Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 58

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LVIII. La France peut-elle avoir une marine militaire ? Lui convient-il de l’avoir ? Meſures qu’elle doit prendre pour l’avoir.

Douteroit-on que la France pût aſpirer à ce genre de puiſſance ? Voyez ſa poſition. Aſſez vaſte pour n’être dépendante d’aucune des puiſſances qui l’environnent ; aſſez heureuſement limitée pour n’être pas affoiblie par ſa grandeur, cette monarchie eſt ſituée au centre de l’Europe entre l’océan & la méditerranée. Elle peut tranſporter toutes ſes productions d’une mer à l’autre, ſans paſſer ſous le canon menaçant de Gibraltar, ſous le pavillon inſultant des Barbareſques. Ses provinces ſont la plupart arrosées par des rivières ou coupées par des canaux qui aſſurent la communication de ſes terres centrales avec ſes ports, de ſes ports avec ſes terres centrales. Un heureux haſard lui a donné des voiſins qui ne ſavent pas fournir à leur ſubſiſtance, ou qui n’ont qu’un commerce purement paſſif. La température de ſon climat lui procure l’avantage ineſtimable d’expédier & de recevoir ſes navires dans toutes les ſaiſons. Elle doit à la profondeur de ſes rades de donner à ſes vaiſſeaux la forme la plus propre à la célérité, à la sûreté.

La France manqueroit-elle d’objets & de matières à exporter. Tous les peuples ſe diſputent ſes productions de l’ancien & du Nouveau-Monde : mais c’eſt encore plus par ſes manufactures & par ſes modes qu’elle a ſubjugué l’Europe & quelques parties de l’autre hémiſphère. Les nations ſont faſcinées & n’en reviendront point. Les efforts qu’on a faits partout pour s’affranchir d’un tribut ruineux, en copiant cette induſtrie étrangère, n’ont eu nulle part le ſuccès qu’on en attendoit. La fécondité de l’invention devancera toujours la promptitude de l’imitation ; & la légéreté d’un peuple qui rajeunit tout dans ſes mains, qui vieillit tout chez ſes voiſins, trompera la jalouſie & l’avidité de ceux qui voudront la ſurprendre en la contrefaiſant. Quelle pourroit être la navigation d’un empire qui fournit aux autres états les alimens de leur vanité, de leur luxe, de leur volupté ?

La population de la France ſeroit-elle jugée inſuffiſante pour des armemens nombreux ? Qui peut ignorer aujourd’hui que cette puiſſance compte vingt-deux millions d’habitans ? Le reproche qu’on lui fait d’avoir ſur chaque navire plus de matelots que ſes rivaux, ne prouve-t-il pas lui ſeul que, dans cet état, ce ne ſont pas les hommes qui manquent à l’art, mais que c’eſt l’art qui manque aux hommes. Cependant, quel peuple a reçu de la nature plus de cette vivacité de génie qui doit perfectionner la conſtruction des vaiſſeaux, plus de cette dextérité de corps qui peut économiſer le tems & les frais de la manœuvre par la ſimplicité, par la célérité des moyens ?

La France ſeroit-elle réduite à l’impuiſſance d’avoir une marine, parce qu’elle ne trouveroit pas dans ſon ſein toutes les munitions navales ? Mais ſes rivaux ne ſont-ils pas obligés comme elle, & plus qu’elle, à demander des ſecours au nord de l’Europe ? Leur climat, leur induſtrie & leurs colonies leur donnent-ils les mêmes facilités pour conſommer leurs échanges avec la mer Baltique ?

La France a donc tous les moyens convenables pour être une puiſſance vraiment maritime. Mais lui convient-il d’avoir cette ambition ?

On ne connut long-tems que des armées nombreuſes & aguerries pour arriver à la fortune & à la gloire. Les deux Indes furent découvertes ; & cet événement imprévu fit une révolution étonnante dans tous les eſprits. Peut-être une ambition raiſonnable ſe ſeroit-elle bornée à obtenir par des échanges les richeſſes & les productions de ces deux grandes parties du globe. L’amour de la domination, trop ordinaire aux nations, fit préférer généralement le ſyſtême ruineux & deſtructeur des conquêtes. Ces immenſes contrées furent la plupart aſſervies. On alla plus loin. Les hommes qui habitoient ces nouveaux climats étoient ou trop foibles, ou trop indolens, pour ſervir d’inſtrumens à la cupidité d’un raviſſeur injuſte. En pluſieurs endroits ils furent exterminés ou chaſſés des campagnes qui les avoient vu naître, & remplacés par des Européens, par des eſclaves Africains, qui multiplièrent les denrées dont ils avoient trouvé le germe, qui établirent d’autres cultures auxquelles ſe prêtoit aisément un ſol neuf, fécond & varié.

