Histoire philosophique et politique des établissemens et du commerce des Européens dans les deux Indes/Livre XIV/Chapitre 5

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V. Moyen employé par la métropole, pour s’aſſurer toutes les productions de ſes iſles.

Cependant la métropole n’avoit qu’une part très-bornée aux proſpérités de ſes colonies. Elles répandoient elles-mêmes directement leurs denrées par-tout où elles en eſpéroient un meilleur débit ; & les navigateurs de toutes les nations étoient indiſtinctement reçus dans leurs ports. Cette liberté illimitée livroit preſqu’entièrement ce commerce à un peuple voiſin, qui à raiſon du bas intérêt de ſon argent, de l’abondance de ſes capitaux, du nombre de ſes navires, de la médiocrité de ſes droits d’entrée & de ſortie, pouvoit faire de meilleures conditions au vendeur & à l’acheteur. La Hollande étoit ce peuple. Elle réuniſſoit tous les avantages d’une armée ſupérieure qui, toujours maîtreſſe de la campagne, a toutes ſes opérations libres. Elle s’empara bientôt du profit de tant de productions qu’elle n’avoit ni plantées, ni moiſſonnées. On voyoit dans les iſles Angloiſes, dix de ſes vaiſſeaux pour un navire Anglois.

Ce déſordre avoit peu occupé la nation durant le tems que les guerres civiles l’avoient bouleversée : mais auſſi-tôt qu’eurent ceſſé ces troubles & ces orages qui l’avoient conduite au port par la violence même des vents & des courans, elle jeta ſes regards au-dehors. Elle vit que ceux de ſes citoyens, qui s’étoient comme ſauvés dans le Nouveau-Monde, ſeroient perdus pour l’État, ſi les étrangers qui dévoroient le fruit de ſes colonies, n’en étoient exclus. Cette réflexion approfondie & méditée, fit éclore en 1651 ce fameux acte de navigation qui, n’ouvrant qu’au pavillon Anglois l’entrée des iſles Angloiſes, en devoit faire exporter directement toutes les productions dans les pays ſoumis à la nation. Le gouvernement qui preſſentoit & bravoit les inconvéniens de cette excluſion, n’enviſageant l’empire que comme un arbre, crut devoir faire refluer vers le tronc, des ſucs qui ſe portoient avec trop d’abondance dans quelques branches.

Toutefois on ne pourſuivit pas à la rigueur l’obſervation de cette loi gênante. Peut-être les navires marchands de la métropole n’étoient-ils pas aſſez multipliés pour enlever toutes les productions des iſles ? Peut-être craignit-on d’aigrir ces colonies en privant ſubitement leurs rades d’une concurrence qui augmentoit le prix des denrées ? Peut-être les plantations avoient-elles encore beſoin de quelque tolérance pour porter leurs cultures au point où on les déſiroit ? Ce qui eſt sûr, c’eſt que l’acte de navigation ne fut sévèrement exécuté qu’en 1660. À cette époque, les ſucres Anglois avoient remplacé les ſucre Portugais dans tout le nord de l’Europe. On peut croire qu’ils l’auroit également ſupplanté au midi, ſi l’obligation imposée aux navigateurs d’aborder dans les ports Britanniques, avant de paſſer le détroit de Gibraltar, n’avoit mis des obſtacles inſurmontables à ce commerce. Il eſt vrai que pour acquérir cette ſupériorité ſur la ſeule nation qui fût en poſſeſſion de cette denrée, les Anglois avoient été obligés de baiſſer conſidérablement les prix : mais l’abondance des récoltes les dédommageoit avantageuſement de ce ſacrifice. Si le ſpectacle de cette fortune encourageoit d’autres peuples à cultiver, du moins, pour leur conſommation, l’Angleterre s’ouvroit de nouveaux débouchés qui rempliſſoient le vuide des anciens. Le plus grand malheur qu’elle éprouva dans une longue ſuite d’années, ce fut de voir beaucoup de ſes cargaiſons enlevées & vendues à vil prix par des corſaires François. Le cultivateur en reſſentoit le double inconvénient de perdre une partie de ſes ſucres, & de n’en débiter l’autre qu’au-deſſous de ſa valeur.