Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 54

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LIV. A-t-on pourvu ſagement au paiement des dettes contractées par les iſles Françoiſes ?

Une partie de ces dettes tire ſon origine des droits qu’une loi peu réfléchie donnoit aux différens cohéritiers. Cet état de détreſſe a augmenté, à meſure que les colonies devenoient plus riches. Parvenues au point d’avoir plus d’habitans que de plantations à faire, la population ſurabondante eſt reſtée dans l’oiſiveté, créancière des terres qu’elle n’occupoit pas, & dès-lors inutile, onéreuſe même à la culture.

Il eſt d’autres créances qui proviennent de la vente que les colons ſe ſont faite mutuellement de leurs habitations. Rarement va-t-on en Amérique, ſans le projet de revenir jouir en Europe des richeſſes qu’un travail opiniâtre ou des haſards heureux, donnent ordinairement. Ceux qui ne s’écartent point de leurs vues, vivent avec plus ou moins d’économie, & font paſſer dans leur patrie ce qu’ils ont pu épargner de leurs revenus. Auſſi-tôt qu’ils ont atteint le degré de fortune où ils aſpiroient, ils cherchent à ſe débarraſſer de leurs plantations. Dans une région où le numéraire manque, il faut les vendre à crédit ou les garder ; & la plupart des propriétaires aiment encore mieux livrer leur héritage à des acquéreurs qui manquent quelquefois à leurs engagemens, que de les confier à des régiſſeurs rarement fidèles.

Enfin, les avances faites aux colons ont été l’occaſion de beaucoup de créances. Les terres des iſles Françoiſes, comme des autres iſles de l’Amérique, n’offroient originairement aucune production qu’on pût exporter. Pour leur donner de la valeur, il falloit des fonds ; & les premiers Européens qui les occupèrent ne poſſédoient rien. Le commerce vint à leur ſecours. Il leur fournit les uſtenſiles, les vivres, les eſclaves néceſſaires pour créer des denrées. Cette aſſociation des capitaux avec l’induſtrie donna naiſſance à une grande quantité de dettes, qui ſe ſont multipliées, à meſure que les défrichemens ſe ſont étendus.

Les débiteurs n’ont que trop ſouvent manqué aux obligations qu’ils avoient contractée$. Un luxe effréné, que rien ne peut excuſer dans des hommes nés dans la misère, en a réduit pluſieurs à ce manquement de foi. D’autres y ont été entraînés par une indolence inconcevable dans des eſprits ardens qui avoient été chercher au-delà des mers un terme à leur indigence. Les moyens les plus abondans ont péri dans les mains de quelques-uns qui manquoient de l’intelligence néceſſaire pour les faire fructifier. Il s’eſt auſſi trouvé des colons ſans pudeur & ſans principes, qui, en état de ſe libérer avec leurs créanciers, ſe ſont audacieuſement permis de retenir un bien étranger. D’autres cauſes ont encore concouru à diminuer la force des engagemens.

Des ouragans, dont on retraceroit difficilement la violence, ont bouleversé les campagnes & détruit les récoltes. Les bâtimens les plus diſpendieux, les plus néceſſaires ont été engloutis par des tremblemens de terre. Des inſectes indeſtructibles ont dévoré pendant une longue ſuite d’années tout ce qu’on pouvoit ſe promettre d’un ſol fertile & bien cultivé. Quelques denrées, dont la reproduction a ſurpaſſé la conſommation, ont perdu leur valeur & ſont tombées dans le dernier aviliſſement. Des guerres longues & cruelles, en oppoſant des obſtacles inſurmontables à la ſortie des productions, ont rendu inutiles les travaux les mieux ſuivis, les plus opiniâtres.

Ces calamités, qu’on a vu quelquefois réunies & qui ſe ſont au moins trop rapidement ſuccédées, ont donné naiſſance à une juriſprudence favorable aux débiteurs. Le légiſlateur a embarraſſé de tant de formalités la ſaiſie des terres & des eſclaves, qu’il paroit avoir eu le projet de la rendre impraticable. L’opinion a flétri le petit nombre de créanciers qui entreprenoient de vaincre ces difficultés ; & les tribunaux eux-mêmes ne ſe prêtoient qu’avec une extrême répugnance aux rigueurs qu’on vouloit exercer.

