Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 11

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XI. Événemens arrivés dans Antigoa. Productions & charges de cette iſle. Importance dont elle eſt pour la Grande-Bretagne.

Antigoa qui a une forme circulaire & environ vingt milles de long, fut trouvée tout-à-fait déſerte par le petit nombre de François qui s’y réfugièrent, lorſqu’en 1628 ils furent chaſſés de Saint-Chriſtophe par les Eſpagnols. Le défaut de ſources qui, ſans doute, avoit empêché les ſauvages de s’y établir, en fit ſortir les nouveaux réfugiés, auſſi-tôt qu’ils purent regagner leurs premières habitations. Quelques Anglois, plus entreprenans que les François & les Caraïbes, ſe flattèrent de ſurmonter ce grand obſtacle, en recueillant dans des citernes l’eau de pluie ; & ils s’y fixèrent. On ignore en quelle année précisément fut commencé cet établiſſement : mais il eſt prouvé qu’au mois de janvier 1640, on y voyoit une trentaine de familles.

Ce nombre n’étoit guère augmenté, lorſque le lord Willoughby, à qui Charles II venoit d’accorder la propriété d’Antigoa, y fit paſſer à ſes frais, en 1666, un aſſez grand nombre d’habitans. Le tabac, l’indigo, le gingembre, qui ſeuls les occupoient, ne les auroient jamais vraiſemblablement enrichis, ſi le colonel Codrington n’eût porté en 1680 dans l’iſle, qui étoit rentrée au domaine de la nation, une ſource de proſpérité par l’introduction du ſucre. Celui qu’elle produiſit d’abord fut noir, acre & groſſier. On le dédaignoit en Angleterre ; & il ne trouvoit des débouchés qu’en Hollande & dans les villes Anséatiques, où il ſe vendoit beaucoup moins que celui des autres colonies. Le travail plus opiniâtre, l’art plus ingénieux que la nature n’eſt rebelle, donnèrent avec le tems à cette denrée ce qui lui manquoit de prix & de perfection. L’ambition de tous fut alors de la multiplier. Ce ſoin occupoit trois mille cinq cens trente-huit blancs & vingt-ſept mille quatre cens dix-huit noirs en 1741. Depuis cette époque, le nombre des hommes libres a beaucoup diminué, & celui des eſclaves s’eſt accru conſidérablement. Leurs travaux réunis font naître dix-huit ou vingt millions peſant de ſucre brut & une quantité de auſſi proportionnée. Ce revenu diminue conſidérablement dans les années trop ſouvent répétées, où la séchereſſe afflige la colonie qui, par cette raiſon, eſt fort endettée.

C’eſt à Saint-Jean, ſitué à l’oueſt de l’iſle, que ſont tous les tribunaux. C’eſt auſſi dans ce bourg que s’eſt concentrée la plus grande partie du commerce. Malheureuſement ſon port eſt fermé par une barre ſur laquelle il ne reſte que douze pieds d’eau. Si elle diminue encore, les navigateurs prendront leur chargement au nord de la colonie, dans la rade de Parham, beaucoup meilleure que celle qu’ils fréquentent, mais infiniment moins commode pour la réunion des denrées.

Un grand intérêt doit exciter l’Angleterre à prévenir par tous les moyens poſſibles, la décadence d’un ſi précieux établiſſement. C’eſt l’unique boulevard des nombreuſes & petites iſles qu’elle occupe dans ces parages. Toutes ont les yeux fixés ſur Antigoa & ſur le Havre Anglois, port excellent où mouillent les forces navales chargées de leur sûreté, & où les eſcadres trouvent réunis dans des arſenaux & des magaſins très-bien entendus, les objets néceſſaires pour aſſurer leurs opérations. L’entretien des médiocres fortifications qui entourent les deux principales rades ; une partie de la ſolde des ſix cens hommes chargés de leur défenſe ; les frais qu’entraîne l’artillerie : ces dépenſes ſont à la charge de la colonie, & abſorbent les deux tiers des 272 582 liv. qu’elle eſt obligée de demander annuellement à ſes habitans.

