Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 43

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XLIII. Plan conçu par le miniſtère Britannique, pour rendre floriſſantes les trois iſles autrefois neutres.

Après avoir parlé séparément de chacune des trois iſles neutres acquiſes à l’Angleterre par le traité de 1763, il convient d’expoſer les moyens que cette puiſſance a cru devoir employer pour tirer des avantages ſolides de ſes proſpérités.

D’abord le gouvernement jugea qu’il lui convenoit de vendre les différentes portions du ſol étendu que les ſuccès de la guerre lui avoient donné. Si elles avoient été gratuitement accordées, la faveur & l’intrigue les euſſent obtenues ; & de long-tems elles n’euſſent été utiles. Mais la nation étoit bien aſſurée que tout citoyen qui auroit employé une partie de ſes capitaux à l’acquiſition d’un fonds, feroit les dépenſes néceſſaires pour mettre en valeur ſa propriété.

Cependant, les nouvelles plantations demandent tant de dépenſes en bâtimens, en beſtiaux, en eſclaves, qu’il pouvoit être funeſte d’exiger tout-à-coup le prix des terres concédées. Cette conſidération fit régler que l’acheteur ne ſeroit tenu de donner que vingt pour cent dans le premier moment ; dix pour cent chacune des deux années ſuivantes ; & enfin vingt pour cent les autres années, juſqu’à la fin de ſon paiement. Il devoit être déchu de tous ſes droits, ſi, aux époques fixées, il ne rempliſſoit pas ſes obligations. Pour adoucir ce que cette loi pouvoit avoir de trop rigoureux, on laiſſa au cultivateur la liberté de convertir ſa dette en une rente perpétuelle. Ce cens même ne devoit commencer que douze mois après le défrichement.

Comme dans les iſles depuis long-tems poſſédées par l’Angleterre, la trop vaſte étendue des héritages avoit viſiblement diminué la maſſe des productions, on crut devoir prendre des meſures pour éloigner ce déſordre des acquiſitions nouvelles. Il fut ſtatué que perſonne ne pourroit acquérir plus d’une plantation, & que la plus grande n’excéderoit pas cinq cens acres. On la borna même à trois cens pour la Dominique, dont la poſition & la deſtination exigeoient un plus grand nombre d’Européens. L’autorité arrêta encore que ſur chaque centaine d’acres, il en ſeroit défriché cinq tous les ans, juſqu’à ce que la moitié de l’habitation eût été miſe en valeur ; & que ceux qui n’auroient pas rempli cette obligation, devroient une amende de cent douze livres dix ſols toutes les années, pour chaque acre de terre qui n’auroit pas été cultivé dans le tems preſcrit. Chaque colon fut de plus aſſervi à mettre ſur ſon territoire un blanc ou deux blanches pour chaque centaine d’acres, ſous peine de payer tous les ans au fiſc neuf cens francs pour chaque homme, & la moitié de cette ſomme pour chaque femme qui manqueroit au nombre qu’il devoit avoir.

Cette dernière précaution devoit donner quelque conſiſtance aux nouveaux établiſſemens : mais on jugea qu’un jour ils auroient beſoin de plus grandes forces. Pour les leur procurer de bonne heure, des conceſſions gratuites, depuis dix juſqu’à trente acres, furent ordonnées en faveur des pauvres qui voudroient ſe fixer dans les iſles. C’étoit aſſez de terrein pour les faire vivre par le travail dans une aiſance qu’ils n’auroient jamais connue dans l’ancien hémiſphère. La crainte qu’ils ne prêtaſſent leur nom à quelque homme avide, ou ne lui vendiſſent enſuite leur propriété, fit ſtatuer qu’ils ſeroient tenus de prendre eux-mêmes poſſeſſion du ſol trois mois après qu’il leur auroit été donné, d’y habiter douze mois de ſuite, & de le garder ſept ans entiers. Leur petit lot devoit être exempt de tout droit pendant quatre années. Après ce terme ils devoient un cens de douze ſols pour chacun des acres qui ſeroient en valeur, & deux livres cinq ſols pour ceux qui reſteroient incultes.

Les iſles Angloiſes ſe plaignoient depuis long-tems de manquer de pluie, parce que toutes les forêts y avoient été abattues. Afin de prévenir cet inconvénient dans les nouvelles poſſeſſions, les commiſſaires eurent ordre de réſerver à la couronne les bois néceſſaires pour attirer des nuages, & pour entretenir l’humidité, dont toutes les plantes propres à l’Amérique ont plus ou moins beſoin.

Enfin, aucune des ſommes que la vente des terres pourroit rendre, ne devoit tourner au profit du fiſc. Elles devoient être toutes conſacrées à des chemins, à des fortifications, à des objets utiles à ces iſles.

Il reſtoit à régler le ſort des François établis en grand nombre à la Dominique & à Saint-Vincent. Ces cultivateurs n’avoient aucune inquiétude ſur leur propriété. Ils l’avoient obtenue ou achetée des Indiens, & y avoient été confirmés par le gouvernement de la Martinique qui, en reconnoiſſance, exigeoit d’eux un léger tribut. Le premier de ces titres ne pouvoit être d’aucun poids aux yeux de la puiſſance conquérante ; & le ſecond étoit manifeſtement contraire aux conventions des cours de Londres & de Verſailles, qui s’étoient engagées, à ne pas permettre que leurs ſujets reſpectifs s’établiſſent dans ces iſles neutres.

Auſſi l’attente des hommes actifs qui devoient accélérer les progrès de deux colonies qu’ils avoient ſu fonder, fut-elle entièrement trompée. Soit que le miniſtère Britannique craignît de dégoûter les Anglois, en leur faiſant payer un terrein que leurs anciens rivaux auroient continué à poſſéder gratuitement ; ſoit qu’on déſirât de ſe débarraſſer de ceux de ces étrangers que leur religion & leurs habitudes pouvoient attacher trop fortement à leur première patrie, il fut réglé que les François ne jouiroient à l’avenir de leurs plantations qu’à bail perpétuel.

Cette dureté ſi contraire aux maximes d’une ſaine politique, les diſperſa. L’émigration ne fut pas pourtant univerſelle. Après la première humeur du mécontement, les plus ſages comprirent qu’ils gagneroient encore plus à racheter les terres dont ils jouiſſoient, qu’à s’aller établir ſur un nouveau ſol dont le fonds ne leur coûteroit rien.