Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 13

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XIII. Mœurs anciennes & état actuel de l’iſle de Nieves.

L’opinion la plus généralement reçue eſt que cette iſle fut occupée en 1628 par les Anglois. Ce n’eſt proprement qu’une montagne très-haute, & d’une pente douce, couronnée par de grands arbres. Les plantations règnent tout autour ; & commençant au bord de la mer, s’élèvent preſque juſqu’au ſommet. Mais à meſure qu’elles s’éloignent de la plaine, leur fertilité diminue, parce que leur ſol devient plus pierreux. Cette iſle eſt arrosée de nombreux ruiſſeaux. Ce ſeroit des ſources d’abondance, ſi dans les tems d’orages il ne ſe changeoient en torrens, n’entraînoient les terres, & ne détruiſoient les tréſors qu’ils ont fait naître.

La colonie de Nièves fut un modèle de vertu, d’ordre & de piété. Elle dut ces mœurs exemplaires aux ſoins paternels de ſon premier gouverneur. Cet homme unique excitoit, par ſa propre conduite, tous les habitans à l’amour du travail, à une économie raiſonnable, à des délaſſemens honnêtes. Celui qui commandoit, ceux qui obéiffoient : tous n’avoient pour règle de leurs actions, que la plus rigide équité. Les progrès de ce ſingulier établiſſement furent ſi conſidérables, que quelques relations n’ont pas craint d’y compter juſqu’à dix mille blancs, juſqu’à vingt mille noirs. Le calcul d’une pareille population, ſur un terrein de deux lieues de long & d’une de large, fut-il très-exagéré, n’en ſuppoſe pas moins un effet extraordinaire, mais infaillible, de la proſpérité qui ſuit la vertu dans les ſociétés bien policées.

Cependant la vertu même ne met ni l’homme iſolé, ni les peuples, à l’abri des fléaux de la nature, ou des injures de la fortune. En 1689, une affreuſe mortalité moiſſonna la moitié de cette heureuſe peuplade. Une eſcadre Françoiſe y porta le ravage en 1706, & lui ravit trois ou quatre mille eſclaves. L’année ſuivante, la ruine de cette iſle fut conſommée par le plus furieux ouragan dont on ait conſervé le ſouvenir. Depuis cette ſuite de déſaſtres, elle s’eſt un peu relevée. On y voit ſix cens hommes libres & cinq mille eſclaves, dont les impoſitions ne paſſent pas 45 000 livres, & qui envoient à l’Angleterre trois ou quatre millions peſant de ſucre brut, que les navigateurs chargent en totalité ſous les murs de la jolie ville de Charles-Town. Peut-être ceux qui s’affligent le plus de la deſtruction des Américains & de la ſervitude des Africains, ſeroient-ils un peu conſolés, ſi les Européens étoient par-tout auſſi humains que les Anglois l’ont été à Nièves ; ſi les iſles du Nouveau-Monde étoient toutes auſſi-bien cultivées à proportion : mais la nature & la ſociété voient peu de ces prodiges.