Il falloit donner de la ſtabilité à ces établiſſemens. On pouvoit craindre, & l’inquiétude des nations qui étoient entrées en partage de ces régions intactes, & la jalouſie des nations qui n’avoient pas eu cet avantage : des forces navales pouvoient ſeules donner de la conſiſtance aux colonies naiſſantes, aux colonies même qui avoient fait le plus de progrès. Pour les préſerver de l’invaſion, on conſtruiſit, on arma des flottes. À cette époque remarquable, la politique changea tout-à-fait de face. La terre ſe vit, en quelque manière, ſoumiſe à la mer ; & les grands coups d’état furent frappés ſur l’océan.

La France, moins accoutumée à ſervir de guide qu’à ſurpaſſer ſes maîtres, la France vit ſans émulation s’élever un nouveau genre de puiſſance. La marine n’entra même pour rien dans les trop vaſtes projets de l’ambitieux Richelieu. Il étoit réſervé au monarque dont il avoit préparé la grandeur de faire reſpecter ſon pavillon dans les deux hémiſphères : mais cette gloire n’eut que peu de durée. Louis XIV ſouleva par ſes entrepriſes tout le continent de l’Europe ; & pour réſiſter aux ligues qui s’y formèrent, il lui fallut ſoudoyer des armées. innombrables. Bientôt ſon royaume ne fut plus qu’un camp ; ſes frontières ne furent plus qu’une haie de places fortes. Sous ce règne brillant, les reſſorts de l’état furent toujours trop tendus. On ne ſortoit d’une criſe que pour entrer dans une autre. À la fin, le déſordre ſe mit dans les finances ; & dans l’impoſſibilité de ſuffire à toutes les dépenſes, le ſacrifice des forces navales fut jugé, mal-à-propos peut-être, indiſpenſable.

Depuis la fin d’un ſiècle, où la nation ſoutenoit du moins ſes diſgrâces par le ſouvenir de ſes ſuccès, en impoſoit encore à l’Europe par quarante ans de gloire, chériſſoit un gouvernement qui l’avoit honorée, & bravoit des rivaux qu’elle avoit humiliés : depuis cette époque, la France a perdu beaucoup de ſa fierté, malgré les acquiſitions dont ſon territoire s’eſt agrandi. De longues paix ne l’auroient pas énervée, ſi l’on eût tourné vers la navigation des forces trop long-tems prodiguées à la guerre : mais ſa marine militaire n’a pris aucune conſiſtance. L’avarice d’un miniſtère, les prodigalités d’un autre, l’indolence de pluſieurs ; de fauſſes vues, de petits intérêts ; les intrigues d’une cour qui mènent le gouvernement ; une chaîne de vices & de fautes ; une foule de cauſes obſcures & mépriſables : tout a empêché la nation de devenir ſur mer ce qu’elle avoit été dans le continent, d’y monter du moins à l’équilibre du pouvoir, ſi ce n’étoit pas à la prépondérance. Les pertes même qu’elle fit, dans toutes les parties du globe, durant les hoſtilités commencées en 1756, les humiliations qu’il lui fallut dévorer à la paix de 1763, ne rendirent pas l’eſprit de ſageſſe au conſeil qui la gouvernoit, ne ramenèrent pas ſes projets & ſes efforts au ſyſtème d’une marine redoutable.

Mais par quelles voies la France parviendroit-elle à créer, à maintenir des forces navales ?

Une première opération, ſans laquelle les antres ſeroient inutiles ou funeſtes, ſera l’encouragement de la navigation marchande. Seule, elle peut former des hommes endurcis aux injures des climats, aux fatigues du travail, aux dangers des tempêtes. Cette vérité, bien ſentie, fera ſupprimer les innombrables entraves qui juſqu’ici ont excluſivement aſſuré aux bâtimens étrangers l’exportation des denrées du royaume, qui même leur livrent trop ſouvent ſon propre cabotage. On n’affirmera pas qu’un acte de navigation pareil à celui qui a produit la grandeur de l’Angleterre convînt à la France : mais du moins cette couronne devroit-elle faire de tels réglemens que ſes ſujets puſſent entrer en partage des bénéfices que les Suédois, les Danois & les Hollandois viennent leur enlever juſque dans ſes rades ?