Ce ſyſtême, qui a paru long-tems le meilleur qu’on pût ſuivre, trouve encore quelques partiſans. Qu’importe à l’état, diſent ces calculateurs politiques, que les richeſſes ſoient entre les mains du débiteur ou du créancier, pourvu que la proſpérité publique ſoit augmentée ? Mais la proſpérité publique peut-elle augmenter, lorſqu’on foule aux pieds la juſtice ; lorſque le miniſtère encourage la mauvaiſe foi en lui offrant un aſyle ſous la protection de la loi, car ſi la loi ne pourſuit pas elle protège ; lorſqu’on fomente entre les citoyens le germe d’une méfiance qui doit, en ſe développant, en faire autant de fripons ennemis les uns des autres ; lorſque des emprunts, ſans aucune ſorte de garantie, ſeront devenus impoſſibles ou ruineux ; lorſque le brigandage de l’uſure s’exercera ſans aucun frein qui le retienne ; lorſqu’il n’y aura plus de crédit, ni au-dehors ni au-dedans de l’état, & que la nation entière paſſera pour un aſſemblage d’hommes ſans mœurs & ſans principes ? Non, la félicité générale ne peut avoir de baſe ſolide, ſans la validité des engagemens qui en ſont la ſource. Le fiſc lui-même doit ſe libérer par les voies & les règles de la juſtice. La banqueroute du gouvernement eſt un ſcandale, une atteinte plus funeſte encore à la morale de la ſociété qu’à la fortune des citoyens. Un tems viendra que toutes les iniquités ſeront citées au tribunal des nations, & que la puiſſance qui les commet, ſera elle-même jugée par ſes victimes.

D’autres spéculateurs, moins relâchés dans leurs principes, ont avancé qu’une législation éclairée annuleroit les dettes antérieures à une époque qu’il faudroit fixer. On n’examinera pas si cette pratique de quelques républiques anciennes a jamais pu être salutaire : mais nous affirmerons, sans crainte de nous égarer, qu’une pareille violation de la foi publique, si elle étoit commune, replongeroit l’Europe, devenue commerçante, dans la barbarie, dans l’inaction & dans la misère où elle étoit il y a trois ou quatre siècles. Heureusement, cette révolution destructive n’est pas à craindre. Le respect pour la propriété s’étend de jour en jour jusque chez les nations les moins éclairées. Avec le tems, il s’établira dans les isles Françoises, comme ailleurs, si le gouvernement réduit enfin les colons à donner quelque satisfaction à leurs créanciers. On ne s’accorde pas sur les voies les plus propres à amener cet acte de justice.

Les uns souhaiteroient des loix somptuaires qui, en bornant les dépenses de l’habitant, le mettroient en état de remplir ses engagemens. Comment a-t-il pu tomber dans l’eſprit d’ériger en maxime les privations dans les colonies ? Leurs productions tirent tout leur prix des échanges. Anéantir ces échanges, ne ſeroit-ce pas forcer les Américains à faire peu de denrées ou à les donner pour rien ? Que ſi la métropole vouloit remplacer par des métaux la vente de ſes marchandiſes, tout l’or qu’on tire d’une partie du Nouveau-Monde, ne reflueroit-il pas dans l’autre ? Après quinze ou vingt ans d’un pareil commerce, les puiſſances ennemies de la France n’auroient-elles pas un motif de plus pour attaquer des poſſeſſions dont la fertilité leur cauſe tant d’étonnement & de jalouſie ?

