Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIII/Chapitre 9

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IX. Idée qu’il faut ſe former des côtes & du ſol de la Guyane.

Cette vaſte contrée, qu’on décora du magnifique nom de France équinoxiale, n’appartient pas toute entière à la cour de Verſailles, comme elle en eut autrefois la prétention. Les Hollandois, en s’établiſſant au Nord & les Portugais au Midi, ont reſſerré les François entre la rivière de Marony & celle de Vincent Pinçon ou d’Oyapock, ce qui forme encore un eſpace de plus de cent lieues.

Les mers, qui baignent cette longue côte, ſont faciles, ouvertes, débarraſſées de tous les obſtacles qui pourraient gêner la navigation. On n’y voit que les deux iſles du Salut, à trois lieues de la terre-ferme. Comme elles ne ſont séparées que par un canal de quatre-vingt toiſes, il ſeroit aifé de les joindre ; & après leur union, elles formeroient un abri ſuffiſant pour les plus grands vaiſſeaux. La nature a tellement diſposé les choſes, qu’il n’en coûteroit que peu pour rendre ce poſte imprenable avec les matériaux qui ſe trouvent ſur les lieux même. De ce port, couvert de tortues une partie de l’année, & placé au vent de l’archipel Américain, une eſcadre pourroit, durant la guerre, voler en ſept ou huit jours au ſecours des poſſeſſions nationales, ou aller attaquer celles des puiſſances ennemies de la France. Nul danger n’eſt à craindre dans ces parages. Les vents ſont généralement favorables pour approcher, autant & ſi peu qu’on veut, des côtes. Si, ce qui eſt infiniment rare, leur ordre eſt interverti, ou qu’il ſurvienne quelque calme, on a la reſſource de mouiller par-tout ſur un fonds excellent.

Ces avantages ſont malheureuſement accompagnés de quelques inconvéniens. Des courans rapides s’oppoſent à l’arrivée des navigateurs. Que ſi, pour les éviter, on approche trop près de la terre, l’eau manque preſque par-tout. On n’en trouve pas même à l’embouchure des rivières qui ne peuvent recevoir que de très-petits bâtimens. Celle d’Aprouague eſt la ſeule qui en ait douze pieds. La, échoués ſur une vaſe molle, les navires peuvent ſe livrer ſans inquiétude à toutes les réparations dont ils ont beſoin. Cependant il leur convient de s’expédier fort vite ; parce que les vers, les eaux bourbeuſes, les pluies & les chaleurs y détruiſent, en fort peu de tems, les vaiſſeaux les mieux conſtruits, les mieux équipés.

Dans cette région, quoique voiſine de l’équateur, le climat eſt très-ſupportable. Cette température peut être attribuée à la longueur des nuits, à l’abondance des brouillards & des rosées. Dans aucun tems, on n’éprouve à la Guyane ces chaleurs étouffantes ſi ordinaires dans tant d’autres contrées de l’Amérique.

Malheureuſement, pendant les ſix premiers mois de l’année & quelquefois plus long-tems, cette colonie eſt abîmée par des déluges d’eau. Ces pluies ſurabondantes dégradent les lieux élevés, inondent les plaines, pourriſſent les plantes, & ſuſpendent ſouvent les travaux les plus preſſés. La végétation eſt alors ſi forte, qu’il ſeroit impoſſible de la retenir dans de juſtes bornes, quelque nombre de bras qu’on employât pour la combattre. À cette calamité en ſuccède une autre. C’eſt une longue séchereſſe qui ouvre la terre & qui la calcine.

Les opinions ſur le ſol de la Guyane ſe contrarièrent très-long-tems. Il eſt aujourd’hui connu que c’eſt le plus ſouvent un tuf pierreux, recouvert de ſables & du débris de quelques végétaux. Ces terres ſont d’une exploitation facile : mais leur produit eſt toujours très-foible, & il ceſſe même après cinq ou ſix ans. Le cultivateur eſt alors réduit à faire de nouveaux défrichemens, qui ont toujours le ſort des premiers. Ceux même qui ſont exécutés dans quelques veines d’un ſol plus profond qu’on trouve par intervalle, n’ont pas une longue durée, parce que les pluies répétées qui tombent en torrens dans cette région, ont bientôt entraîné les ſucs qui pouvoient les fertiliſer.