Ce nouvel ordre de choſes ne s’établira jamais ſi la marine marchande ne ſort de l’humiliation où juſqu’ici elle a été malheureuſement plongée. La loi veut que nul navigateur ne puiſſe commander un bâtiment de commerce, ſans avoir fait trois campagnes ſur un vaiſſeau de roi ; elle veut qu’après cette épreuve, on puiſſe le forcer à y ſervir encore durant la guerre. L’état d’abjection où on le tient dans ce ſervice, écarte néceſſairement de la mer les hommes qui ont reçu de l’éducation, qui jouiſſent de quelque fortune, ou qui ſe trouvent de l’élévation. Il faut briſer ces honteuſes chaînes, ou renoncer à l’eſpoir de voir l’océan ſe couvrir de nombreux, de riches armemens.

L’oppreſſion ſous laquelle on tient les matelots, eſt un autre obſtacle à la multiplication des expéditions. Ces hommes qui contribuent ſi eſſentiellement à l’opulence & à la force du royaume, ſont tous inſcrits ſur des regiſtres avec l’obligation de s’embarquer dans les vaiſſeaux de guerre, au premier ordre du miniſtère, pour le tems qu’il veut, & au prix qu’il juge à propos d’y mettre, ſans que les talens ni l’âge puiſſent rien changer à la dureté de ces conditions. Lors même que le ſervice public ne les occupe pas, ils ne peuvent diſpoſer de leurs bras & de leur loiſir que de l’aveu d’un agent du gouvernement. Cet eſclavage détourne d’une profeſſion ſi néceſſaire la plupart de ceux que leur inclination y porteroit, ſi elle n’étoit pas deſtructive de toute liberté. Qu’on ſupprime les claſſes, qu’on en tempère du moins la rigueur, & l’on verra les ports, les côtes de la France ſe couvrir de navigateurs.

Mais qui les conduira aux combats, à la défenſe de la patrie ? Seignelay décida que ce ſeroit la nobleſſe, & l’on a pensé depuis comme Seignelay. La nature a-t-elle donc excluſivement accordé au gentil’homme une conſtitution phyſique que les climats, la faim, les fatigues ne ſauroient altérer ? Lui a-t-elle excluſivement donné l’audace qui fait braver les périls, le ſang-froid qui les fait ſurmonter ? Lui a-t-elle excluſivement départi le génie qui décide & fixe la victoire ? L’opinion, le préjugé donnent, dit-on, aux hommes de cet ordre, une ardeur pour la gloire, une indifférence pour les richeſſes qui ne ſe trouvent pas dans les autres conditions. Quoi ! ce ſeroit au ſein d’une cour corrompue, dans les décombres d’un château ruiné qu’il faudroit aller chercher de préférence des principes d’élévation ou de déſintéreſſement ? Ah ! croyez que le fils d’un armateur, dont la fortune a couronné les heureux travaux, & qui ne peut avoir d’ambition que celle d’illuſtrer ſon nom, n’eſt pas moins appelé aux actions mémorables, aux grands ſacrifices, que ce jeune noble qui s’environne ſans ceſſe des lauriers de ſes aïeux. Depuis quand le titre qu’on a eſt-il un aiguillon plus puiſſant que le titre auquel on aſpire ? Le premier qui mérita la nobleſſe, qu’étoit-il avant que de l’avoir obtenue ? Mettez à ſa place un de ces illuſtres deſcendans, & il auroit laiſſé roturiers ſes enfans & ſes neveux. La véritable nobleſſe étoit dans le ſang & dans la deſtinée avant que d’exiſter ſur un parchemin. Il faut du bonheur & du mérite ; du bonheur qui nous préſente aux grandes occaſions ; du mérite qui nous y faſſe répondre. Tous ceux qui dans les ſiècles paſſés ſe ſont anoblis ; tous ceux qui s’anobliront dans les ſiècles à venir, ont prouvé & prouveront que le ciel ouvre ces deux grandes voies à un petit nombre d’hommes, & qu’il eſt auſſi facile d’avoir l’âme haute ſous un vêtement bourgeois, que l’âme baſſe ſous un cordon. Le courage, la vertu & le génie ſont de toutes les conditions. Mais voulez-vous ſavoir de bonne foi ce qui en eſt ? Ouvrez indiſtinctement la carrière à tous ceux qui auront reçu une éducation honnête. Qu’ils ſoient embarqués ſur des vaiſſeaux de guerre ; qu’ils faſſent quelques campagnes ſous des chefs expérimentés ; qu’ils ſoient aſſujettis à tous les travaux, à toutes les privations qu’exige une profeſſion ſi difficile. Après ces épreuves, vous admettrez dans la marine royale les élèves qui auront montré le plus de vigueur, d’intelligence, de courage & d’émulation.