D’autres ont imaginé que tout crédit devroit être déformais prohibé. Mais les cultures, actuellement établies, ne ſouffriroient-elles donc rien de ce ſyſtême abſurde ? Mais le défrichement des terres vierges, qui ſont généralement les plus productives, ne ſeroit-il pas arrêté ? Mais les opérations des négocians de la métropole ne deviendroient-elles pas de jour en jour plus languiſſantes ? On connoit le chagrin qu’ils ont de voir le colon riche s’accoutumer à envoyer lui-même ſes produits en Europe, à tirer d’Europe ſes conſommations, & à réduire ſes correſpondans à n’être que des commiſſionnaires. Si la dépendance, qui eſt une ſuite néceſſaire des dettes venoit à ceſſer, ce ne ſeroit plus un petit nombre de cultivateurs, ce ſeroit la colonie entière qui feroit ſes achats & ſes ventes. Elle deviendroit commerçante, & le ſeroit bientôt ſans concurrens, parce qu’elle ſeule connoîtroit le terme de ſes beſoins.

Pluſieurs voudroient qu’il fût permis de ſaiſir & de vendre les eſclaves d’un débiteur. Ceux qui ceſſeroient d’arroſer de leurs ſueurs une plantation, iroient, dit-on, en cultiver une autre ; & la colonie ne perdroit rien. Quelle erreur ! Non, jamais les nous ne paſſeront impunément d’un atelier à l’autre. Ces hommes, déjà trop malheureux, ne prendroient pas les nouvelles habitudes qu’exigeroit un changement de local, de maître, de méthode & d’occupation. Ils ne ſauroient ſe paſſer de leurs maîtreſſes & de leurs enfans qui ſont leur plus chère conſolation, le ſeul bien qui les attache à la vie. Loin de cet unique bien des âmes tendres & ſouffrantes, ils languiſſent, il tombent malades, ſouvent ils déſertent, ou du moins ils ne travaillent qu’à regret & ſans ardeur. D’ailleurs, en aſſurant le paiement d’un créancier, on en ruineroit infailliblement pluſieurs. Le cultivateur le plus intelligent & le plus actif, privé d’une partie des bras néceſſaires aux travaux de ſa plantation, deviendroit en peu de tems & pour toujours inſolvable.

L’honneur a paru à quelques perſonnes une reſſource plus efficace que toutes ]es autres. Notez, ont-elles dit, notez d’infamie le débiteur qui manque à ſes engagemens, déclarez-le incapable de jamais exercer aucune fonction publique ; & ne craignez pas qu’il ſe joue de ce préjugé. Les hommes les plus avides ne ſacrifient une partie de leur vie à des travaux pénibles, que dans l’eſpoir de jouir de leur fortune. Or, il n’eſt point de jouiſſance dans l’opprobre. Voyez avec quelle exactitude les dettes du jeu ſont payées. Ce n’eſt pas un excès de délicateſſe, ce n’eſt pas l’amour de la juſtice qui ramènent dans les vingt-quatre heures un joueur ruiné aux pieds d’un créancier quelquefois ſuſpect. C’eſt l’honneur ; c’eſt la crainte d’être exclu de la ſociété. Mais dans quel ſiècle, en quel tems invoque-t-on ici le nom ſacré de l’honneur ? N’eſt-ce pas au gouvernement à donner l’exemple de la juſtice qu’il veut qu’on pratique ? Seroit-il poſſible que l’opinion publique tînt pour flétris des particuliers qui n’auroient fait que ce que l’état ſe permet ouvertement ? Lorſque l’opprobre s’introduit dans les grandes maiſons, dans les premières places, dans les camps & dans le ſanctuaire, ſait-on rougir encore ? Qui pourra craindre d’être déſhonoré, ſi ceux qu’on appelle gens d’honneur n’en connoiſſent plus d’autre que celui d’être riches pour être placés, ou placés pour s’enrichir ; ſi, pour s’élever, il faut ramper ; pour ſervir l’état, plaire aux grands & aux femmes ; & ſi tous les dons de plaire ſuppoſent, au moins, de l’indifférence pour toutes les vertus ? l’honneur qui s’exile des climats de l’Europe, ira-t-il ſe réfugier en Amérique ?