Ce fut ſur ces maigres campagnes que s’établirent les premiers François qu’une fatale deſtinée pouſſa dans la Guyane. Les générations qui les remplacèrent cherchèrent par-tout des terreins plus féconds, ſans en jamais trouver. Inutilement le fiſc fit ſucceſſivement de grands ſacrifices pour améliorer cette colonie. Ces dépenſes furent inutiles, parce qu’elles ne pouvoient pas changer la nature des choſes. L’exemple des Hollandois qui, après avoir auſſi langui dans le voiſinage ſur les terres hautes, avoient enfin proſpéré ſur des plantations formées dans des marais deſſéchés avec des travaux immenſes, cet exemple ne faiſoit aucune impreſſion. Enfin M. Mallouet, chargé de l’adminiſtration de ce malheureux établiſſement, a lui-même exécuté ce qu’il avoit vu pratiquer à Surinam ; & l’eſpace qu’il avoit arraché à l’océan s’eſt auſſi-tôt couvert de denrées. Ce ſpectacle a donné aux colons une émulation dont on ne les croyoit pas ſuſceptibles ; & ils n’attendent que les bienfaits du gouvernement pour enrichir la métropole de leurs productions.

Ce ſera ſur des plages formées par la dégradation des montagnes & par la mer que ſeront déſormais établies les plantations. Il faudra deſſécher des marais, creuſer des canaux, élever des digues : mais pourquoi les François craindraient-ils d’entreprendre ce qu’ils voient ſi heureuſement exécuté ſur leurs frontières ? Pourquoi la cour de Verſailles ſe refuſeroit-elle à encourager par des avances & des gratifications des défrichemens vraiment utiles ? Des défrichemens ! Voilà des conquêtes ſur le cahos à l’avantage de tous les hommes, & non pas des provinces qu’on dépeuple & qu’on dévaſte pour s’en emparer ; qui coûtent le ſang de deux nations pour n’en enrichir aucune ; qu’il faut garder à grands frais & couvrir de troupes pendant des ſiècles, avant de s’en promettre la paiſible poſſeſſion.

Tout invite le miniſtère de France au parti qu’on oſe lui propoſer. Dans la Guyane, les feux fouterreins, ſi communs dans le reſte de l’Amérique, ſont actuellement éteints. On n’y éprouve jamais de tremblement de terre. Les ouragans n’exercent pas leurs ravages ſur ſes côtes. Son accès eſt rempli de tant de difficultés, qu’on peut prédire qu’elle ne ſera pas conquiſe. Les iſles Françoiſes, au contraire, déjà priſes une fois, attirent les regards, & ſollicitent la cupidité d’une nation vivement aigrie de leur reſtitution. Son chagrin fait préſumer qu’elle ſera toujours diſposée à réparer, par la force des armes, le vice de ſes négociations. La confiance bien fondée qu’elle a dans ſa marine, ne tardera pas peut-être à la précipiter dans une nouvelle guerre, pour reprendre ce qu’elle a rendu, pour étendre plus loin ſes uſurpations. Si la fortune ſecondoit encore ſes efforts ; ſi un peuple encouragé par des victoires, dont les citoyens recueillent ſeuls tout l’avantage, l’emportoit toujours ſur une nation qui ne combat que pour ſes rois : ce ſeroit du moins une grande reſſource que la Guyane, où l’on cultiveroit toutes les productions dont l’habitude a donné le beſoin, & pour leſquelles il faudroit payer un énorme tribut à l’étranger, ſi les colonies nationales ne pouvoient les fournir.

Le deſſèchement des côtes de la Guyane exigeroit des travaux longs & difficiles. Où prendre les bras néceſſaires pour l’exécution de cette entrepriſe ?