La beauté d’un art qui fait quelquefois maîtriſer les élémens ; les avantages d’un métier où les occaſions ſont plus fréquentes, & dans lequel la gloire eſt individuelle dès qu’on eſt appelé au commandement du plus petit bâtiment : ces raiſons les pouſſeront à étudier, à réfléchir, ſur-tout à déſirer de pratiquer ſans ceſſe : car c’eſt dans ce métier que la théorie la plus ſavante a beſoin d’être accompagnée de la pratique la plus continuelle. Soit dans les combats, ſoit dans la ſimple navigation, les réſolutions doivent être ſi promptes qu’elles paroiſſent plutôt l’effet du ſentiment que celui de la réflexion. L’homme de mer a ſur-tout beſoin de ces pensées déciſives, de ces illuminations ſoudaines, comme les avoit ſi bien définies un orateur ſublime dans l’éloge d’un grand capitaine ; & ces coups d’inſtinct & de talent, pour parler un langage moins élevé, doivent plus ſouvent être le partage de la pratique, que celui de la théorie.

Une pratique continuelle ! que ce mot eſt étranger à la marine de France. Des armemens découſus. Des campagnes d’un jour, ou l’on voit en ſortant du port le jour qu’on doit y rentrer. Des côtes que l’on parcourt avec auſſi peu d’attention que les pays où l’on voyage en poſte. Des colonies d’où l’on part auſſi étranger qu’on y eſt arrivé. Des millions où l’on ne porte que des idées d’un prompt retour, & où l’on a les yeux & le cœur conſtamment tournés vers ſes habitudes. Des vaiſſeaux que l’on enviſage comme des priſons, & que l’on quitte avec tranſport ſans en connoître ni les défauts, ni les qualités. O François ! 6 mes concitoyens ! voilà dans la plus exacte vérité, voilà quel a été juſqu’ici le déplorable emploi des forces navales de votre patrie.

À ces armemens ſucceſſifs de quelques frégates iſolées, dont la miſſion paſſagère n’eſt d’aucune utilité réelle, ſubſtituez des eſcadres permanentes durant trois ans ou plus dans tous les parages de l’ancien & du Nouveau-Monde, où vous avez des établiſſemens, ou vous faites un grand commerce. Que ces croisères inſtructives occupent conſtamment la moitié de vos bâtimens inférieurs, & quelques vaiſſeaux de ligne. Alors les officiers qui ne tiennent à leur état que par la facilité de n’en pas remplir les devoirs, prendront le parti de ſe retirer. Alors ceux qui persévéreront dans ce métier périlleux & honorable, acquerront des lumières, de l’expérience, l’amour d’un élément où ils doivent trouver leur gloire & leur fortune. Alors des inférieurs jaloux de plaire à des chefs deſtinés à leur commander long-tems, connoîtront la ſubordination. Alors les équipages formés avec ſoin au ſervice & à la manœuvre par des capitaines qui devront recueillir le fruit de tant de peines, ſe battront avec plus de réſolution & plus de capacité. L’Europe a paru étonnée que les François, dignes émules des Anglois au commencement des dernières guerres, aient perdu avec le tems, cette honorable égalité. Pluſieurs cauſes ont influé dans la révolution. La principale qui n’a pas été aperçue, c’eſt que les premiers ont eu de nouveaux matelots à chaque campagne, & que leurs rivaux ont conſervés les mêmes matelots juſqu’à la fin des hoſtilités.

L’établiſſement des ſtations ſera ſuivi d’autres innovations non moins importantes. Le corps de la marine, actuellement trop nombreux, actuellement ſurchargé de membres inutiles & oiſifs, ſera proportionné au nombre des vaiſſeaux & des armemens. On abolira ces funeſtes départemens qui excitent des jalouſies ſans émulation, & qui par des haines héréditaires font ſouvent avorter les projets le mieux combinés. L’ordre du tableau, qui par-tout & dans tous les ſiècles a étouffé le génie & les talens, ceſſera de préſider aux promotions & aux récompenſes. Dans le trop grand nombre de grades qu’il faut parcourir, pluſieurs ſeront ſupprimés, afin qu’il ſoit poſſible d’arriver au commandement, avant l’âge preſcrit par la nature pour le quitter. Si l’on croit devoir conſerver les claſſes, la direction en ſera changée & mieux ordonnée. Les Amiraux dont l’âge, les travaux, les bleſſures auront diminué les forces, le courage ou l’activité, compoſeront un tribunal qui préſidera au choix des munitions navales à leur conſervation & à leur emploi. C’eſt lui qui admettra dans le corps, qui décidera des promotions, qui donnera les commandemens, qui réglera les croiſières, qui dirigera, autant qu’il ſe peut, les opérations. Tel ſera déſormais le conſeil d’un miniſtre, qui étranger à ſes fonctions, placé à cent lieues de la mer, livré par goût ou par néceſſité aux intrigues d’une cour orageuſe, n’a ceſſé d’être juſqu’à nos jours le jouet de quelques aventuriers obſcurs, ignorans & intéreſſés.

