Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 47

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XLVII. Moyen le plus propre à multiplier les productions de l’archipel de l’Amérique.

Rien ne ſeroit plus propre à avancer cet heureux période, que le ſacrifice du commerce excluſif, que ſe ſont réſervé toutes les nations, chacune dans les colonies qu’elle a fondées. La liberté illimitée de naviguer aux iſles, exciteroit les plus grands efforts, échaufferoit les eſprits par une concurrence générale. Les hommes qui, oſant invoquer l’amour du genre-humain, puiſent leurs lumières dans ce feu ſacré, ont toujours fait des vœux pour voir tomber les barrières qui interceptent la communication directe de tous les ports de l’Amérique, avec tous les ports de l’Europe. Les gouvernemens qui, preſque tous corrompus dans leur origine, ne peuvent ſe conduire par les principes de cette bienveillance univerſelle, ont cru que des ſociétés, fondées la plupart ſur l’intérêt particulier d’une nation ou d’un ſeul homme, devoient reſtreindre à leur métropole toutes les liaiſons de leurs colonies. Ces loix prohibitives, ont-ils dit, aſſurent à chaque nation commerçante de l’Europe, la vente de ſes productions territoriales, des moyens pour ſe procurer des denrées étrangères dont elle a beſoin, une balance avantageuſe avec toutes les autres nations commerçantes.

Ce ſyſtême, après avoir été jugé long-tems le meilleur, s’eſt vu vivement attaqué, lorſque la théorie du commerce a franchi les entraves des préjugés. Aucune nation, a-t-on dit, n’a dans ſa propriété de quoi fournir à tous les beſoins que la nature ou l’imagination donnent à ſes colonies. Il n’y en a pas une ſeule qui ne ſoit obligée de tirer de l’étranger de quoi compléter les cargaiſons qu’elle deſtine pour ſes établiſſemens du Nouveau-Monde. Cette néceſſité met tous les peuples dans une communication, du moins indirecte, avec ces poſſeſſions éloignées. Ne ſeroit-il pas raiſonnable d’éviter la route tortueuſe des échanges, & de faire arriver chaque choſe à ſa deſtination par la ligne la plus droite ? Moins de frais à faire, des conſommations plus conſidérables, une plus grande culture, une augmentation de revenu pour le fiſc : mille avantages dédommageroient les métropoles du droit excluſif qu’elles s’arrogent toutes à leur préjudice réciproque.

Ces maximes ſont vraies, ſolides, utiles : mais elles ne ſeront pas adoptées. En voici la raiſon. Une grande révolution ſe prépare dans le commerce de l’Europe ; & elle eſt déjà trop avancée pour ne pas s’accomplir. Tous les gouvernemens travaillent à ſe paſſer de l’induſtrie étrangère. La plupart y ont réuſſi ; les autres ne tarderont pas à s’affranchir de cette dépendance. Déjà les Anglois & les François, qui ſont les grands manufacturiers de l’Europe, voient refuſer de toutes parts leurs chefs-d’œuvre. Ces deux peuples qui ſont en même tems les plus grands cultivateurs des iſles, iront-ils en ouvrir les ports, à ceux qui les forcent, pour ainſi dire, à fermer leurs boutiques ? Plus ils perdront dans les marchés étrangers, moins ils voudront conſentir à la concurrence dans le ſeul débouché qui leur reſtera. Ils travailleront bien plutôt à l’étendre, pour y multiplier leurs ventes, pour en retirer une plus grande quantité de productions. C’eſt avec ces retours qu’ils conſerveront leur avantage dans la balance du commerce, ſans craindre que l’abondance de ces denrées les faſſe tomber dans l’aviliſſement. Le progrès de l’induſtrie dans notre continent, ne peut qu’y faire augmenter la population, l’aiſance, & dès-lors, la conſommation & la valeur des productions qui viennent des Antilles.