La cour de Verſailles, perpétuellement égarée par les adminiſtrateurs de ſes colonies, a toujours paru vouloir que l’acquittement des dettes y dépendit de leurs volontés arbitraires. Jamais on n’a pu lui faire entendre que c’étoit établir un plan de tyrannie dans le Nouveau-Monde. Des chefs ignorans, capricieux, intéreſſés ou vindicatifs peuvent choiſir, à leur gré, ceux des débiteurs qu’il leur convient de ruiner. Il leur eſt également facile d’être injuſtes envers les créanciers. Ce ne ſera, ni le plus ancien, ni le plus preſſé, ni le plus honnête qu’ils feront payer : mais le plus puiſſant, le plus protégé, le plus actif ou le plus violent. En quelque lieu du monde ou par quelque motif que ce puiſſe être, l’autorité ne doit point s’aſſeoir à la place de la juſtice, ni la probité ou la vertu, à la place de la loi ; parce qu’il n’y a point d’autorité qu’on ne puiſſe corrompre ; parce qu’il n’y a ni probité, ni vertu qu’on ne puiſſe ébranler.

Deux ſiècles perdus dans des eſſais, des expériences, des combinaiſons doivent avoir convaincu le miniſtère de France que la calamité qu’on déplore ici ne trouvera ſon terme que dans des réglemens clairs, ſimples d’une exécution facile. Lorſque les créanciers pourront faire ſans délai, ſans frais, ſans formalités gênantes toutes les propriétés de leur débiteur, alors ſeulement l’ordre s’établira. Cette juriſprudence sévère n’aura pas un effet rétroactif. L’humanité & la politique indiqueront les tempéramens qu’il conviendra de prendre pour la liquidation des dettes anciennes. Mais pour les engagemens nouveaux, rien ne pourra les ſouſtraire à la rigueur de la loi qu’on aura portée.

Des réclamations amères & très-amères ſe feront d’abord entendre. Quel ſera, dira-t-on, le cultivateur aſſez téméraire pour former quelque entrepriſe un peu conſidérable, quand il verra ſa ruine certaine, ſi la fortune & les élémens ne ſecondent pas ſes travaux au jour marqué par ſes engagemens ? La crainte de la misère & de l’opprobre s’emparera de tous les eſprits. Dès-lors plus d’emprunts, plus d’affaires, plus de circulation. L’activité tombera dans l’inertie, le crédit ſera détruit par le ſyſtême même imaginé pour le rétablir.

Nous n’en doutons point, ce ſera le premier langage des colons. Mais à la fin, & bientôt, cet ordre de choſes ſera chéri par ceux même qu’il aura d’abord le plus révoltés. Éclairés par les lumières publiques & par l’expérience, ils ſentiront que la facilité de ne pas payer leur étoit onéreuſe, & qu’ils ne trouvoient du crédit qu’en l’achetant à un prix qui balançât le riſque de leur prêter.

Les tempéramens qui pouvoient convenir au premier âge des colonies, ſeroient de nos jours une foibleſſe impardonnable. Jamais ces établiſſemens ne proſpéreront convenablement que les moyens d’exploitation ne ſe multiplient, & ils ne ſe multiplieront que lorſque le créancier pourra prendre une confiance entière en ſon débiteur. Renverſez le ſyſtême favorable à l’impéritie, à la témérité, à la mauvaiſe foi : bientôt tout changera de face. Le négociant de l’Europe qui ne fait aujourd’hui qu’en tremblant de foibles avances au cultivateur de l’Amérique, ne verra pas un meilleur emploi de ſes capitaux. Avec de plus grands ſecours, il ſe formera d’autres plantations. Les anciennes acquerront une valeur nouvelle. Les iſles Françoiſes atteindront enfin au degré de fortune où la richeſſe de leur loi les appelle vainement depuis ſi longtems. Si, malgré les progrès des connoiſſances, la cour de Verſailles n’imaginoit pas une légiſlation plus ſavante & plus parfaite que celle qui eſt établie dans les poſſeſſions Angloiſes & Hollandoiſes, il ne faudroit pas balancera l’adopter. Déjà les trois puiſſances ont d’autres traits de conformité dans leurs principes. Elles ont également concentré les liaiſons de leurs établiſſemens du Nouveau-Monde dans la métropole.