C’eſt un trop grand fardeau. Pour en diminuer le poids, l’aſſemblée de l’iſle imagina de mettre une taxe ſur tous ceux de ſes propriétaires qui réſideroient en Europe : mais la métropole annula un règlement qui bleſſoit ouvertement la liberté individuelle.

Alors la colonie ordonna que les cultivateurs auroient à l’avenir ſur leurs plantations un blanc ou deux blanches pour chaque trentaine de noirs. Cette loi qui fut adoptée par pluſieurs autres iſles n’eſt guère obſervée, parce qu’il en coûte moins cher pour la violer que pour entretenir des êtres libres dont les ſoins ne ſont pas indiſpenſables. Auſſi les amendes réglées, pour en punir la tranſgreſſion, ſont-elles devenues une des plus grandes reſſources du tréſor public de cet établiſſement.

Son corps légiſlatif a quelquefois montré un courage remarquable. Les iſles Angloiſes n’ont point de monnoies qui leur ſoient propres. Celles qu’on y voit circuler ſont toutes étrangères. La métropole crut en devoir régler la valeur au commencement du ſiècle. Cet arrangement fut jugé contraire à l’intérêt de la colonie qui les établit elle-même ſur un pied plus haut. Il étoit raiſonnable de penſer que le parlement annuleroit un acte ſi contraire à ſon autorité. Les avocats s’engagèrent, ſi cet événement arrivoit, de ne jamais prêter leur miniſtère à aucun de ceux qui auroient refusé de prendre les eſpèces au prix fixé par l’aſſemblée.

Une autre occaſion développa encore mieux l’eſprit qui régnoit à Antigoa. Son gouverneur, le colonel Pach, bravant également les loix, les mœurs & les bienséances, ne connoiſſoit ni frein ni meſure. La colonie demanda & obtint ſon rappel. Comme il ne ſe ditpoſoit pas à partir, pluſieurs des plus conſidérables habitans allèrent lui faire de très-vives repréſentations ſur cette eſpèce de déſobéiſſance. Ses gardes les repouſſent avec brutalité. On prend les armes. Le tyran eſt attaqué dans ſa maiſon, & meurt percé de mille coups. Son cadavre jeté nud dans la rue, eſt mutilé par ceux dont il avoit déſhonoré la couche. La métropole, plus touchée des droits ſacrés de la nature, que jalouſe de ſon autorité, détourne les yeux d’un attentat que ſa vigilance auroit dû prévenir, mais dont l’équité ne lui permettoit pas de tirer vengeance. Ce n’eſt que la tyrannie qui, après avoir excité la rébellion, veut l’éteindre dans le ſang des opprimés. Le machiavéliſme, qui enſeigne aux princes l’art de ſe faire craindre & déteſter, leur ordonne d’étouffer les victimes dont les cris importunent. L’humanité preſcrit aux rois la juſtice dans la légiſlation, la douceur dans l’adminiſtration, la modération pour ne pas occaſionner les ſoulèvemens, & la clémence pour les pardonner. La religion ordonne l’obéiſſance aux peuples : mais avant tout, Dieu commande aux princes l’équité. S’ils y manquent, cent mille bras, cent mille voix s’élèveront contre un ſeul homme, au jugement du ciel & de la terre.

Le conſeil d’Antigoa n’étend pas ſa juriſdiction ſur les iſles voiſines qui ont toutes leurs aſſemblées particulières : mais ſon chef l’eſt auſſi des autres, excepté de la Barbade, qui, à cauſe de ſa poſition & de ſon importance, a mérité d’être diſtinguée. Ce commandant général doit faire tous les ans l’inſpection des lieux ſoumis à ſon autorité ; & c’eſt par Montſerrat qu’il commence ordinairement ſa tournée.