À meſure que les plans de réformation qu’on vient de tracer, s’exécuteront, les vaiſſeaux qui pourriſſoient dans l’inaction ſeront réparés, il en ſera conſtruit d’autres, La France ſe verra dans peu de nombreuſes flottes. Mais où trouver des reſſources pour les mettre en activité !

Démoliſſez des édifices trop magnifiques ou inutiles, dont l’entretien devient ruineux. Mettez fin aux infidélités trop ordinaires dans l’achat des munitions navales, à la négligence qu’on a porté juſqu’ici à leur conſervation. Renvoyez ces manœuvres désœuvrés que la protection a multipliés ſans meſure dans vos arſenaux. Simplifiez la marche de votre adminiſtration en mettant de la juſtice & de l’exactitude dans vos paiemens. Diminuez les équipages trop nombreux de vos armemens, de l’aveu de tous les gens déſintéreſſés. Réduiſez à la demi-ſolde tous ceux de vos officiers que le ſervice de l’état n’occupera pas à la mer. Banniſſez tous les genres de luxe, de délicateſſe, de volupté qui énervent vos défenſeurs & ruinent vos eſcadres. Rendez les radoubs, les réparations de vos vaiſſeaux plus rares. Après ces changemens, les fonds actuellement aſſignés pour la marine, ſe trouveront ſuffiſans pour élever à un degré reſpectable cette branche ſi eſſentielle de votre puiſſance. Il eſt même un moyen très-ſimple de la porter plus haut ſans de nouvelles dépenſes ; & le voici.

La France a formé dans le Nouveau-Monde des colonies qui lui envoient chaque année pour cent trente millions de denrées. Un produit ſi conſidérable ne pourroit lui échapper, ſans laiſſer un vuide immenſe dans ſon numéraire, dans ſa population, dans ſon induſtrie, dans ſon revenu public. L’importance de conſerver ces riches établiſſemens a été ſentie ; & pour y parvenir, on a eu recours à des bataillons, à des fortereſſes. L’expérience a prouvé la foibleſſe de cette défenſe. Elle appartient à la marine, & ne peut appartenir qu’à elle. Qu’on mette donc les iſles ſous ſes voiles, & qu’on verſe dans ſes caiſſes ce que coûtoit la protection inſuffiſante qu’on leur accordoit : alors les fonds ordinaires de la marine de France ſe trouveront ſuffiſans pour donner à ſes opérations de la dignité & des avantages.

Telle eſt l’eſpérance de l’Europe. Elle ne croira pas ſa liberté aſſurée juſqu’à ce qu’elle voie voguer ſur l’océan un pavillon qui ne tremble point devant celui de la Grande-Bretagne. Le vœu des nations eſt maintenant pour la puiſſance qui ſaura les défendre contre la prétention d’un ſeul peuple à la monarchie univerſelle des mers ; & il n’y a en ce moment que la France qui puiſſe les délivrer de cette inquiétude. Le ſyſtême de l’équilibre ordonne donc que la cour de Verſailles augmente ſes forces navales, d’autant plus qu’elle ne le peut ſans diminuer ſes forces de terre : alors ſon influence partagée entre les deux élémens, ne ſera plus redoutable ſur aucun qu’à ceux qui voudroient en troubler l’harmonie.

Et puiſſe avant que je meure, cette grande révolution déjà commencée, s’achever à la ſuite de quelques-unes des réformes que j’ai indiquées. Alors j’aurai obtenu la véritable récompenſe de mes veilles. Alors je m’écrierai : Ce n’eſt donc pas en vain que j’ai obſervé, réfléchi, travaillé. Alors je m’adreſſerai au ciel, & je lui dirai : « À préſent tu peux diſpoſer de moi, car mes yeux ont vu la ſplendeur de mon pays, & la liberté des mers reſtituée à toutes les nations ».

Fin du treizième Livre.