peine de confiſcation. Mais outre l’inconvénient d’obliger aux dépenſes de l’exploitation, des hommes qui n’avoient pas eu les moyens d’acquérir un fonds, la peine n’étoit infligée qu’à ceux qui, ſans fortune & ſans naiſſance, n’intéreſſoient perſonne à leur avancement, ou à des mineurs foibles & abandonnés, que la commisération publique auroit du ſecourir dans la misère où la mort de leurs parens les laiſſoit exposés. Tout propriétaire qui trouvoit de la recommandation ou de l’appui, pouvoit impunément garder ſon domaine en friche.

À cette prédilection qui devoit retarder ſenſiblement le progrès des colonies, s’eſt jointe une foule d’arrangemens économiques plus vicieux les uns que les autres. On a d’abord aſſujetti tous ceux à qui l’on donnoit des terres, à y planter cinq cens foſſes de manioc pour chaque eſclave qu’ils auroient ſur leur habitation. Cet ordre bleſſoit également, & l’intérêt des particuliers, en les forçant à cultiver une production vile ſur un terrein qui pouvoit en rapporter de plus riches ; & l’intérêt public, en rendant inutiles les terreins ſecs qui n’étoient propres qu’à ce genre de production. C’étoit un double vice qui devoit diminuer la culture de toutes les denrées. Auſſi la loi qui faiſoit violence à la diſpoſition de la propriété, n’a-t-elle jamais été rigoureuſement exécutée : mais comme on ne l’a pas révoquée, elle eſt toujours un fléau entre les mains de l’adminiſtrateur ignorant, bizarre ou paſſionné, qui voudra s’en ſervir contre les habitans. C’eſt pourtant le moindre des maux qu’ils ont à reprocher à la légiſlation. La contrainte des loix agraires eſt encore aggravée par le poids des corvées.

Il fut un tems en Europe, c’étoit celui du gouvernement féodal, où les métaux n’entroient guère dans les ſtipulations publiques ou particulières. Les nobles ſervoient l’état, non de leur bourſe, mais de leur perſonne ; & ceux de leurs vaſſaux qu’ils s’étoient comme appropriés par la conquête, leur payoient des redevances, ſoit en denrées, ſoit en travaux. Ces uſages deſtructifs pour les hommes & les terres, devoient perpétuer la barbarie dont ils tiroient leur origine. Mais enfin ils tombèrent par degré, à meſure que l’autorité des rois, ſous l’appât de l’affranchiſſement des peuples, vint à ſaper l’indépendance & la tyrannie des grands. Le prince devenu ſeul maître, abolit comme magiſtrat, quelques abus nés du droit de la guerre qui détruit tous les droits. Il conſerva cependant beaucoup de ces uſurpations conſacrées par le tems. Celle des corvées s’eſt maintenue en quelques états, où la nobleſſe a preſque tout perdu, ſans que le peuple y ait rien gagné. La France voit encore ſon aiſance gênée par cette ſervitude publique, dont on a réduit l’injuſtice en méthode, comme pour lui donner une ombre d’équité.

Qui croiroit que ſous le ſiècle le plus éclairé de cette nation ; au tems où les droits de l’homme avoient été le plus sévèrement diſcutés ; lorſque les principes de la morale naturelle n’avoient plus de contradicteurs ; ſous le règne d’un roi bienfaiſant ; ſous des miniſtres humains ; ſous des magiſtrats intègres, on ait prétendu qu’il étoit dans l’ordre de la juſtice, & ſelon la forme conſtitutive de l’état, que des malheureux qui n’ont rien fuſſent arrachés de leurs chaumières, diſtraits de leur repos ou de leurs travaux, eux, leurs femmes, leurs enfans & leurs animaux, pour aller, après de longues fatigues, s’épuiſer en fatigues nouvelles, à conſtruire des routes encore plus faſtueuſes qu’utiles, à l’uſage de ceux qui posèdent tout, & cela ſans ſolde & ſans nourriture.

Âmes de bronze, faites un pas de plus, & bientôt vous vous perſuaderez qu’il vous eſt permis… je m’arrête. L’indignation me pouſſeroit trop loin. Mais il convient d’avertir le gouvernement que l’affreux ſyſtême des corvées eſt encore plus funeſte à ſes colonies. La culture des terres, par la nature du climat & la nature des productions, exigeant plus de célérité, ne peut que ſouffrir extrêmement de l’abſence de ſes agens, qu’on occupe loin de leurs ateliers à des ouvrages publics, ſouvent inutiles, & toujours faits pour des bras oiſifs. Si la métropole, malgré la foule des moyens qu’elle a ſous la main, n’eſt pas encore parvenue à corriger ou à tempérer la vexation des corvées, elle doit juger combien il en réſulte d’inconvéniens au-delà des mers, quand la direction de ces travaux eſt confiée à deux adminiſtrateurs qui ne peuvent être ni dirigés, ni redreſſés, ni arrêtés, dans l’exercice arbitraire d’un pouvoir abſolu. Mais le fardeau des corvées eſt doux & léger, au prix de celui des impôts.